mardi 30 avril 2013

Barbershops, gas stations and covered cars

Si on devait me demander quelles sont les photographies des États-Unis qui, pour moi, lui sont particulièrement représentatives ou emblématiques, je les rassemblerais autour de trois sujets, ou trois thèmes, qui semblent apparaître de manière singulièrement récurrente chez les photographes américains : barbershops, gas stations and covered cars – les salons de coiffure, les stations-service et les voitures bâchées. Ce sont les thèmes privilégiés de nombreuses variations photographiques. Je note en effet, dans l'iconographie liée à ce pays-continent, la constance de ces thèmes et leur exploitation réitérée par ses plus grands photographes.

Je ne dispose pas d'une iconographie suffisante pour me risquer à faire l'historique de ces thèmes dans la photographie américaine, mais je crois bien que c'est Walker Evans qui, par le rayonnement de son œuvre, a sans doute le plus contribué à les populariser. On en retrouve les premiers éléments du temps de sa collaboration à la FSA (Farm Security Administration) de 1935 à 1936 durant laquelle, Evans ne perdit jamais de vue les intérêts de son esthétique alors qu'il était en service commandé pour Roy Stryker. Son intérêt pour les signes, publicités, réclames, logos... apparut dès 1929, n'a cessé de nourrir son œuvre. Dans cette optique, les devantures des salons de coiffure et les stations-service devenaient naturellement des objets dignes d'être photographiés.

À citer les photographes qui, après lui, renouvelèrent ces thèmes, la liste s'allonge bien vite : Robert Frank, Fred Herzog (tous deux immigrés européens), Elliott Erwitt, Jay Maisel, William Eggleston, Stephen Shore... plus tous ceux que j'oublie ou ignore. La récurrence de ces trois thèmes et leur persistance dans la photographie américaine étonne si l'on devait ne s'en tenir qu'à la banalité qu'ils exhibent. Qu'est-ce qui fait que ces thèmes, les objets qu'ils représentent, s'imposent ainsi durablement aux photographes à travers des styles, des démarches et des personnalités si différents les uns des autres ?

Je vais tenter d'analyser ce phénomène en le soumettant à une réflexion centrée autour de trois questions :
1.— En quoi ces objets, et les thèmes qu'ils inspirent, sont-ils emblématiques de l'Amérique ?
2.— Pourquoi fascinent-ils si durablement les photographes ?
3.— Qu'est-ce qui les relie dans cette fascination ?

1.— En quoi sont-ils emblématiques de l'Amérique ?

S'ils ne sont typiques de l'Amérique, ils sont typiques de sa photographie. Car des salons de coiffure, des stations-service et, sans doute aussi, des voitures bâchées, se trouvaient, dans cet entre-deux-guerres où on les voit surgir comme sujets photographiques, en Europe également. Or ces objets sont étroitement liés à une société industrielle et technique. En Amérique, plus qu'en Europe, ils symbolisent la réussite économique et technique du nouveau continent. On dira que ceci est peut-être vrai pour les stations-service et les voitures bâchées, mais quid d'un salon de coiffure ? Or c'est un métier qui, lui aussi, s'est fortement technicisé à cette époque (méthode de travail, équipement, produits et mode de vie); il illustre lui aussi les transformations sociales qui accompagnent le développement industriel. Ces trois thèmes sont donc liés en ce qu'ils sont les emblèmes de ce monde industriel et marchand qui faisait de l'Amérique le continent à la pointe d'un certain rêve : l'American way of life.

Barbershop. Jiashan, Chine 2013

2.— Pourquoi fascinent-ils les photographes ?

Sans doute par ce qu'ils représentent, c'est-à-dire par une charge esthétique et émotionnelle (c'est une redondance) que d'autres objets n'offrent pas avec la même intensité. Il y a là, sans doute, la matérialisation d'un monde singulier dont ces objets sont les emblèmes, c'est-à-dire du monde industriel et technique du XXe siècle. Mais le rapport au monde qu'ils entretiennent, une fois saisis en photographie, devient ambigu et allégorique.

Prenons le cas du barbershop en exemple. En quoi un salon de coiffure est-il emblématique du monde moderne ? Je disais il y a peu que le métier de coiffeur s'était fortement technicisé. Mais ce n'est pas tant le garçon coiffeur qui intéresse les photographes, mais bien plutôt le salon de coiffure en tant que tel. Qu'ils en photographient la devanture, souvent colorée et riche graphiquement – qui excite tant les photographes noir-et-blanc que les coloristes –, ou son intérieur, avec ou sans client, qu'est-ce qui les fascinent dans cette reproduction ?

Ce qui fascine dans le salon de coiffure, c'est sa capacité à exprimer allégoriquement la temporalité propre du monde industriel. C'est un lieu en marge du rythme de la vie de ce monde. On vient s'y faire couper les cheveux, c'est-à-dire que l'on va se placer dans une attitude passive, puisque c'est le garçon coiffeur qui vous prend en charge et fait tout. Cela rompt avec la précipitation de la vie professionnelle active – du moins, pour le client ! De par cette négation du rush, le salon de coiffure ne fait que ressortir plus fortement l'agitation incessante de la vie ordinaire et donc, par là, la met justement en évidence. Photographier un salon de coiffure c'est montrer, en négatif, la frénésie continuelle qui agite la vie ordinaire, celle qui demeure au-dehors. Le salon de coiffure fascine en cela, en sa capacité de ralentir durant quelques moments la temporalité précipitée du monde de l'argent; il tient par là de la sacralité du temple, d'une chapelle ou d'un oratoire.

Les stations-service procèdent d'un rapport au monde d'un autre ordre. La temporalité n'y est pas affectée : au contraire, elles ne sont le lieu que d'un bref passage. Elles sont complices du temps énervé des automobilistes pressés. Mais elles ont pour elles deux caractéristiques qui fascinent les photographes. Leur architecture d'abord. Des plus anciennes, fermes, granges ou auberges flanquées désormais de pompes; au plus récentes, à l'architecture sobre et dynamique, offrant de nombreuses opportunités graphiques. Leurs couleurs ensuite, intenses et saturées, qui contrastent souvent avec leur environnement. Elles sont en outre éclairées la nuit, comme des phares en bord de route, port rassurant au cœur de l'obscurité, oasis de lumière et d'hydrocarbures pour le voyageur que menace la panne sèche. Elles émergent du monde en s'imposant comme lieux spécifiques que l'on ne saurait confondre avec quel qu’autre établissement. Cette faculté d'émergence les rend photographiquement intéressantes.

La voiture automobile est, sans conteste, l'objet technique le plus emblématique des sociétés industrielles. Son omniprésence l'a vite retranchée dans l'anonymat de la banalité, et à les photographier telles quelles, on susciterait plutôt de l'ennui. Hormis peut-être s'il y a un intérêt documentaire. Mais tout change quand le photographe rencontre une voiture bâchée. Le spectacle, sous les latitudes nordiques des principaux pays industrialisés, est rare, partant saugrenu, et le plus souvent amusant (dans les pays d'Afrique du Nord ou subsahariens, il est  au contraire de règle de bâcher sa voiture, afin de la protéger des ardeurs du soleil et d'une poussière omniprésente et insidieuse).

Protéger ainsi sa voiture, outre qu'il s'agit de protéger son bien, est aussi un symbole de la protection de soi. De son confort notamment : une voiture surchauffée, empoussiérée ou couverte de neige ou de glace, n'est pas agréable. Cela complique son utilisation. Mais il y a là peut-être aussi une fonction narcissique paradoxale : on cache son bien, non pour le soustraire au regard (dans ce cas, on placerait plutôt son véhicule dans un garage), mais pour susciter la curiosité justement, sinon l’envie : «Quelle voiture peut-il bien avoir ?» Quand l'on sait l'identification d'une voiture avec la personnalité de son propriétaire, la chose paraît déjà moins paradoxale. C'est tout ce nexus de relations et de sens que manifeste la voiture bâchée, qui en fait justement un sujet photographique récurrent
 
Covered car. Marrakech, Maroc, 2010


3.— Qu'est-ce qui les relie dans cette fascination ?

Ce qui précède apporte déjà un premier élément de réponse : ce sont donc des objets emblématiques de la «civilisation» américaine, en ce qu'ils incarnent d'une manière particulièrement probante la spécificité du monde technique et industriel de l'Amérique du XXe siècle. Ce sont aussi des objets photogéniques. Ils exercent une véritable fascination non seulement sur les photographes, mais aussi sur ceux qui observent leurs images. Ceci est digne de question. Ils manifestent une sorte d'universalité dans leur perception esthétique qui dépasse le cercle des photographes exclusivement.

Car s'il est vrai qu'ils sont, disons, «pittoresques» et typiques du paysage américain, on aurait pu s'attendre à ce qu'ils n'intéressent que les photographes immigrés, nouveaux venus sur le continent. C'est-à-dire pour des yeux qui les découvrent justement, les perçoivent comme ce qu'il y a de plus spécifique du monde américain. On supposerait a priori qu'ils ne devraient pas éveiller l'attention des photographes autochtones, blasés de leur omniprésence et n'y trouvant dès lors aucun intérêt photographique. Or justement, il n'en est rien. Les photographes américains de souche, natifs du continent, furent parmi les premiers à s'en saisir comme d'un thème photographique privilégié.

Pour comprendre cette fascination, cette fascination presque «universelle» disais-je, je vais essayer de l'interpréter sous la catégorie de l'incongruité. Qu'est-ce que l'incongru ? En quoi une chose, un événement, une scène peuvent-ils être qualifiés d'incongrus ?

Incongru est ce qui ne convient pas, c'est-à-dire qui est inconvenant, déplacé. L'inconvenant est ce qui ne se conforme pas; c'est ce qui rompt les règles, les normes, les habitudes; bref, les convenances. L'incongruité est une disharmonie, un choc, une rupture. Elle exprime un état du monde par lequel ce dernier se révèle opposé à nos appréhensions courantes et à nos attentes. Elle est rejet d'une saisie du monde où ce dernier serait comme un système clos et entièrement balisé, où rien ne viendrait le contester ou le contredire. C'est un monde domestiqué. L'incongru fait vaciller cette familiarité; le monde en devient a-normal, étranger, étrange. L'incongruité est une modalité de la découverte de l'étrangeté du monde, motif des plus fondamentaux du désir de photographier. Elle est attestation de «photographiabilité».

Incongrus sont les salons de coiffure dans leur affirmation d'une temporalité qui conteste la frénésie du monde «extérieur». Incongrues sont les stations-service dont la présence, remarquable par leur architecture ou leurs couleurs, n'est pas présupposée par leur environnement : paysage naturel, tissu urbain ou harmonie chromatique. Incongrues sont les voitures bâchées, dont la protection nie leur fonction de véhicule pour les poser comme purs objets visuels, dépouillés de leur valeur utile.

L'incongruité des salons de coiffure, des stations-service et des voitures bâchées est une manifestation de l'essence de la civilisation américaine. L'incongru, quand il est révélé et magnifié par l'image photographique, prend ainsi une dimension critique, et même politique. Il rejoint ainsi le message des surréalistes. La reproduction photographique des salons de coiffure, des stations-services et des voitures bâchées exprime une dénonciation, souvent inconsciente, du monde-de-la-technique que ces objets représentent.

On dira que cela n'empêche pas certaines de ces photographies d'être «belles». Et que l'intention du photographe n'était pas de dénoncer mais seulement d'évoquer cette beauté ambiguë. Je ne crois pas que l'on puisse réduire une photographie à une intention supposée du photographe. Je crois plutôt que là en particulier, quand il s'agit de barbershops, gas stations and covered cars, c'est à un nouvel ordre esthétique que la photographie nous convie. Ordre dans lequel l'antique vénération pour la beauté, soudain, se révèle incongrue.