samedi 31 octobre 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Quarante-neuvième semaine

 

Boulevard Pachéco, 2019


L'IMPACT


La ville moderne a troqué la pierre contre le verre. Elle a ainsi rendu à la lumière une liberté qu'elle lui avait jusqu'ici obstinément refusée. Les murs se sont faits vastes fenêtres dans lesquelles jouent la transparence, les reflets et les scintillements, rendant la ville étincelante. Finie l'intransigeante opacité des murs gris ; voilà l'impudique transparence des parois de verre.

Mais cette conquête s'est faite au prix d'une sournoise fragilité. Ce que l'on croyait encore en mesure de nous protéger ne résiste que médiocrement à la pierre qu'un bras vandale aura lancée de toute force. L'impact est grossier mais il déploie une myriade de fêlures qui fuient en éventail, offrant à la lumière de ce jour gris l'aubaine de s'affirmer quand même. L'impact aura ennobli le verre trop lisse.

Un graffiti au jaune provocant finit de déchoir la paroi meurtrie, et dans cet accouplement inattendu du choc et du graphe, laissant se deviner la silhouette des bâtisses proches, se révèle une allégorie que le photographe se devait de fixer. La valeur d'une photo n'a pas de morale.

samedi 24 octobre 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Quarante-huitième semaine

 

Rue de la Régence, 2019


DÉCEPTION

Bras ballants, il semble contempler les façades de la Cour de comptes que réfléchissent les portes vitrées des Musées royaux des Beaux-Arts. Le musée est fermé.

Il ne jouira pas de la douceur du trait de Memling ; il ne se laissera pas aller à la fascination devant l'univers fantastique de Jérôme Bosch. Il ne participera pas aux scènes vivantes et populaires de Brueghel l'Ancien. Les carnations opulentes de Rubens ne s'offriront pas à ses délices, pas plus que le dessin nerveux de Jordaens ne l'émerveillera. L'élégance des portraits de Van Dijck se soustraient à son admiration.

Et toute sa déception se lit dans son attitude désemparée, dans cette gesture de la frustration – c'est un rendez-vous manqué. Son attitude corporelle le trahit et le photographe qui passait par là n'aura pas manqué de la saisir subrepticement. Mieux que par un entretien en tête-à-tête, la photographie tire des aveux à l'insu de ceux-là mêmes qu'elle surprend.

samedi 17 octobre 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Quarante-septième semaine

 

Grand Place, 1983


VADE RETRO


« Vade retro monstrum diabolicum, opus maleficus, uter mali ! », s'écrie Saint Michel posté au sommet de la tour de l'hôtel de ville.

Le voilà fièrement dressé, l'épée au clair, hardi et un peu crâne quand même, prêt à en découdre avec le hideux cigare volant, décidé à le percer s'il s'approche trop, et déjà satisfait de le voir s'affaler, flasque et inerte, sur les toits et les rues de la ville.

On prête aux héros et aux saints un courage extraordinaire quand ils font face à des dangers non moins extraordinaires, mais aussi imaginaires le plus souvent. Saint Michel fut dressé au sommet du beffroi afin de célébrer sa victoire sur le Malin et ainsi protéger la ville. Pouvait-on alors imaginer qu'il dût un jour se dresser devant une des ces créations fantastiques et inquiétantes issues de l'imagination et de la technique humaines ? Saint Michel nous apprend à nous défier aussi des hommes et de leurs entreprises hasardeuses.

samedi 10 octobre 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES — Quarante-sixième semaine

 

Rue Vautier, 2011


LA CAVERNE

Le livre VII de La République de Platon s'ouvre par la description d'une étrange scène que l'on a coutume d'appeler le « mythe de la caverne ». Je ne sais si ce texte constitue un mythe à proprement parler, mais il est certainement devenu un texte mythique de la philosophie. D'aucuns le considèrent comme fondateur de l'idéalisme.

Le thème en est bien connu : des hommes enchaînés dans l'obscurité d'une caverne ne peuvent percevoir, sur la paroi qui leur fait face, que l'ombre des objets qui passent devant une source de lumière disposée à l'entrée de la caverne. Une sorte de vaste lanterne magique en quelque sorte.

Ce spectacle étrange qui se déploie devant les yeux de ces malheureux prisonniers est représenté par cette photographie. Les ombres qui se détachent sur le mur ne sont pas les objets réels – les « idées » – qu'elles représentent. Pourtant, sans eux, pas d'ombre portée. Tout ne serait-il donc qu'illusion dans cette photo ? Non, car il s'y trouve une réalité directement représentée, essentielle, de même nature que celle des objets projetant leur ombre. Cette réalité immédiate est celle du mur sur lequel les ombres se projettent et sans lequel elles ne pourraient être perçues.

À cela, Platon n'a pas pensé. Première fissure dans l'édifice platonicien. Et notre philosophe a oublié autre chose encore. Pour décrire une telle scène, il faut un regard qui la perçoive. Regard lui aussi non moins réel que les objets originaux. Ce regard est ici, en l'occurrence, celui du photographe. Et nous voilà projeté auprès de Descartes : je photographie, donc je suis. Deuxième fissure dans l'édifice platonicien.

En 1884 Nietzsche écrivait : « La photographie est une preuve suffisante contre la forme la plus grossière de l' “idéalisme” ». Ou la photographie élevée au titre d'argument philosophique.

samedi 3 octobre 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Quarante-cinquième semaine

 

Vue prise de l'avenue Fonsny, 2018


TOUR DES BRUMES

 



La Tour du Midi est plantée telle un pieu fiché au cœur du tissu urbain qu'elle domine de ses 148 mètres. La gare du Midi lui sert de socle. Pur produit de la gabegie urbanistique qui caractérise Bruxelles, elle en est néanmoins devenue comme un repère qui en jalonne le paysage, et marque l'extension méridionale du skyline bruxellois.

J'ai des dizaines de photos de cette tour, prises de divers points de vue, saisies à de nombreux moments étalés sur quarante années, sous autant de lumières différentes qu'il y a eu de jours où je l'ai photographiée. Je pourrais en faire tout un portfolio, un livre presque. Et je n'ai pas fini...

C'est son incongruité dans cette partie sud de Bruxelles qui frappe, comme un totem d'acier et de verre planté au centre d'un village qui feint de l'ignorer, comme un corps étranger que l'on tolère sans chercher à l'extraire. Elle abrite l'administration fédérale des pensions ; aussi l'appelle-t-on « la tour des pensions ».

Sa hauteur semble jauger l'ampleur de sa tâche, en toiser tout le vertigineux. Elle se perd dans la brume de l'hiver comme notre fin de vie paraît s'estomper dans l'indécision d'un brouillard toujours plus épais, toujours plus obscur.


Écrit le jour des morts 2019.