Il
n'est guère besoin d'insister, aujourd'hui, sur ce que le passage de
la photographie argentique (analogique) à la photographie numérique
implique comme bouleversement du sens même de la photographie tout
entière. La facilité avec laquelle les images photographiques
peuvent être maintenant manipulées a érodé leur valeur indicielle
qui pourtant les rendaient si singulières et fondait par là-même
l'essence de la photographie. Alors que, hier encore, au temps de
l'émulsion argentique, l'image photographique s'imposait comme une
preuve authentifiant la réalité passée de ce qu'elle re-présente
– c'est le « ça-a-été » de Roland Barthes –, il ne
règne plus aujourd'hui qu'un doute lancinant : tout me porte à
croire que les photos que je contemple sont le résultat d'une
manipulation qui annule leur valeur indicielle. Elles ne sont plus,
je le soupçonne, qu'un simulacre de « ça-a-été ».
« ça, c'est du
Photoshop », me dis-je – entendez : « cette photo
est le résultat d'une manipulation ; c'est un faux, une
tromperie, un mensonge ».
Je
n'aborderai pas ici le questionnement éthique que soulève cette
perte de la garantie indicielle de l'image photographique, ni de son
pouvoir d'authentification qui était le sien. Les conséquences pour
le photojournalisme, notamment, en sont catastrophiques, on le
sait .
Je m'attarderai plutôt sur l'aspect spécifiquement « esthétique »
(on sait ma réticence à utiliser ce mot à propos de la
photographie) créé par l'investissement des logiciels de traitement
de l'image (y compris argentique, puisqu'un film peut être aisément
numérisé), dont Photoshop et ses clones
en sont devenus l'emblème.
Un
logiciel tel que Photoshop, dit-on, porte en soi la négation de la
valeur indicielle de l'image photographique et, par extension, de la
photographie tout entière. Et c'est vrai. Ce que je voudrais d'abord
mettre en évidence, cependant, c'est que cette conséquence n'est
pas nouvelle, et qu'il n'a pas fallu attendre Photoshop pour que
cette remise en question se fasse. Peut-être n'a-t-elle seulement
pas eu la même ampleur, la même universalité, même si elle était
en germe dans la photographie dès le XIXe
siècle.
En
effet, à la fin de ce siècle déjà, sous couleur de démontrer la
valeur « artistique » de la photographie, les techniques
de manipulation de l'image s'étaient assez développées pour que le
résultat obtenu – quoique avec une tout autre intention – soit
comparable, quant à ses implications sur le sens même de la
photographie, à celui des images numérisées et « retravaillées ».
Le pictorialisme de la fin du XIXe
siècle – car c'est de cela qu'il s'agit – rejoint les
aficionados de Photoshop par sa conséquence de la négation de ce
que la photographie a de plus propre, en lui faisant créer autre
chose que ce qu'elle est naturellement amenée à produire :
l'authentification du référent (la certitude que ce qui a été
photographié était bien là et tel qu'il se montre dans l'image).
Il aura fallu tout l'effort d'un Alfred Stieglitz pour sortir la
photographie de cette ornière.
Il
y a trois domaines de l'activité photographique traditionnelle qui
sont particulièrement affectés par l'usage des logiciels de
manipulation d'images. On peut y constater combien la négation de
la valeur indicielle de la photographie est particulièrement
manifeste, presque totale, et néanmoins universellement acceptée
déjà, comme s'il s'agissait d'une évolution naturelle et presque
inévitable de la photographie. L'amalgame « photographie =
numérique » est aujourd'hui tellement répandu qu'il paraît
presque incongru de s'interroger sur le sens de la photographie à
l'ère du numérique, et presque incompréhensible pour beaucoup que
cela puisse seulement faire question. Je voudrais esquisser les
traits saillants qui marquent l'usage des logiciels de traitement de
l'image dans ces trois disciplines photographiques majeures que sont
le paysage, le portrait et le rapport d’événement,
avant de développer ce qui motive ce billet.
La
photographie de paysage – à
laquelle on peut associer celle des natures mortes pour les mêmes
raisons que j'évoquerai plus loin – représente un thème en
photographie dans lequel l'enracinement pictural demeure le plus
fort. Cela était déjà vrai au temps de l'argentique, à ceci près
que les traitements proposés par Photoshop n'ont fait que renforcer
cet enracinement. Ils n’ont fait que le renforcer parce que les
options proposées par le logiciel sont le reflet de cette
esthétique. Le paysage photographique hérite de l'esthétique de
tradition picturale – quand même n'est-il plus pictorialisme,
c'est-à-dire une caricature de la peinture –, fortement dominée
par le romantisme, et n'a proposé que rarement, et marginalement,
des tentatives visant à s'en échapper. Comme si, devant le statisme
du paysage – ou devant celui de la nature morte
– la photographie se montrait impuissante à innover ; comme
si, entée naturellement sur le mobile, l'éphémère, l'évanescent
– en bref, sur le vivant
– elle devait avouer que ces sujets par trop figés et comme hors
du temps, ne lui sont pas appropriés.
Quand
l'on observe les productions contemporaines des photographes
paysagistes – et plus encore celles des amateurs enthousiastes qui
cherchent à les imiter –, on se convainc qu'il y a, dans cette
photographie, comme une dimension intemporelle
dont elle ne sait que faire. Le comble de la naïveté esthétique
est atteint quand on attend de Photoshop les moyens d'un
« renouvellement » de la photographie de paysage. L’abus
du HDR (High Dynamic Range)
– qui n'est qu'un moyen d'écraser le contraste général d'une
scène pour le forcer au rendu étriqué d'une feuille de papier
imprimé –; les manipulations et artifices chromatiques ; les
techniques d'effacement des détails jugés gênants; le
renforcement, l'atténuation ou l'insertion d’éclairages
secondaires, etc... nous rendent des images étranges, presque
surréalistes, photographies d'une autre planète – planète
déserte car on y voit généralement aucun être humain, ce dernier
étant généralement évacué des paysages comme un élément
indésirable – mais qui, toutefois, répondent au même souci :
faire de l'image photographique autre chose qu'une photographie.
Et
malgré tout cela, c'est une esthétique figée qui domine ici, un
académisme normé à l'aune de ce qui veut se faire passer pour de
la beauté dans les effets picturaux. C'est toujours ce même regard
désincarné qui règne ici, point de vue du divin qui surplombe le
réel ;
quête d'une indéfinissable « beauté », toujours
décalée et, par conséquent, insaisissable. Paysages domestiqués,
mais sans vie, sans temps – intemporels
– dont on s'étonne quelquefois que ce sont des photographies.
Le
portrait est ce
domaine dans lequel la photographie a trouvé par quoi exprimer au
mieux sa spécificité car ici, on a affaire au vivant. On sait que
le succès initial de la photographie, dès sa mise à disposition
publique par l'Assemblée Nationale française en 1839, s'est
construit sur l'engouement public, bourgeois d’abord, populaire
ensuite, de posséder l'image photographique de ses proches et de
soi-même .
Mais là aussi apparaît déjà la volonté de montrer autre chose
que ce qui est immédiatement représenté : la retouche
fait son apparition pour embellir, transformer, cacher ou accentuer,
c'est selon, dans le but d'obtenir une image qui soit celle qu'on
souhaite ou imagine,
et non plus celle que l'on doit accepter telle si l'on voulait en
faire la trace authentifiée d'une existence destinée à
disparaître. Photoshop n'a rien changé à ce paradoxe, et l'a même
accentué. Voyez dans les pages des magazines ces visages lisses,
diaphanes, inexpressifs – ou alors expressifs jusqu'à la
caricature –, aux dents dont la blancheur n'est limitée que
par la réflectance du papier, aux yeux dont la couleur s'étend
jusqu'aux confins de l'espace colorimétrique permis par les encres –
bref des visages qui rappellent plutôt les masques figés et peints
des figures d'un musée Tusseau que l'évocation d'une âme dans un
organisme vivant. Fabrication d'une humanité frelatée qui se ment à
elle-même.
Certes il y a eu, et il y a
encore, quelques photographes de génie qui ont su briser ces
travers. Mais leur œuvre reste inimitable – c'est le propre d'une
œuvre de génie. Et si elle s'impose sur les cimaises d'un musée
d'art moderne, c'est précisément parce qu'elle ne trouve pas sa
place dans la pratique courante de la photographie. Photoshop ne se
substitue pas à un regard neuf, a un rapport au monde visionnaire :
il ne fait que faciliter, et donc renforcer, des pratiques bien
rodées, « qui ont fait leurs preuves » (entendez :
qui se sont bien vendues), voire éculées. Il enferme le regard dans
une tradition qu'il accepte telle mais ne comprend pas, et qu'il fixe
définitivement par ses options prêt-à-tirer, et interdit par
là-même l’émergence de quelque chose d'inédit.
Un
troisième domaine où la photographie excelle illustre la
destruction de sa valeur indicielle, alors même qu'il devrait la
mettre en valeur au plus haut point. C'est celui où la photographie
exprime sa spécificité de la manière la plus convaincante :
le rendu d'événements.
Le photojournalisme
est une des disciplines photographiques des plus évidentes, des plus
naturelles. Elle s'inscrit dans cette mission fondamentale impartie à
la photographie, qui est celle de porter témoignage
– dont j'ai déjà parlé dans un billet antérieur. Elle qui
repose bien évidemment sur le pouvoir d'authentification de
l'image photographique, preuve visuelle que « ça-a-été »,
et que cet événement représenté s'est bien produit et s'est
montré tel. Ici, Photoshop renforce jusqu'à un point extrême ce
que j'appellerais l'affabulation événementielle.
Rien ne l'illustre mieux que cette pratique traditionnelle de la
photographie : le reportage de mariage. C'est une forme de
photojournalisme, dont les techniques mises en œuvre pour la prise
de vue sont d'ailleurs similaires. Il faut coller à l’événement,
l'accompagner sans relâche à chacune de ses pulsations, et
nulle tricherie n'est permise à ce moment. Tout change quand il
s'agit de passer au traitement des images. On est ici dans un rapport
vendeur/client – qui affecte d'ailleurs aussi le photojournalisme
« classique » – et non plus dans celui du
témoin/spectateur. Ce qui compte, ce n'est plus tant le rendu fidèle
d'un événement, que de rendre cet événement conforme à une image
ou à une idée que l'on s'en fait. C'est-à-dire qui soit
socialement respectueux de certains codes établis. À partir de là,
le choix des images et leur manipulation vont viser à se conformer à
ces codes et même à les renforcer. L'innovation dans le regard
n'est acceptée que dans les limites de ces codes, que le photographe
inspiré se garderait bien de briser sous peine de voir se travail
déclaré invendable .
Photoshop
propose tous les outils requis pour faire de ce reportage la
manifestation du bonheur lui-même, expression de ces codes sociaux,
et des fantasmes romantiques qui les portent. Lumières diffuses,
douces, intimes. Blancheur immaculée de la mariée au sourire
rayonnant (Pepsodent, aurait-on dit dans les années 70, en référence
à la publicité de cette marque de dentifrice). Culte du flou
savamment dosé, dans un environnement artificiel, presque irréel,
idyllique. Déroulement d'une fête dont on ne perçoit que joie,
convivialité et bonheur partagé. Tous ces poncifs sont des musts du
genre. On ne montrera pas les sales gosses qui se chamaillent et
empoisonnent la vie de leurs parents. On ne montrera pas la mine
renfrognée du grincheux qui est là « parce qu'il faut
être là ». On ne montrera pas les regards en biais, lourds de
méfiance et de mépris, des belles-mères qui se détestent déjà.
On ne montrera pas les mauvaises recrues de la famille qui cuvent
leur cuite affalés dans les fauteuils. Cette obsession à rendre une
sorte de perfection convenue que l'événement ne porte pas
nécessairement en lui a quelque chose de pathétique et de comique à
la fois. Alors que l'institution du mariage prend eau de toutes parts
– du moins dans les sociétés qui en réclament justement la
pérennisation par la photographie –, et qu'il manque de bras pour
l'écoper, on se gardera de poursuivre le reportage au-delà de la
nuit de noce. A-t-on jamais vu un reportage de divorce ? Non,
car cela n'est pas « photographiable » assure-t-on.
Pourtant cet événement n'en est pas moins important ; lui
aussi, il change le cours d'une vie et le destin des protagonistes.
Il n'est d'ailleurs souvent que le prolongement fatal du premier.
Tous
ces exemples illustrent pareillement cette tendance à nier le
caractère indiciel de la photographie et à manipuler son pouvoir
d'authentification. C'est une négation de la photographie dans
ce qu'elle apporte de plus propre et de plus original – sa
spécificité dans le monde des images –, qui trace un parallèle
avec le pictorialisme de la fin du XIXe
siècle. Certes les moyens sont différents ; certes les sujets
photographiques se sont multipliés ; certes la peinture – qui
a considérablement évolué depuis – ne sert plus de référence
explicite à la photographie (se serait même plutôt l'inverse).
Mais il reste que l'on a affaire ici une activité centrée sur la
dimension picturale de
la photographie, et non pas le souci d'exploiter sa valeur
indicielle. C'est une nouvelle forme
de pictorialisme, mais qui en demeure cependant fidèle quant au
fond. Ce souci du pictural, que Photoshop autorise, promeut,
renforce, facilite, je l'appellerai néopictorialisme.
Photoshop est l'instrument qui aura imposé le néopictorialisme du
début du XXIe
siècle.
Il
faut maintenant bien comprendre ce que signifie l'apposition du
préfixe « néo » devant le terme traditionnel
« pictorialisme ». Si « néo » veut bien
dire, originellement, « nouveau », cela ne signifie pas
encore que le regard proposé par ce « pictorialisme nouveau »
soit neuf. La préfixe « néo » est ambigu et peut
désigner tout autre chose que ce que sa première acception
laisserait entendre. Dans le cas qui nous occupe, il signifie
« retour à ...». Retour à la référence picturale de
la photographie ; retour au pictorialisme. Certes un
pictorialisme revu et corrigé, mis au goût du jour – mais un
pictorialisme quand même. Un « retour à... », donc une
régression. Photoshop
est l'instrument d'une régression du regard photographique.
Il
y a régression parce que toute avancée du regard ne saurait être
prise en compte par les concepteurs des logiciels de traitement de
l'image. Photoshop interdit l'émergence d'un regard neuf en
photographie car il l'enferme d'avance dans les options du traitement
de l’image qu'il propose. Aussi vaste ce choix peut-il être, il
n'apporte rien de neuf, mais ressasse informatiquement des
recettes qui étaient déjà constituées au temps de l'argentique.
Il en rend seulement l'accès et l'utilisation plus faciles. Et
ça change tout. Le plus médiocre des photographes peut maintenant
verser dans le spectaculaire qui épate – à défaut d'être en
mesure de proposer une nouvelle vision du monde. Photoshop épuise le
regard en lui faisant inlassablement tourner la cage à écureuil du
déjà-vu. Il ne laisse plus d'autre choix au photographe que le
conventionnel ou le bizarre. Il oblitère cette vérité première en
photographie que tout repose dans l'exercice du regard, et non dans
les virtuosités du traitement des images. Avec Photoshop, le regard
photographique s'éteint.
A-t-on conscience de l'enjeu
qu'il y a à sauver la spécificité de la photographie ? À
sauver sa représentation indicielle et l'authentification qu'elle
rapporte ? La grande masse des amateurs – qui est pourtant
l'humus sur lequel un regard neuf a le plus de chances de germer –
l'ignore. Parmi les photographes professionnels, seuls peut-être les
photojournalistes en ressentent l'urgence. Quant aux autres... ils
courent, exténués, après la dernière version du logiciel à
télécharger, dans l’espoir vain que cela rendra leurs images
enfin uniques – et qui se retrouvent aussitôt par milliers à
appliquer les mêmes nouvelles recettes.
On
ne reviendra pas au film. Non parce que, techniquement parlant, cette
technologie est devenue obsolète – même si elle ne peut l'être
que dans une perspective économique –, mais parce qu'elle n'offre
aucune forme de résistance face au numérique. Faire du film
aujourd'hui se réduit à la prise de vue ; après on scanne le
négatif ou la diapositive, et plus rien ne distingue cette image de
celle saisie par un capteur numérique. C'est donc à l'intérieur du
numérique lui-même qu'il faut créer les points de résistance.
Cela ne signifie pas qu'il faut « sortir du numérique »,
mais qu'il faut se l'approprier.
Or, aujourd'hui, c'est l'inverse que l'on observe : le numérique
s'est emparé de la photographie pour l'asservir à ses propres fins,
qui ne sont évidemment pas celles d'une photographie authentique,
c'est-à-dire fondamentalement
indicielle. Il faut brider le numérique et le réduire à une
fonction strictement indicielle justement. Il faut l'empêcher de
déborder du cadre de la photographie. C'est là bien plus un acte de
pensée, une attitude volontaire, voire volontariste, qu'une décision
technique. On pourrait certes se passer de logiciels tels que
Photoshop & Co. Mais on peut aussi vouloir
une photographie qui ne soit pas soumise à ce nouveau carcan
esthétique que Photoshop impose par ce qu'il propose. Il n'est qu'à
considérer l'attitude de l'immense majorité des photographes
occasionnels qui se contentent de ce que leur téléphone portable
permet de saisir : une photographie certes toute faite de
conventions, de codes et de clichés, mais qui ne demande pas le
secours de Photoshop pour altérer (« améliorer ») ses
images. C'est que l’aspect de l'image compte moins ici que ce
qu'elle représente. Le téléphone portable est un carnet de notes
visuel aisé à utiliser ; il ne permet pas une image de qualité
au rendu spectaculaire ou flatteur. Mais il réussit à combler
l'intention de son propriétaire : saisir ce qu'il voir au gré
de son regard. En un sens, c'est peu ; mais pourtant c'est déjà
énorme. Il ne quitte pas ainsi la dimension indicielle de la
photographie et sa vertu authentificatrice qui lui est associée.
C'est qu'il ne lui en demande pas plus. Pour satisfaire cette
intention, Photoshop ne lui apportera rien de plus. Il l'ignore donc
complètement et s'en porte très bien ainsi.
De
même on peut très bien être bon photographe et ignorer les
services Photoshop. Mieux : on pourrait pousser le raisonnement
jusqu'à son terme et conclure que Photoshop n'est destiné qu'aux
mauvais photographes. Je n'irais pas jusque là. Ce que je veux dire,
c'est que la seule option qui reste au photographe soucieux de la
valeur indicielle de ses images, c'est de développer une stratégie
de résistance. C'est-à-dire de
refuser les dérives de la manipulation des images que les logiciels
de traitement existants proposent et rendent si faciles. Pour qui
s'est forgé un regard photographique à l'école de l'argentique,
cette stratégie va de soi. Il connaît les contraintes du films et
des tirages ; il sait donc où commence la tricherie. Pour qui
n'a pas connu cette époque, cela paraîtra beaucoup plus abstrait et
se réduira in fine au
refus pur et simple des services Photoshop. Ce n'est pourtant pas
cela qui est la bonne démarche. Ce à quoi il faut tendre, c'est de
répondre au plus juste à la question « comment puis-je
améliorer la perception de ma photo de telle manière que sa valeur
indicielle soit mise en avant ? ». À partir de là, le
champ des techniques offertes est vaste, et le traitement numérique
des images, aussi paradoxal que cela puisse paraître, offre des
opportunités positives. Même si cela n'apparaîtra pas toujours de
manière évidente au commun des spectateurs qui contemple ces
images. Il s'agit, on le voit, d'une démarche volontaire qui doit
être valorisée par rapport au photoshopping, mise en avant par le
photographe et, comme telle, revendiquée.
L'essentiel
revient, en fin de compte, à revendiquer la non-manipulation de
l’image photographique comme gage de sa valeur indicielle. On peut
imaginer de garantir cette sorte de virginité en affichant, par
exemple, le fichier RAW original au regard de l'image publiée. Ou
d'imbriquer un logo (qui reste à créer : concours ouvert aux
graphistes), qui marquerait cette photo comme Certified
Photoshop Free, ou quelque chose
de semblable. Dira-t-on que c'est naïf ? Peut-être ; mais
tricher, en photographie, l'est encore plus. Au moins on laissera
ainsi au spectateur, celui auquel ces instants de vérité
photographique sont proposés, le droit de choisir entre une
photographie authentique et celle qui relève d'un art (quelquefois)
qui utilise la photographie comme moyen pour une fin qui lui est
étrangère.
Post-Scriptum.—
Il convient de s'entendre sur ce qui est réclamé dans les
paragraphes qui précèdent. Il s'agit des droits imprescriptibles
d'une straight photography
qui préserve sa nature indicielle et lui permet ainsi de remplir sa
tâche la plus essentielle : porter témoignage.
Il ne s'agit pas de vilipender des logiciels tels que Photoshop comme
responsables directement
du bouleversement du sens même de la photographie. Si cette dernière
s'en trouve mise en question en tant qu'indice authentificateur de ce
que ses images représentent, Photoshop n'est, dans ce processus, que
l'aboutissement d'une ancienne évolution presque fatale, laquelle,
par ailleurs, échappe complètement à ses concepteurs. C'est
l'argument esthétique qui
aura poussé à la manipulation, encore et toujours sous la
fascination naïve devant les arts picturaux traditionnels. Il y a,
par ailleurs, un usage tout à fait légitime des potentialités
offertes par Photoshop, si seulement cet usage ne se revendique pas
comme une photographie qui prétend porter témoignage. À partir de
là, il y a un véritable univers créateur lié à l'usage de
Photoshop et de la photographie, mais pour lequel cette dernière se
présente plutôt comme un moyen.
Il reste à ses créateurs à échapper au piège béant du
néopictorialisme et aux facilités induites par les logiciels de
traitement de l'image. Mais il y a fort à craindre que ces options
esthétiques nouvelles, si elles devaient émerger, n'auront guère
le droit de se réclamer de la photographie stricto sensu.
Concrètement,
cela signifie ceci : nous avons aujourd'hui toujours sous les
yeux les photographies de Robert Fenton sur la Guerre de Crimée, ou
celles de Matthew Brady sur la Guerre de Sécession. Ces événements
dramatiques, porteurs d'une immense souffrance humaine, tendent
néanmoins à s'effacer de notre conscience, qui suit en cela sa
pente naturelle. Quelles qu'aient pu être les critiques que l'on a
pu émettre quant au caractère « objectif » – ou le
manque d'objectivité en fait – de ces photos, elles demeurent
néanmoins la trace de la vérité d'un événement passé dont la
douloureuse prégnance nous est rappelée de la plus vigoureuse
manière. Nous pouvons y constater de visu
l'âpre réalité de ces guerres pourtant si lointaines déjà. Grâce
à ces photos, nous pouvons voir ce que les livres d'histoire ne font
qu'évoquer. Il n'y a pas ici de révisionnisme possible.
Il
faut que ce que nous photographions aujourd'hui puisse être perçu,
dans un siècle ou deux, voire plus, comme nous pouvons encore
percevoir ce monde en guerre que nos prédécesseurs et pionniers ont
pu le rendre définitivement visible. Il faut que nos héritiers
puissent voir –
c'est-à-dire aussi ressentir
– le monde qui est le nôtre et que nous cherchons inlassablement à
retenir en images. Mais qu'en serait-il de ces témoignages si toutes
nos images étaient grevées du soupçon de photoshopping ?
C'est pourtant dans le rendu authentificateur d'un réel passé
que réside le sens esthétique de la photographie, si on veut bien
s'accorder sur le sens premier du mot αἴσθησιϛ
– action de percevoir par les sens et/ou par l'intelligence –,
« ce qui peut être ressenti ». Cela suppose une
photographie authentifiant la réalité de ce qu'elle donne à voir.
L'essence de la photographie, et l'image du monde qu'elle reproduit,
ne saurait être réduites au monde artificiel que reconstruisent les
algorithmes d'un logiciel, aussi performant puisse-t-il être.
_____________________________
NOTES