À
l'occasion de l'exposition rétrospective au Musée de la
Photographie de Charleroi, qui s'y est tenue du 22 septembre 2018 au
20 janvier 2019.
Étrange
question que celle posée par ce titre. Paru d'abord en 1958 en
France, puis en 1959 aux États-Unis, Les Américains
est une œuvre fondatrice, parce que innovante et séminale, qui aura
bouleversé le regard photographique en l'orientant dans la direction
prise par son auteur Robert Frank. Nul photographe ne peut ignorer
cette œuvre, en particulier s'il se vante d'être un street
photographer. Ce livre est
devenu une référence obligée, un pivot, une table d'orientation.
Il nous est devenu, à nous photographes aujourd'hui, tout à fait
familier. Et nous le connaissons tous en noir et blanc. Il peut dès
lors sembler incongru, sinon même profanateur, de l'imaginer en
couleur. Que se serait-il passé si Robert Frank avait photographié
Les Américains en
couleur ? Qu'est-ce que cela aurait apporté de plus,
ou d'autre ?
Cette
question bizarre m'est venue à l'esprit récemment en parcourant les
cimaises du Musée de la Photographie à Charleroi à l'occasion
d'une exposition rétrospective de l'œuvre majeure du photographe
helvético-américain. Les tirages originaux – que je voyais pour
la première fois – y étaient accrochés dans l'ordre qui est
celui du livre. Or cet ordre n'est ni fortuit, ni arbitraire. Il
répond à une structure thématique, telle que l'ont démontré Joel
Meyerowitz et Colin Westerbeck dans leur livre sur l'histoire de la
photographie de rue intitulé Bystander 1.
Le livre de Robert Frank procède ainsi d'une série de séquences
qui s'articulent autour d'un thème – quelquefois flou et lâche,
il faut le reconnaître –, séquences elles-mêmes chaque fois
introduites par la présence du drapeau américain white
and red stripes dans l'image qui
ouvre chaque séquence. Cela était d'autant plus évident que l'on
pouvait embrasser du regard presque la totalité de l'ouvrage d'un
seul coup d'œil balayant la salle d’exposition. Et de pouvoir
ainsi visualiser la scansion de toute la collection de photographies
en repérant la bannière américaine qui l'introduit. Mais combien
cela aurait-il été bien plus facile, plus évident, si Robert Frank
avait photographié en couleur !
Mais
peut-on seulement, par cette seule considération de commodité,
juger qu'il aurait été préférable que Les Américains
fut en couleur ? Est-ce là un motif suffisant ? Et
qu'est-ce que cela aurait apporté, comment le sens et le destin de
ce livre en eussent-ils été affectés ? – Il y a de nombreux
thèmes récurrents qui hantent ce recueil : les voitures, les
juke-box, les funérailles et les cimetières (présence obsédante
de la mort), la solitude, les marginaux en tous genres. Ce qui
frappe, à considérer ce livre rétrospectivement – c'est-à-dire
du point de vue de l'évolution ultérieure de la photographie
couleur –, c'est précisément cette récurrence presque
obsessionnelle de thèmes que l'on pourrait aussi pointer chez un
William Eggleston par exemple. Comme si le coloriste de Memphis
s'inscrivait dans le prolongement du regard de Frank sur les
Américains en le complétant en quelque sorte, ou en l'achevant, par
la couleur. Comme si Robert Frank avait manqué quelque chose ;
comme s'il devait être un précurseur, un coloriste qui s'est ignoré
tel. La couleur aurait-elle apporté quelque chose de plus à cette
œuvre ? Notre perception de ce livre-culte en aurait-elle été
bouleversée ?
On
ne peut répondre de manière péremptoire à ces questions. Cela
suffirait peut-être pour les déclarer oiseuses. Pourtant, quand
Robert Frank parcourt les États-Unis, en 1954-1955, en vue de
rassembler le matériau qui constituera son livre, d'autres
photographes se sont lancés dans des voies parallèles à la sienne,
photographes qui ont déjà franchi le cap de la couleur. Leur œuvre,
cependant, est restée dans l'ombre. Auraient-elles pu rivaliser avec
celle de Frank ? Question spéculative, une fois encore. Mais
non dénuée de sens. Car ce retrait des œuvres de photographie
couleur, sur le terrain de la photographie de rue, n'est pas la
conséquence de ce que Les Américains
les aurait occultées. Il faut plutôt invoquer ici des obstacles
techniques objectifs. Robert Frank charge son Leica de film Tri-X :
400 ASA, et sans doute « poussé » au delà quand les
circonstances l'exigent. Le film couleur Kodachrome II disponible à
l’époque fait... 10 ASA. Avec une telle sensibilité,
photographier à la volée, comme le fait Robert Frank, est tout
simplement impossible. Or nombreuses sont les photos qui illustrent
Les Américains prises
en intérieur ; y renoncer eût transformé drastiquement le
contenu et le sens du livre, eût considérablement limité le regard
porté par le photographe sur la vie des Américains dans ce qu'elle
a de plus spontané, mais de plus fugace aussi.
Peut-être faut-il alors poser la
question autrement. Non pas : « que se serait-il passé si
Robert Frank eut à sa disposition un film couleur assez rapide ? »
– ce qui nous replace dans la pure spéculation –, mais :
« y a-t-il eu, au moment où Robert Frank photographiait les
Américains en noir et blanc, d'autres œuvres, en couleur cette
fois, qui exprimaient un regard similaire ? ». Et si oui,
quel aurait été l'impact de la publication de ces photos sur le
regard photographique de cette époque, comme le fut la publication
du livre de Robert Frank ?
Aujourd'hui,
en 2019, nous pouvons apporter des réponses, ou des éléments de
réponses, à ces questions. Nous le pouvons aujourd'hui
car ces œuvres coloristes sont enfin sorties de l'ombre où elles se
tenaient, enfermées et muettes. Et la réponse que suggèrent ces
récentes découvertes est : oui, il y a eu des précurseurs
coloristes – pour ne pas dire des concurrents – à Robert Frank.
Coloristes qui, eux aussi, jetèrent un regard neuf sur l'Amérique
et les Américains, même si ce regard n'avait pas toujours cette
désinvolture sans complaisance qui était celui de Frank. Néanmoins,
comme lui, ils avaient rompu avec la facilité bon enfant avec
laquelle on illustrait ordinairement l'Amérique et ses habitants –
ou que les Américains se donnaient d'eux-mêmes. Des noms viennent
ainsi à l'esprit : Ernst Haas, Helen Lewitt, Fred Herzog, Saul
Leiter... Des noms que nous pouvons citer aujourd'hui, maintenant que
leur œuvre a été révélée et est mieux connue, mise à
disposition par des publications récentes. Mais, dans les années
50, à l'exception de Ernst Haas, ils étaient à peu près inconnus
en tant que photographes coloristes (Helen Lewitt), voire en tant que
photographes tout court (Fred Herzog, Saul Leiter).
Il
faut reconnaître que cette photographie couleur inaugurale,
pionnière et innovante, devait, à certains égards, rester secrète.
Elle n'a guère joué de chance non plus. Comme si tous les moyens de
l'époque s'étaient ligués pour la contrarier. Certes Ernst Haas
connut un certain succès avec son reportage couleur sur New York,
publié en 1953 par le magazine Life.
Entrée en grande pompe (24 pages en deux numéros successifs chaque
fois) dans l'édition de presse grand public. Mais il s’agissait
bien là d'un reportage
– et était bien entendu comme tel par l’éditeur et son public
–, c'est-à-dire non pas
l'expression d'un artiste original – ce que, de son côté, le
photographe considérait comme le motif de son travail. Si certaines
des images de ce reportage pouvaient être vues comme
particulièrement originales, sinon audacieuses, elles procédaient
cependant d'un choix éditorial qui devait laisser dans le secret des
archives de Haas celles qui, aujourd'hui, nous paraissent les plus
emblématiques de son œuvre. Car Ernst Haas, apparemment timoré
devant la critique, préférait garder ces images par devers lui, par
crainte « de ne pas être compris ». Il faudra attendre
2011 pour que nous les découvrions enfin 2.
Helen
Lewitt est peut-être celle dont le regard qu'elle porte sur les
Américains de New York se rapproche le plus de celui de Robert
Frank. Comme lui, c'est grâce à une bourse de la fondation
Guggenheim qu'elle entame une démarche de coloriste dans les rues de
New York en 1959 et 1960. A-t-elle été influencée par Les
Américains de Frank publié un
an auparavant ? Difficile de le dire, d'autant que la quasi
totalité de ce corpus d'images couleur lui fut dérobé lors d'un
cambriolage en 1970, l'obligeant à reprendre ce travail ab
ovo. Ce que nous connaissons de
son œuvre couleur sur New York est essentiellement constitué
d'images réalisées dans les années 70. Certes, elles reflètent
sans doute ce qu'aurait dû être les premières photographies
couleur de 1959-1960, mais elles venaient trop tard pour qu'elles
pussent être mises en relation avec le livre de Robert Frank. En
1974 seulement, 40 de ces images furent présentés au MoMA de New
York sous la forme d'un diaporama 3.
D'un diaporama, et non
de tirages papier exposés.
Quittons
New York pour Vancouver. Fred Herzog y officie en couleur depuis
1953. Qui est Fred Herzog ? Pour l'époque, un inconnu, ou à
peu près. Et il le restera encore fort longtemps. Des années durant
il porte sur les rues de Vancouver un regard proprement « frankien »
avant la lettre. Certes, il fut ultérieurement fort impressionné
par Les Américains,
selon ses propres déclarations. Quand il le découvre, il est déjà
coloriste. C'est plutôt pour lui une confirmation qu'une révélation,
la découverte d'une secrète parenté du regard porté sur les monde
et les gens. Mais cette œuvre reste elle aussi confidentielle.
Quelques séances de projection de diapositives de temps à autre,
devant un public restreint et, apparemment, peu réceptif à
l'originalité de ce regard, sont les seules manifestations de
l'artiste à cette époque. Cette œuvre n'émerge finalement qu'à
la fin des années 90, début des années 2000. Un livre la consacre
auprès du public en 2011 4.
Revenons à New York. Il y est une
autre de ces figures marquantes de l'exploration des potentialités
de la photographie couleur, la figure sans doute la plus originale,
la plus innovante, la plus audacieuse même, mais aussi la plus
secrète. Je veux parler ici de Saul Leiter. Durant les années 50,
Leiter n'est guère connu que comme peintre. Un peintre original.
Trop peut-être, car ses toiles se vendent mal. Alors, pour nouer les
deux bouts, il officie aussi comme photographe. Photographe de mode,
c'est-à-dire comme « commercial ». Autant dire, selon
les préjugés de l'époque : arrêt de mort pour toute
existence qui se prétend artiste. Depuis 1948 il photographie dans
les rues de New York, en couleur, pour lui, parallèlement à son
œuvre de peintre. Mais ce pan entier de son œuvre devait rester
inconnu, sauf pour quelques privilégiés qui pouvaient assister, en
petit nombre, à des projections de ses diapositives dans l'atelier
de l'artiste. Il faudra, ici aussi, attendre des décennies avant que
quelques de ses tirages sur papier soient exposés. Il faudra
attendre l'avènement du numérique pour que l'ensemble de l'œuvre
photographique soit accessible, notamment au travers de
monographies 5.
Ce fut alors une réelle découverte. Celle d'un regard qui explore
l'humanité de la grande ville comme objet d'interactions avec les
couleurs ambiantes. Des couleurs dont la palette chromatique – et
c'est cela qui est le plus remarquable – rappelle celle de ses
peintures. Ce regard n'est sans doute pas celui de Robert Frank. Mais
si Saul Leiter avait pu publier, dans les années 50, un recueil de
ses photographies couleur, sans doute aurait-il reçu le même
accueil que celui des Américains : incompréhension et
rejet d'abord – par ceux qui survolent les images –,
reconnaissance comme œuvre inaugurale ensuite – par ceux qui
s'attardent à la fascinante poésie de ses images. Non certes, ce
n'est pas du Frank ; c'est plus et déjà autre chose.
On se plaît à dire que Robert
Frank a cassé l'histoire de la street photography en deux. Ce
n'est pas tout à fait faux : il y a un avant et un après Les
Américains. Avant, c'était la vision humaniste de l'école
parisienne, celle des Cartier-Bresson, Izis, Doisneau, Ronis, et
leurs prédécesseurs hongrois Kertész et Brassaï. Après, c'est la
street photography hard boiled, essentiellement new-yorkaise,
celles des Klein, Winogrand, Friedlander, Meyerowitz... Aucun de tous
ceux-là, à l'exception de Joel Meyerowitz, qui s'y est converti,
n'a photographié en couleur, si ce n'est de manière tout à fait
anecdotique 6.
La vision que Robert Frank inaugure, celle qu'il porte sur la société
américaine des années 50, déclot un monde qui feignait de
s'ignorer. Sa photographie le jette en pleine lumière, au regard de
tous. On peut comprendre l’hostilité à peine voilée avec
laquelle son travail fut reçu aux États-Unis. Or, justement, ce
regard décapant et bouleversant à force de justesse, se retrouve
peu ou prou dans l'œuvre des photographes coloristes que j'ai cité.
Avec une autre tonalité, certes, c'est portant la même mélodie qui
s'y fait entendre, peut-être aussi portée par un rythme d'un autre
tempo. Que se serait-il passé si l'un de ces photographes avait pu
publier un livre à partir de ses clichés couleur ? Aurait-il
endossé ce rôle inaugural aujourd'hui dévolu aux Américains ?
Question singulière, mais pertinente. Car elle semble devoir
admettre qu'il y a eu, durant ces années charnières de l'après
guerre, comme un impératif diffus de rompre avec une syntaxe de
l'image jugée par trop complaisante. C'est un rejet de la recherche
du beau en photographie en tant que fin en soi, la volonté
d'affirmer que les catégories esthétiques traditionnelles qui
collent encore à la photographie sont devenues caduques. C'est comme
si un impératif d'authenticité s'était soudain emparé de
la pratique photographique en général, de la photographie de rue
plus particulièrement.
Qu'aurait apporté la couleur dans
ce contexte ? Comment une œuvre telle que Les Américains
aurait-elle été reçue si elle avait été en couleur ? Cela
n'aurait probablement pas changé l'accueil à tout le moins réservé
qui lui fut initialement accordé. Peut-être aussi que cet accueil
aurait été plus hostile, son rejet encore plus véhément, si la
nature prosaïque et quelque peu indécente – au regard d'une
certaine conception de l'image idéale – de la vie des Américains
avait été comme amplifiée par la vertu descriptive de la couleur.
La trivialité de la vie des Américains eût été portée à son
comble, rendant peut-être là, ironiquement, justice à ce mot
pourtant injustifié de Walker Evans dénonçant la couleur comme
« vulgaire ». Oui, c'est peut-être cela qui manque à
l'œuvre séminale de Robert Frank pour atteindre le terme d'une
intention qui ne lui est peut-être pas apparu de manière
consciente : montrer non pas seulement la trivialité de ce qui
se cache sous l'American Way of Life, mais aussi d'en faire
éclater toute la vulgarité. La couleur eût été ici sans doute la
meilleure alliée de l'œuvre de Robert Frank.
C'est un jeu de l'esprit un peu vain
que de spéculer sur ce qu'aurait été l’histoire de la
photographie si ce fut un coloriste qui dut remplir le rôle dévolu
à Robert Frank. Pourrait-on imaginer un Ernst Haas bouleverser ainsi
la photographie ? Son tempérament de poète de la couleur ne
semble décidément pas cadrer avec la démarche du photographe des
Américains. Encore moins verrait-on ce doux rêveur de Saul
Leiter jouer les révolutionnaires du regard. Mais là où le jeu
semble gagner en pertinence, c'est à considérer les démarches
d'Helen Lewitt ou de Fred Herzog. Ceux-là ont bien porté un regard
sur leur environnement qui ne laisse pas de rappeler ce que fera
Robert Frank un peu plus tard. Ce sont ces coloristes qui,
d'une certaine manière, devancèrent l'auteur des Américains
et, par delà un regard sans tabou sur leurs contemporains,
apportèrent en outre la dimension descriptive et émotionnelle de la
couleur. Que leur a-t-il alors manqué pour qu'ils pussent jouer ce
rôle ? La réponse est d'une trivialité désolante : il
leur a manqué du papier.
Il leur a manqué la possibilité
purement technique de présenter leurs images sur un support qui eût
permis d'accrocher leurs clichés aux cimaises des galeries ou des
musées. Rappelons-nous que nous sommes dans les années 50. Presque
tous les photographes coloristes opéraient avec ce film magique que
fut le Kodachrome. Or c'est un film positif. Le résultat est un
petit rectangle de quelques dizaines de millimètres de côté. Tel
quel, il ne peut faire l'objet d'une visualisation directe
satisfaisante. Il faut l'agrandir et, à l'époque, seule la
projection sur écran est aisément réalisable. Vision éphémère
d'une image complètement dématérialisée (quant à son support du
moins : comment vendre et collectionner de telles images ?)
qu'un public très restreint peut brièvement contempler. Le procédé
d'impression sur papier par transfert de colorant (dye-transfer),
alors récemment mis au point et commercialisé, est complexe et
économiquement inabordable pour ces artistes chroniquement
désargentés. Seule la publicité s'en empare vraiment, le faisant
du même coup basculer dans le domaine du non-artistique absolu selon
les critères de l'époque, ce qui ne contribua pas pour peu à en
freiner le recourt. Il faudra encore attendre trente ans pour que le
procédé Cibachrome voie le jour et s'impose enfin comme un réel
concurrent du dye-transfer, mettant le tirage papier enfin à
la portée des coloristes. Ce sont ces limitations techniques et
économiques qui ont sans doute fait que l'œuvre de Robert Frank,
parce qu'elle était en noir et blanc, a su gagner son impact
séminal. « Que ce serait-il passé si Les Américains
avait été photographié en couleur ? », demandions-nous.
La réponse est : rien. Il ne se serait rien passé car
le livre en question n'aurait tout simplement pas été réalisé.
Pas seulement parce que la reproduction photomécanique des couleurs
laissait encore à désirer. Mais parce que notre photographe
n'aurait sans doute pas obtenu la bourse de la fondation Guggenheim
sans la perspective de monter une exposition avec des tirages
originaux, sans pouvoir proposer un livre imprimé à un prix
raisonnable. Robert Frank serait resté captif de cet anonymat qui
pesa comme une malédiction sur tous les pionniers de la photographie
couleur. Fort heureusement, Robert Frank n'était pas coloriste.
Étrange destin que celui qui scelle
l'aventure du regard photographique. Porté par la passion de
toujours conquérir résolument le plus vaste champ possible du
photographiable, il voit cet élan brisé par des limitations
techniques. C'est un avatar récurrent dans l’histoire de la
photographie, mais qui a eu, très souvent, l'avantage de pousser les
avancées techniques : il fallait les mettre au diapason des
exigences du regard. Ce dernier précède toujours la technique qu'il
suscite et appelle. Mais cela lui joue aussi de mauvais tours. Au
terme de son travail sur les Américains, Robert Frank déclarait
triomphalement : « You can photograph anything now 7 »
– « Maintenant vous pouvez tout photographier ». Eh
bien non, justement ; pas encore. Il manquait encore la couleur
à cette conquête. Aujourd'hui nous savons que cette conquête était
en marche mais qu'il restait à l'accomplir. Si bien que Les
Américains représente, sans doute, le dernier grand œuvre
de la photographie noir et blanc. Robert Frank et Les
Américains, ou la photographie couleur qui s'ignorait.
1Colin
Westerbeck, Joel Meyerowitz. Bystander – A History of Street
Photography. Bulfinch Press. Boston, New York, Toronto, London
1994.
2Ernst
Haas. Color Correction. Steidl Verlag. Göttingen 2001.
3Helen
Lewitt. Slide Show. Powerhouse Books. New York 2005.
4Fred
Herzog. Photographs. Hatje Cantz Verlag. Ostfildern 2011.
5Saul
Leiter. Early Color. Steidl Verlag. Göttingen 2001. –
Retrospektive. Kehrer Verlag, Heidelberg 2012.
6Je
n'ignore pas que les photographes que je viens de mentionner ont
fait quelques incursions dans le domaine de la couleur. Mais il faut
bien reconnaître que c'étaient des expériences fort marginales
par rapport à leur œuvre majeure. En cela, ils étaient un peu les
héritiers de Walker Evans, pour qui la couleur n'était qu'effet
surajouté. Il fallait une prise de conscience de la couleur que
seuls quelques de leurs contemporains avaient éprouvée. Le cas de
Joel Meyerowitz est fort emblématique à ce propos, et je me
permets de renvoyer ici à l'article que j'ai publié à ce propos
en janvier 2018 dans ce même blog, sous le titre Recommandation
n° 6 : Joel Meyerowitz et la question de la couleur.
7Cité
par Susan Sontag. On Photography. Allen Lane, London 1978 –
p. 187.