jeudi 28 mars 2013

La définition sociale de la photographie

On ne peut rien fonder sur l'opinion :
il faut d'abord la détruire.

Gaston Bachelard

La photographie partage avec la musique le privilège de créer des œuvres que tous, ou presque, peuvent entendre. Les particularismes culturels ou linguistiques ne représentent pas un obstacle infranchissable pour la compréhension de ses œuvres. Cette universalité originelle fait que la photographie se trouve être partagée par la plupart des hommes, la pratiquant ou non, acteurs comme spectateurs. Elle constitue donc ainsi ce que l'on a coutume de nommer «un phénomène social».

Ce phénomène se manifeste dès la deuxième moitié du XIXe siècle, quand la photographie, sortie des laboratoires et des ateliers de bricoleurs de génie, arrivée à un degré de maturité suffisant, se trouva par là même «popularisée». D'abord reconnue comme technique nouvelle dans l'art du portrait – supplantant définitivement la peinture dans cette discipline –, elle élargit rapidement son champ d'action et ses domaines de compétence pour embrasser toute la sphère du visuel. Grâce à de décisives innovations techniques, elle se trouva bientôt être à la portée de tous. Cette évolution se vérifie jusqu'à nos jours. Parvenue à ce degré extrême de popularité, il n'était pas étonnant qu'elle devait alors susciter l'intérêt des sociologues.

La première étude majeure en ce sens est, à ma connaissance, celle de Gisèle Freund. L'impact de la photographie sur la société fut l'objet de ses thèses universitaires. Elles firent l'objet d'une publication, en 1936, sous le titre La photographie en France au dix-neuvième siècle (La maison des amis des livres Adrienne Monnier, Paris - rééditée chez Christian Bourgois en 2011). On retrouve les principales idées de cette auteure dans un ouvrage plus général et plus complet (s'étendant à l'époque d'après-guerre) qu'elle publia plus tard sous le titre Photographie et société (Seuil, Paris 1974). Les ouvrages de Gisèle Freund ont ceci d'intéressant que leur auteure était elle-même photographe, ceci leur conférant une pertinence et une sensibilité aux questions débattues uniques dans la littérature des sciences humaines consacrées à la photographie. Ce qui ne disqualifie nullement les autres points de vue, naturellement.

Parmi ces derniers, je voudrais épingler plus particulièrement celui d'une équipe de sociologues menée sous la direction de Pierre Bourdieu. Leurs études fit l'objet d'un ouvrage sur «Les usages sociaux de la photographie» sous le titre Un Art moyen, parut en 1965 aux Éditions de Minuit, à Paris.

Dans cet ouvrage, Pierre Bourdieu et ses collaborateurs se proposent de mesurer en quoi la pratique et les usages de la photographie sont déterminés socialement. Ces derniers, assurent-ils, répondent à une définition sociale de la photographie qui leur dicte les pratiques (comment et en quelles circonstances photographier), les usages (que faire des photographies, quel rôle social leur assigner) et les objets (que photographier) de la photographie. Cette perspective constitue un renversement complet de celle que Gisèle Freund avait adoptée : là où la sociologue-photographe s'interrogeait sur l'impact de la photographie sur la société, l'équipe de Pierre Bourdieu cherche à mesurer l'impact de la société sur la photographie.

La définition sociale de la photographie s'érige comme un corpus de règles, ou comme une norme, encadrant strictement tous les aspects de la praxis photographique : «Les normes qui organisent la saisie photographique du monde selon l'opposition entre le photographiable et le non-photographiable sont indissociables du système de valeurs implicites propres à une classe, à une profession ou à une chapelle artistique, dont l'esthétique photographique ne constitue jamais qu'un aspect, lors même qu'elle prétend, désespérément, à l'autonomie» (Un Art moyen, op. cit., pp. 24-25). C'est cette définition sociale qui fait que nous photographions nos séjours de vacances, les «beaux» paysages et les «beaux» monuments, les événements heureux de notre vie, nos enfants... C'est elle qui assure le succès toujours renouvelé de la photographie de mariage (pourquoi n'y a-t-il pas de photographie de divorce? - parce que la société ne valorise pas l'échec)... C'est elle qui dicte au photojournaliste la personne ou l'événement à photographier, les gestes et mimiques qui symbolisent l'idée que la société s'est forgée de ces objets pour les encadrer d'un sens prédéfini... C'est elle encore qui promulgue les canons de l'image publicitaire, dont les «audaces» ne sont jamais que les bornes d'une frontière que la société s'est elle-même tracée et refuse à transgresser... C'est elle toujours qui définit le beau et le laid, le décent et l'indécent, l'artistique et le trivial, le photographiable et le non-photographiable. La définition sociale de la photographie, c'est la dictature du «on» qui rejette et interdit tout ce qu'il ne peut catégoriser, canaliser, apprivoiser, domestiquer, neutraliser...

Cette emprise du «on» est d'autant plus solide et totale que son influence demeure, la plupart du temps, inconsciente. Ses insinuations sont persuasives : je photographie telle scène que «je» trouve intéressante - mais qui se révèle, in fine, répétition servile d'un cliché socialement homologué. J'ai obéi au «on» qui a décrété cette scène intéressante. Et cette persuasion clandestine est d'autant plus résolue que l'on croit y échapper. Sur l'échelle de la conscience photographique et des compétences associées – novice, amateur occasionnel, amateur expert, professionnel, artiste reconnu –, chaque échelon supérieur croit, du seul fait de se savoir «au-dessus», pouvoir échapper à la naïveté du précédent – sans prendre conscience que, dans ce positionnement, il ne fait qu'entériner une autre praxis, socialement définie elle aussi. Il retombe dans une naïveté non moins aliénante que celle à laquelle il pensait échapper.

Mais, peut-on réduire la praxis photographique à ce que sa définition sociale en décide? Cela reviendrait à accepter et à tenir pour vrai le discours de ce sociologisme grossier. Les faits sont plus complexes que le sociologue ne les imagine. En tant que spécialiste, il a décidé de restreindre son champ d'observation conformément aux statuts de sa discipline et donc, de limiter aussi la palette des concepts explicatifs qu'il engagera. Dans tout l'ouvrage de Pierre Bourdieu, on chercherait en vain l'exposition du motif premier qui pousse à photographier – hormis celui, un peu court, du mimétisme social. Il part du constat que la photographie existe, déjà constituée comme une pratique reconnue par la société, exercée de telle ou telle manière par tel ou tel groupe social. Il ne va pas au-delà, ou en-deçà, de ce fait brut. Il manque alors ce motif fondamentalement émotionnel, ou affectif, qui pousse à se saisir d'un appareil photographique; il manque la description de ce rapport au monde singulier qui fait que l'on devient photographe. Le sociologue prend ici l'effet pour la cause en refusant de voir que ses déterminismes sociaux sensés tout expliquer sont eux-mêmes déterminés par les fondamentaux d'une praxis qui leur échappe complètement. Quand je dis que la photographie ne peut se définir que comme rapport au monde, j'entends bien par là la totalité du monde – ce qui inclut, bien sûr, sa dimension sociale, tout en ne se réduisant pas à celle-là seule. Car elle n'est pas, à elle seule, la totalité du monde.

Certes, a posteriori, la reconstruction d'une influence sociale peut toujours être échafaudée, et sa pertinence ne fait pas de doute. Mais dans l'instant vécu de la praxis photographique; quand, dans le chaos fluant des choses qui m'environnent, je perçois soudain une relation qui prend sens, je saisis mon appareil et je photographie – dans cet instant de jouissance visuelle, l'influence sociale est inexistante. Elle est un fantôme qui hante un ordre d'explications contingentes et superfétatoires; c'est un deus ex machina, inventé par le sociologue.

C'est par ce biais que l'on doit échapper à la définition sociale de la photographie. Car elle est bien réelle et exerce une autorité qui n'est ni anecdotique ni fantomatique. Et il s'agit bien d'y échapper : si photographier c'est porter un regard personnel sur le monde, si l'obsession du photographe est to make the shot that nobody has done, pour reprendre le leitmotiv des workshops américains, alors il faudra bien apprendre à se libérer de la définition sociale de la photographie.

Comment y parvenir? Je vois essentiellement deux moyens complémentaires. Le premier consiste à suivre son instinct le plus libre quand il s'agit de répondre aux sollicitations du monde. Telle était aussi un peu l'idée de la straight photography, de la pure photographie, de laquelle Marius de Zayas exigeait que le photographe ait une vue frontale des choses qui s'offrent à lui, sans préjugés. C'est un appel à une sorte d'ingénuité première de l'acte créateur qui est fait là, lequel n'est jamais, en son jaillissement immédiat, défini socialement puisqu'il n'existe qu'en rupture avec toutes les conventions et normes, notamment sociales. Telle est l'essence de l'acte créateur – et pas seulement artistique; cela vaut aussi pour l'invention technique. Elle se produit par l'exercice d'une rupture avec les conventions et les normes. On peut parler ici de «rupture esthétique» (j'en ai déjà fait mention ailleurs) comme il y a des ruptures épistémologiques – pour emprunter l'idée et son expression à Gaston Bachelard – qui permettent l'avancée de la connaissance scientifique.

Le deuxième moyen offert au photographe pour déjouer le pouvoir de la définition sociale de la photographie est de s'en jouer. Les études de Gisèle Freund ont bien montré l'ampleur de l'impact de la photographie sur la société : l'influence est réciproque, et l'équipe de Pierre Bourdieu a pris le parti de l'ignorer. Il reste au photographe de talent à forger lui-même les normes sociales qui affectent la praxis photographique, par une œuvre innovante et féconde. C'est une conséquence des ruptures esthétiques : elles créent un nouvel ordre, de nouvelles normes. La voie ouverte par Stieglitz au début du XXe siècle est devenue aujourd'hui une norme tacite et respectée par la plupart des photographes. La sublimation affective du banal est devenue aujourd'hui quelque chose de naturel, après que William Eggleston en ait montré la voie. Rompre avec la définition sociale de la photographie est un moment essentiel pour une avancée du regard, un pas supplémentaire dans la conquête du photographiable.


 

lundi 11 mars 2013

William Eggleston, le photographe de l'ennui


Le 25 mai 1976 s'ouvrit au Musée d'Art moderne de New York (MoMA), patronnée par John Szarkowski, une exposition de photographies couleur. Elle s'intitulait, tout simplement, «Color Photographs». Le photographe était William Eggleston.

Ce n'était cependant pas la première fois que de MoMA de New York présentait une exposition de photographies couleur consacrée à un seul artiste. Il y eut notamment, en 1962, le précédent remarquable de Ernst Haas – parmi les tout premiers à engager un rouleau de Kodachrome dans son Leica. Mais l'exposition Ernst Haas' Color Photography fut montée sous les auspices d’Edward Steichen, le prédécesseur de John Szarkowski. À comparer les images des deux expositions, on peut mesurer tout l'espace qui sépare les deux commissaires dans leur conception de la photographie couleur. À l'esthétisme chromatique de Haas, empreint d'humanisme, souvent teinté de romantisme, se heurte une représentation prosaïque de la réalité par William Eggleston, qui allait bien vite susciter l'incompréhension, sinon le rejet.

Vers la fin de l'année 1976, un des critiques d'art ayant visité l'exposition d'Eggleston, résumait son sentiment à propos des photographies qu'il venait de voir en écrivant : «Mr. Szarkowski throws all caution to the winds and speaks of Mr. Eggleston's pictures as "perfect". Perfect? Perfectly banal, perhaps. Perfectly boring, certainly» – «M. Szarkowski jette toute précaution par les fenêtres et parle des images de M. Eggleston comme étant "parfaites". Parfaites? Parfaitement banales, peut-être. Parfaitement ennuyeuses, certainement». (cf. http://photography.about.com/od/famousphotographers/a/JohnSzarkowski.htm) - Banales?... Les images de Eggleston sont-elles banales? Assurément non, au vu des polémiques qu'elles déclenchèrent. Pas plus qu'elles ne sont boring, ennuyeuses. Mais ce qu'elles représentent, oui, c'est la banalité d'un monde quotidien sans qualités particulières, et  de cette quotidienneté suintent la monotonie et l'ennui. Je voudrais m'attarder un instant sur cette relation à l'ennui que proposent ces images, et au fait qu'elles le font en couleur.

Tout comme John Szarkowski, à l'instant où j'écris ces lignes, je ne connais pas Memphis, et n'ai jamais visité ses environs. Toutes les photographies couleur qu'Eggleston présentait dans l'exposition du MoMA ont été prises dans cette région, là où naquit et vécut notre photographe, là où il élabora la plus grande part de son œuvre photographique. Ce qu'Eggleston nous montre de son pays, ce sont des paysages muets d'une plaine monotone, sans relief; des quartiers résidentiels de Memphis aussi calmes qu'insignifiants; une banlieue hideuse faite de terrains vagues, de friches incertaines,  de baraquements délabrés; une campagne qui ne sait vraiment si elle doit se mettre au vert; des intérieurs quelconques et des portraits d'amis, de proches ou d'inconnus, aussi ternes que ceux qui peuplent les albums de famille. Voilà la «matière» des photographies de William Eggleston, telle qu'elle fut présentée à l'exposition de 1976, et reproduite dans le catalogue William Eggleston's Guide (MoMA, New York 1976, 2002). Et pourtant, ces photographies n'ennuient pas.

Elles n’ennuient pas, parce qu'elles fascinent. Elles fascinent par la banalité qu'elles représentent justement, et par l'ennui qui s'en exhale. Car l'ennui fascine, en effet. Or la conscience fascinée n'est pas une conscience qui s'ennuie. Au contraire, elle vit sa fascination avec intérêt, presque avec plaisir. La fascination est un mode positif de compréhension du monde : elle est d'abord attirance, mais c'est une attirance vers ce que l'on veut comprendre et saisir en s'en laissant inonder et imprégner. Dans cette expérience de fusion, dans cette Einfühlung régénératrice, on ressent au plus profond de soi la matière, le rythme et l'ampleur de l'ennui que les photographies de William Eggleston donnent à voir, c'est-à-dire à vivre. Elles réussissent le tour de force de rendre le banal et l'ennui qui en émanent intéressants.

Comment y arrivent-elles? Comment ces photographies, au lieu de susciter de la répulsion pour ce monde de l'inintéressant absolu qu'elles représentent, parviennent-elles à nous captiver, à nous fasciner? Un premier élément de réponse à ces questions se trouve dans le fait qu'elles sont en couleur.

Eussent-elles été en noir-et-blanc qu'elles n'auraient pas cette vertu de susciter de la fascination. Et certes, William Eggleston n'aurait jamais pu photographier Memphis et ses environs en noir-et-blanc comme il a pu le faire en couleur. Éditons les scans de ses diapositives en noir-et-blanc – à l'heure de l'imagerie numérique, voilà une opération aisée. À défaut, exerçons notre imagination. Pas sûr qu'elles eussent alors éveillé l'intérêt d'un John Szarkowski. En noir-et-blanc, elles n'auraient pas évoqué l'ennui; elles auraient été elles-mêmes ennuyeuses, tout simplement. Totalement et irrémédiablement ennuyeuses. Elles auraient sans doute provoqué leur rejet, et la fuite du spectateur, non son attrait. La couleur y joue donc un rôle essentiel. Quel est-il?

Feuilletons le catalogue William Eggleston's Guide et épinglons-y quelques photos :

page 17 :
Memphis. © Wiiliam Eggleston

Un bouquet de fleurs bleues est suspendu à une porte d'entrée. La porte et son chambranle sont blancs, éclairés par un rayon de soleil qui fait s'y jouer les ombres d'un feuillage proche. Cette image porte un punctum chromatique : les fleurs bleues et/ou le petit panier d'osier qui les porte. Mais cette lumière tamisée qui baigne la scène amortit ce trait visuel, en évoquant irrésistiblement la quiétude simple et bourgeoise d'une demeure heureuse. L'évocation d'un bonheur ordinaire, un peu naïf, un peu ennuyeux...

page 27 :
Tallahatchie County, Mississippi. © William Eggleston

Un homme se tient assis dans la pénombre d'un pièce peu éclairée. Il sirote un café, dont il tient la tasse et sa sous-tasse de ses deux mains. Pendus au mur, contre lequel s'appuie sa chaise, des cadres portent des tableaux ou des photographies. La lumière est pauvre, incertaine, brune, et presque sinistre. Mais ici aussi il y a un punctum chromatique : un tableau de facture naïve est suspendu à la droite de notre buveur de café. Dans l'indifférenciation chromatique que provoque cette lumière ingrate, le tableau émerge comme une fenêtre ouverte vers l'extérieur. La scène est plongée dans l'ennui d'un morne dimanche après-midi – semble-t-il – se manifestant d'autant plus écrasant, que le tableau coloré d'une peinture naïve semble devoir le tempérer.

page  47 :
Jackson, Mississippi © William Eggleston

Une dame vêtue d'un robe d'été aux coloris rouges et bleu vifs, est assise sur les coussins aux tons jaunes et oranges criards d'un canapé déglingué. Le délabrement du canapé fait penser à une épave de terrain vague, que le contraste chromatique des coussins et de la robe semblent contredire. En noir-et-blanc, c’eût été l'image d'une dame solitaire assise sur les ruines de son passé; en couleur, c'est une dame se reposant sur un meuble de fortune. La lumière tamisée par les frondaisons environnantes évoque l'été et la chaleur, un moment de repos furtif dans une après-midi durant laquelle on s'assit et allume une cigarette, comme pour tromper l'ennui du moment.

page 108 :
Huntsville, Alabama © William Eggleston

Une pièce, qui semble être une chambre d'hôtel, est illuminée par l’éclair bref d'un flash. La scène est sombre et dominée par des tons jaunes. Un homme est assis au bord du lit, vu aux trois-quart de dos. Que fait-il? Son attitude un peu figée évoque un sentiment accordé aux couleurs incertaines qui dominent la scène : il s'ennuie...

On pourrait ainsi décrire par le menu toutes les photographies du catalogue de l'exposition. Ces descriptions mèneraient toujours à la même conclusion : le monde en couleur de William Eggleston est un monde où règne l'ennui. Et la couleur y est toujours complice de ce sentiment. On notera, en particulier – ce qui n'apparaît pas à l'observation superficielle de ces images – le rôle essentiel qu'y joue la lumière. C'est elle, déterminant la tonalité des couleurs, qui temporalise l'espace des photographies de William Eggleston. Elle confère à ces images la lenteur des dimanches après-midi, quand plus rien ne se passe, quand le monde se fond dans une sorte d'indifférenciation temporelle. Le temps y est arrêté, comme suspendu, infiniment étiré : il dure longtemps. On attend; on attend longtemps car le temps ne passe pas. La longue attente, die Langeweile, c'est l'ennui. Toutes entretiennent ce rapport subtil et complexe qui lie ici lumière, couleur et ennui. Il est singulier de noter que les photographies prises en extérieur n'évoquent jamais la lumière neuve et dynamique du matin. On est plutôt chaque fois dans l'après-midi avancé et sa lumière chaude aux ombres longues. William Eggleston n'est pas un lève-tôt. Ces lumières vespérales évoquent un monde las, succombant déjà à la langueur du crépuscule. L'ennui a son heure, et sa propre température de couleur.

Les photographies de William Eggleston exsudent l'ennui, mais elles ne sont pas ennuyeuses. Elles portent au regard l'atmosphère morose de Memphis et de ses environs. Ce pouvoir, elles le doivent à la couleur. J'avais écrit, il y a peu, dans un message antérieur («Pourquoi photographie-t-on ?»), qu'un des plus puissants motifs qui poussent le photographe à saisir son appareil et à photographier, était le désir de chasser l'ennui. Nulle œuvre autre que celle de William Eggleston n'illustre ce motif de manière plus convaincante. Alors qu'une photographie ordinaire exalte la chose qu'elle représente, en lui conférant une présence impérative qui la fait se dépasser en tant que simple chose, qui la tire de l'indifférenciation du monde réel qui est le sien, les photographies de William Eggleston laissent les choses être dans une présence plus sourde, muette, sans réelle consistance; environnées d'une lumière et de couleurs qui s'imposent subtilement et estompent la présence massive du sujet photographié. Celui-ci, chez notre photographe, n'est qu'apparemment essentiel. Sa présence se vit plutôt comme un prétexte à montrer une lumière et des couleurs, à créer une atmosphère par une sorte d'insinuation à laquelle le sujet se fait complice. Le «sujet» principal des photographies de William Eggleston n'est pas celui qui s'impose immédiatement, celui vers lequel se porte directement l’œil. Le sujet principal est cette Stimmung particulière qui nous enveloppe subrepticement à regarder ces images.

L'exposition «Color Photographs» de William Eggleston a suscité de l'incompréhension et un certain rejet. On s'est posé la question de savoir si cette photographie était de l'art. Il y a eu là une rupture esthétique qui a aussi été une querelle quant au sens de la photographie au sein de l'art en général et quant à sa signification humaine. On prête à William Eggleston le mérite d'avoir réussi à imposer la photographie couleur comme expression artistique à part entière, comme Fine Art Photography. Sans chercher à ouvrir maintenant un débat quant à la pertinence de cette affirmation, il reste qu'il y eut là une rupture qui devait immanquablement éveiller une variation sur le thème de la question de savoir si la photographie est un art ou non.

Je ne suis jamais allé à Memphis et n'en connais pas les environs. Mais les photographies de William Eggleston ont su me les rendre présents; elles m'ont permis de vivre quelques moments dans les espaces monotones du Tallahatchie County, dans la morne banlieue de Memphis, de partager l'intimité uniforme de ses demeures, de croiser un regard, de noter une gestuelle de gens que je ne connais pas, et que je ne connaîtrai jamais. Le magicien de l'obturateur me les a tous rendu présents, et presque familiers. William Eggleston a su me rendre l'atmosphère et l'esprit de son pays avec une rare force de fascination. Il a su élever cette ambiance en un monde qui révulse et attire en même temps, exprimant ainsi les contradictions mêmes de ce pays qui l'a vu naître et qu'il photographie. Il a su donner à l'ennui ses couleurs.

Je n'irai jamais visiter Memphis et ses environs.

dimanche 3 mars 2013

Alfred Stieglitz et l'idée de la pure photographie

On prête à Alfred Stieglitz le statut de «père de la photographie moderne». Cette appréciation se fonde sur la rupture esthétique majeure qu'il opéra au tournant des XIXe et XXe siècles, rompant avec les valeurs floues et indécises du pictorialisme. Il leur substitua les idées plus claires et nettes d'une photographie émancipée de la peinture – en apparence du moins, on le verra – et qui cherchent les modes d'expression propres de la photographie, répondant ainsi à sa spécificité.

Cette évolution vers une conception nouvelle de la photographie se perçoit dans l’œuvre de Stieglitz elle-même, bien évidemment. Sa célèbre photographie de l'entrepont d'un bateau (The Steerage) chargé d'immigrants (1907) est considérée comme l'image emblématique qui manifeste cette rupture : désormais, ses images seront nettes, détaillées, lumineuses. La photographie aura pour tâche de révéler par le menu la visibilité des choses telle qu'elle se donne à voir. C'est une entreprise à l'ambition gnoséologique : la photographie devient un mode de connaissance. Elle aura désormais à enseigner quelque chose à ceux qui observent les images photographiques, là où un spectateur superficiel et trop pressé ne saurait appréhender quelque chose de la même scène ou du même objet dont il serait le témoin ou l'observateur direct.

Cette nouvelle façon de voir, et la «nouvelle» photographie qu'elle appelle, fera l'objet, dans le cercle de Photo-Sécession qu'avait fondé Alfred Stieglitz, d'une tentative de fondation théorique. D'une certaine manière, en effet, cette «nouvelle» photographie semblait clore – enfin ! – l'âpre querelle qui avait animé les cercles artistiques de la seconde moitié du XIXe siècle, celle de savoir si la photographie est un art ou non. Alfred Stieglitz apporte une «réponse» à cette question. Par ses images d'abord, mais aussi par le texte, par une véritable théorie donc, sur laquelle je voudrais m'attarder dans cet article.

Même s'il fut un écrivain prolixe, signant notamment nombre d'articles dans sa revue Camera Work, Stieglitz n'avait pas la trempe d'un théoricien. C'est son ami et membre actif du cercle de Photo-Sécession (bien que non-photographe lui-même), le caricaturiste polymathe d'origine mexicaine Marius de Zayas, qui rédigea les deux articles fondateurs d'une théorie de la nouvelle esthétique photographique. Ces deux articles, intitulés Photography et Photography and artistic Photography, furent publiés en 1913 dans les numéros 41 et 42/43 de Camera Work (les citations et extraits de ces articles sont tirés, dans ce qui suit, de l'anthologie de textes sur la photographie au XXe siècle, éditée par Peninah R. Petruck, The Camera viewed, volume I. E.P. Dutton, New York 1979).

Vue imprécise sur la tour de l'hôtel de ville de Bruxelles, 2010
 
Les textes de Marius de Zayas, et en particulier celui du second article, établissent de façon explicite une distinction à l'intérieur de la photographie. Ils décrivent, d'une part, une photographie que l'on pourrait qualifier de documentaire et, d'autre part, une photographie artistique. L'opposition qui en résulte est le lieu commun où peuvent se rencontrer toutes les querelles de la photographie contemporaine. Il reste à saisir le sens de cette opposition.

Pour commencer, voyons comment Marius de Zayas définit la photographie artistique. Sa définition prend d'abord le langage de l'esthétique traditionnelle : «Art is the expression of the conception of an idea (p. 53)», nous affirme-t-il, assurant son assertion par cette «évidence» : «Subjectivity is a natural characteristic of man (p. 59)». Il revient ainsi à l'art d'en manifester la réalité, cette subjectivité s'exprimant, par exemple, comme imagination et émotion : «Art, through the imagination, represents that idea in order to produce emotions (p. 53)». Mais la photographie, toutefois, selon notre auteur, n'est pas, de par sa nature, originellement artistique c'est d'abord une machine à reproduire le réel – quoique que l'on peut faire en sorte que les images obtenues le soient : «Photography is not Art, but photographs can be made to be Art (p. 58)». Quelle est alors la différence entre art et photographie ? «The difference between Art and Photography is the essential difference which exists between Idea and Nature (p. 53)».

Cette définition, et son rapport à la photographie, est déjà remarquable car, dans la phrase-clef qui ouvre le second article (celui qui établit explicitement cette différence entre les deux facettes supposées de la photographie) s'opère la dissimulation de la question de l'appartenance de la photographie à l'art ou non. En effet, Marius de Zayas commence par y affirmer que la photographie n'est pas un art, mais il assure aussitôt après qu'il est néanmoins possible de considérer les images photographiques comme des productions proprement artistiques. Il distingue nettement le résultat du moyen l'ayant rendu possible. Autrement dit, il relativise la question en scindant la praxis photographique en deux domaines distincts, coexistants, mais néanmoins, semble-t-il, étrangers et irréductibles l'un à l'autre : d'une part, l'acte photographique «pur», réputé être en soi non artistique; de l'autre, l'image photographique pouvant éventuellement être considérée comme œuvre artistique. Mais ce faisant, la question de savoir si la photographie est un art est proprement neutralisée, puisque l'objet du litige – la machine qui reproduit mécaniquement le réel – se trouve exclu du champ du débat, qui se réduit maintenant au seul résultat final – l'image photographique, éventuel vecteur d'une idée ou d'une émotion. Mais cet escamotage demeure, quant à sa justification, dominé par la conception esthétique traditionnelle de l'art. La conséquence est toutefois intéressante puisque Marius de Zayas fait en sorte que toute «réponse» que l'on voudra apporter à la question de l'appartenance ou non de la photographie à l'art, positive ou négative, dépendra désormais d'un point de vue extérieur et comme contingent à la photographie.

Pourtant, la critique de la photographie «artistique» par Marius de Zayas pourrait s'appréhender comme une première tentative d'approcher le propre de la photographie. Mais cette appréhension, pour qu'elle fut possible, eût exigé une saisie ontologique de la photographie. C'est bien ce qu'il tente en fait, mais son approche reste hadicapée par les préjugés et modes de pensée issus de la tradition esthétique. En effet, dans cette tentative, Marius de Zayas va emprunter un chemin en apparence d'abord radicalement nouveau. Contre la mesure de l'artistique de la photographie à l'aune du sujet, il va mettre en avant cette caractéristique apparemment si «évidente» de la photographie, et qu'il va ériger au rang d'une méthode de travail : la capacité qu'aurait la chambre photographique de restituer une vision «objective» des choses et du monde. «When man uses the camera without any preconceived idea of final results, when he uses the camera as a means to penetrate the objective reality of facts, to acquire a truth, which he tries to represent by itself and not by adapting it to any system of emotional representation, then, man is doing photography (p. 58)». Phrase remarquable; on croirait entendre Garry Winogrand ! C'est pourtant bien ainsi que notre théoricien formule ce qui lui paraît être le plus propre d'une praxis photographique authentique, d'une «pure» photographie. Mais cet apparent dépassement de l'esthétique en photographie se paye au prix de l'embrigadement de la photographie sous la bannière du positivisme.

En effet, ce qui va maintenant décider du critère discriminant concrètement la photographie artistique de l'autre – la «pure» – c'est l'exigence réclamée par Marius de Zayas de l’accomplissement d'une véritable réduction positiviste par le photographe : «The artist photographer uses nature to express his individuality, the photographer puts himself in front of nature and, without preconceptions, with the the free mind of an investigator, with the method of an experimentalist, tries to get of her a true state of conditions (p. 58)» Quelles conditions ? Celles qui président à l'émergence de la forme : «Photography, and only Photography, started man on the road of the cognition of the phenomena of Form (p. 59)». La pure photographie s'érige alors au rang d'une science expérimentale de la forme : «Photography is the experimental science of Form. Its aim is to find and determine the objectivity of Form; that is, to obtain the condition of the initial phenomenon of Form, phenomenon that under the dominion of the mind of man creates emotions, sensations, and ideas (p. 58)»

Sous cette visée positiviste, la photographie apparaît certes sous un jour neuf. Et ce n'est pas le moindre des paradoxes que, malgré les préjugés d'une esthétique traditionnelle, idéaliste, qui obscurcissent encore la pensée de Marius de Zayas, elle apparaît néanmoins comme devant façonner notre appréhension des arts picturaux classiques : «Photography, pure photography, is not a new system for the representation of Form, but rather the negation of all represenative systems; it is the means by which the man of instinct, reason, and experience approaches nature in order to attain the evidence of reality (p. 58)». Marius de Zayas exprime ici le plus clairement la conception, partagée par Alfred Stieglitz, d'une photographie qui aurait pour vocation de bouleverser notre conception générale des arts picturaux. Il est certes indubitable que la photographie y introduit quelque chose d'entièrement neuf et inédit, et auquel ces derniers n'étaient pas préparés à reconnaître. D'où la question de savoir si elle est un art – acte d'auto-défense. Mais il n'est pas certain, en revanche, que la théorie proposée par Marius de Zayas fut adéquate pour décrire ce bouleversement. La photographie qu'inaugurait Alfred Stieglitz avec The Steerage semble déjà être au-delà de ce que la langage encore esthétisant de Marius de Zayas pouvait exprimer, même s'il faut reconnaître au caricaturiste et essayiste mexicain le mérite d'avoir su éveiller la conscience du photographe à une nouvelle approche du monde par la photographie.

Tour de l'hôtel de ville de Bruxelles à la nuit tombante, 1981
 
The Steerage fut une photographie inaugurale, disais-je. Elle marque le moment où Alfred Stieglitz s'éloigne définitivement du pictorialisme pour exercer une photographie qui réponde aux spécificités de la photographie. C'est l'acte de naissance de la «pure photographie», telle que la théorie de Marius de Zayas avait cherché à la décrire. Ne cherchons pas à décider qui, du photographe ou du théoricien, revient l'honneur d'avoir «inventé» la pure photographie. Il serait plus juste de voir l'art moderne à l'aube du XXe siècle, exercer son influence sur nos deux compères, la galerie 291 tenue par Alfred Stieglitz étant le lieu par lequel fut introduit sur le nouveau continent les œuvres de l'avant-garde européenne : Picasso, Picabia, Braque... Le cubisme, puis l'abstraction, ont tout autant inspiré le photographe et son théoricien. Les photographies d'Alfred Stieglitz, dès cette époque, évoquent nettement cette influence : paysages urbains aux images nettes et contrastées, montrant de front les gratte-ciel de New York comme des masses géométriques qui organisent l'espace de l'image par le jeu de leurs faces éclairées ou ombragées, ou par la ponctuation des fenêtres éclairées la nuit. Un univers sans être humain, de plus en plus froid, de plus en plus abstrait – jusqu'à ce que le ciel et ses nuages se fissent en image les équivalents des états d'âme du photographe. Ces images sont l'illustration des théories de Marius de Zayas : le photographe ne manipule plus son sujet pour y exprimer ses émotions; il représente le monde lui-même comme le paradigme de ses émotions. Le «lieu» de l'émotion glisse du photographe au sujet qu'il photographie; il ne «prend» plus une scène en photo, il est pris par elle, et cherche maintenant à la rendre telle en image.

Cette désincarnation du photographe au profit de ses images et de ce qu'elles montrent, trouve une de ses plus belles manifestations dans le travail collectif des photographes enrôlés dans le projet de la FSA (Farm Security Administration) sous la houlette de Roy Stryker. La diversité des personnalités qui animèrent ce vaste projet n'a pas nuit au but général qui était de documenter la vie et l'environnement quotidien des Américains durant la Grande Dépression. Il s'agissait, par là, de justifier et de soutenir le New Deal de Franklin Roosevelt.. De cette masse d'images rapportées durant 8 années émerge une vision commune de l'Amérique qui devait bouleverser les Américains. Elles permirent de faire connaître à l'Amérique des grandes villes la vie précaire des campagnes de l'Amérique profonde. Le projet avait une mission essentiellement documentaire dont le but était d'éveiller une sympathie générale pour le petit peuple ignoré des campagnes et des petites villes éloignées et solitaires. Ils menèrent à bien ce que ce projet avait en vue pour réussir : transposer dans leurs images une émotion qui devait pouvoir s'éveiller en celui qui observait ces images. Cette oeuvre collective, construite dans l'esprit de ce que Alfred Stieglitz avait inauguré, est un monument du reportage photographique qui constitue, aujourd'hui encore, une inspiration féconde.

Le projet de la FSA revendiquait explicitement une intention purement documentaire. Ceci explique peut-être pourquoi il ne fut pas attaqué comme expression artistique – ce qu'il est pourtant tout aussi bien, surtout à le considérer rétrospectivement. L'attaque allait venir d'un autre biais, quand les photographes d'après-guerre commencèrent à utiliser la pellicule couleur. Ce nouveau pas franchi dans l'expression photographique radicalise un peu plus les options esthétiques d’Alfred Stieglitz et de son théoricien Marius de Zayas. À vouloir saisir le monde «objectivement», on ne pouvait plus se soustraire à l'évidence que ce monde est en couleur et non en noir-et-blanc. Pourtant, cette prétention nouvelle à faire de la photographie couleur une représentante de la Fine Art Photography allait bientôt soulever une vive réaction de rejet, dès lors que les couleurs n'étaient plus là «pour faire joli», mais pour véhiculer et émettre une Stimmung qu'il aurait été impossible à rendre par l'image noir-et-blanc. Ce nouveau «scandale» trouva en l'oeuvre de William Eggleston son principal coupable à clouer au pilori. Mais cela est déjà une autre histoire que je réserve pour un message ultérieur.


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Qu'en est-il, aujourd'hui, de l'idée d'une pure photographie ? L'effort de Stieglitz visait à fonder une praxis photographique qui fut spécifique à la photographie et originale à l'aune des arts picturaux en général. Or cette idée présuppose définie une ontologie de la photographie. Sans elle, on ne saurait parler de pure photographie. Son théoricien Marius de Zayas l'a bien esquissée, mais ses préjugés esthétisants, idéalistes et kantiens en leur essence, ne pouvaient qu'interférer avec les exigences de cette ontologie et brouiller les données comme les résultats.

Mais on ne saurait parler d'échec non plus. L'idée de la pure photographie prônée par Alfred Stieglitz aura permis de libérer la photographie de sa fascination servile et stérile devant la peinture. Avec elle, la photographie trouve sa voie propre, même si, incidemment, des querelles d'esthètes viennent encore, de temps en temps, la secouer sous couleur de savoir si elle est un art ou non. Question oiseuse, car elle ne concerne pas une pure photographie éventuelle. La photographie libérée par Alfred Stieglitz est au-delà du questionnement de son rapport à l'art, en engageant plutôt sa réflexion vers le sens d'une culture dans laquelle l'image a pris le pas sur la parole.

C'est Susan Sontag, je crois, qui a rapproché la praxis photographique de celle de l'écriture. Les réflexions de Roland Barthes à son propos tendent vers le même constat. Car comme l'écriture, la photographie peut tout autant rapporter un document froid et objectif, susciter une conscience morale par un reportage engagé, éveiller des émotions diverses à la vue d'une lumière, d'une couleur, d'un visage... ou faire de la poésie. Si une idée de la pure photographie pouvait embrasser tous ces aspects de la praxis photographique, elle aurait par là une réelle légitimité. Mais l'idée d'une pure photographie est un peu vaine car l'espace photographique et l'expansion du photographiable ne cessent de croître, réengageant chaque fois une certaine praxis photographique nouvelle à se tailler une place propre dans le monde des images.

Cela n'est pas, fondamentalement, une conséquence des avancées techniques qui, elles aussi, il est vrai, contribuent à infléchir les pratiques. La photographie numérique, aujourd'hui triomphante, si elle est peut-être une révolution technologique, n'a pas, jusqu'à ce jour, créé sa voie propre. Pour cela, il faudrait qu'une nouvelle vision du monde trouve dans cette nouvelle technologie le moyen idéal et spécifique de son expression. L'énorme succès des logiciels de traitement d'image, dont Photoshop est l'exemple parfait, n'a pas encore su imposer une esthétique propre. Au contraire, le recours à la manipulation des images, d'autant plus fréquente et profonde que le logiciel en facilité l'exercice, n'a guère résussi, à ce jour, qu'à créer ce que je nommerais volontiers un néo-pictorialisme en photographie. Alfred Stieglitz est encore devant nous.