dimanche 6 janvier 2013

Pourquoi photographie-t-on ?

Pourquoi photographie-t-on? Cette question est moins innocente qu'il n'y paraît, aussitôt que l'on se convainc qu'au delà de la diversité des démarches particulières et de leurs motivations diverses, il y a un substrat commun qui lie tous les photographes dans leur volonté de photographier. Quel est ce substrat, quel est le fondement du désir de photographier? – voilà ce que cette question invite à penser.

Je voudrais essayer de décrire ici l’expérience vécue de la photographie, telle que les photographes la vivent. Je voudrais esquisser une sorte de phénoménologie de l'acte photographique.

Le premier motif qui vient à l'esprit, et qui semble assez fédérateur pour gagner l'assentiment de tous les photographes, des plus modestes amateurs du dimanche aux plus passionnés, aux plus virtuoses, est celui du rapport au temps. Nous avons vu que l'image photographique tire sa spécificité de sa capacité à arrêter le temps du monde qu'elle représente. Cette volonté est teintée de la nostalgie du temps qui passe; c'est une tentative – quoique naïve et un peu vaine –, d'exorciser la mort. Comme le remarquait Roland Barthes, nos albums de famille sont des nécrologies.

Mais cette évidence n'explique pas pourquoi la photographie peut se muer en passion, en désir insatiable de saisir et de collectionner des images, en véritable pathos, par la volonté têtue de toujours vouloir photographier, d'établir le recensement visuel de son univers, même le plus banal. Cela n'explique pas que l'on s'encombre d'un appareil photographique à chaque sortie, même sans but, de peur de «manquer quelque chose», de peur de n'avoir pas le moyen de saisir l'inattendu visuel qui s'impose comme devant être photographié. La volonté d'exorciser la mort n'est pas le motif premier de ces démarches-là; on ne constitue pas son album de famille avec une telle passion.

Quel est alors la nature de cette passion, ce pathos de la photographie?

Écoutons un photographe parler de son obsession à photographier : «La photo en tant qu'obsession dévorante permet de lutter contre le véritable ennemi qu'est l'ennui. On le prend en photo et il disparaît. Un boîtier en permanence à l'épaule permet de transformer la réalité en une excitante chasse à l'image quotidienne. La visite chez l'épicier du coin, la promenade le long des quais, les embouteillages dans le métro, la queue devant les cinémas, tout devient sujet, tout est sujet». (Michel Folco, dans le recueil Gamma/Nikon. Fernand Nathan, Paris 1978 – p. 58).

Michel Folco a raison : l'ennui est ce qui inhibe la photographie. Peut-on photographier quelque chose qui soit ennuyeux? La réponse est non, et notre photographe nous dit déjà pourquoi : «on le prend en photo et il disparaît». Que veut-il dire par là? C'est qu'au moment de photographier, on a déjà dépassé l'ennui.

Un monde familier, ordinaire, quotidien, est le terreau le plus ordinaire de l'ennui. C'est un monde «où il ne se passe rien», où «il n'y a rien d'intéressant». Cette indifférence uniforme des choses qui nous entourent dans notre quotidien est la source de cette inappétence qui nous empêche de le photographier, c'est l'origine de cette platitude que l'on renonce à reproduire en image. L'ennui, c'est comme le négatif du pathos de la photographie.

Le quotidien, terreau de l'ennui, est un monde trop familier pour étonner encore. De là son indifférenciation qui en fait un désert photographique. Ce monde qui nous entoure, nous ne le voyons plus vraiment; il est caractérisé par son invisibilité. Comme tel, il n'est bien sûr pas photographiable.

Comment surmonter ce sentiment d'indifférenciation? Principalement, en mettant le monde en spectacle. C'est ce que fait Michel Folco aussitôt qu'il porte son appareil photographique en bandoulière. Le seul fait de porter l'appareil à la main établit d'emblée une distance entre le photographe et son monde. Le quotidien, soudain, se doit d'être vu autrement, c'est-à-dire qu'il doit se dépouiller de sa quotidienneté justement. Dans le monde de la quotidienneté, ce sont nos préoccupations de tous les jours qui prévalent : aller chez l'épicier, se presser à son rendez-vous, assurer les besoins de la famille... Mais à porter un appareil photographique, ce quotidien, soudain, s'estompe : les préoccupations ne disparaissent sans doute pas entièrement, mais elles se retirent en coulisse au profit d'une autre préoccupation, nouvelle, singulière : celle qui consiste à faire de ce quotidien le motif de photographies.

Plante verte. Xitang, Chine 2009

Qu'est-ce que cela signifie? Essentiellement ceci : il y a rupture avec la quotidienneté du monde par la mise entre parenthèses des préoccupations ordinaires. Sans ces dernières, le monde perd de son indifférenciation, de son ennui, pour acquérir un aspect nouveau, autre, étranger et donc, étrange. La rupture avec la quotidienneté entraîne une découverte de l'étrangeté du monde. Nous nous dépouillons de notre engagement quotidien dans le monde pour le regarder d'un point de vue plus distant : c'est un acte de transcendance. Nous constituons le monde en spectacle; par là, il devient potentiellement photographiable.

Pourquoi alors peut-on être amené à le photographier? La découverte de son étrangeté entraîne une expérience que l'on peut décrire comme de l'étonnement. À partir du moment où le monde devient étonnant, il devient digne d'être photographié. Le désir de photographier se trouve là, dans cet étonnement que l'on veut partager, sûrs de ce que les autres ne le voient pas de cette manière. C'est un acte déictique, c'est-à-dire qui montre du doigt : «Eh! Voyez ça là! Regardez comme c'est étonnant, voyez comme c'est étrange! N'est-ce pas beau!»

Poissons rouges. Zouzhuang, Chine 2009

Quand cette expérience s'impose comme un vécu bouleversant, on ne demande qu'à la réitérer, tant est fort son pouvoir de régénération du regard, tant est fascinante la compréhension du monde qu'elle propose. Ainsi naît, je pense, le pathos pour la photographie.




En bref, pourquoi photographie-t-on ?
  • Pour exorciser la nostalgie du temps qui passe
  • Pour rappeler l'expérience émotionnelle de la découverte de l'étrangeté du monde
  • Pour partager cette expérience avec les autres
  • Pour donner sens aux choses; pour extraire l'ordre et la beauté du chaos du monde ou, au contraire, pour en souligner l'absurdité.
Certains points auront à être illustrés ou éclaircis davantage, mais j'achève ce message ici de peur qu'il ennuie. J'aurai l'occasion d'y revenir dans d'autres contextes.