samedi 28 décembre 2019

52 SEMAINES À BRUXELLES - Sixième semaine

Rue Ravenstein, 2013



SOURIRE AVENANT




Ô toi, passant trop pressé, au regard ombrageux, ne me toise pas ainsi avec une telle défiance ! Ne vois-tu donc pas que ce n'est pas toi que je vise, mais le séduisant sourire de Julia Roberts, que tu ne vois pourtant pas t'inviter, toi aussi, à trouver abri auprès d'elle dans cette aubette ?

À vrai dire, la réalité était beaucoup plus prosaïque. Le soleil d'hiver, rasant et insinuant, s'amusait à n'éclairer que le visage de la comédienne qui prêtait son image à une publicité. Je tournais autour de l'abri depuis un moment déjà, cherchant à rendre au mieux cette facétie de la lumière, et n'espérant pas trop qu'un usager put prendre place dans l'abri encore désert. Il aurait pu ainsi prêter sa présence à une photo qui pouvait être plaisante. Mais c'était un dimanche et les passagers des transports publics étaient rares.

Et puis soudain, alors que j'en étais encore à photographier sans trop de conviction ce sujet un peu pauvre, à l'instant même où je m'apprêtai à appuyer sur le déclencheur, surgit dans le champ de l'image cet impromptu mais salutaire passant. Le tout s'était enfin cristallisé en une image porteuse d'un sens potentiel, illustration d'une histoire à raconter qu'il suffisait juste encore à inventer.

Je t'en laisse le soin, patient spectateur de cette photo, car toi seul, qui ignore comment elle fut prise, saura imaginer plus librement cent contes sur le thème du passant anonyme et de la belle comédienne.

samedi 21 décembre 2019

52 SEMAINES À BRUXELLES - Cinquième semaine

Grand Place, 2016



NOËL SUR LA GRAND PLACE





À l'approche de Noël, la Grand Place de Bruxelles se pare des atours qui conviennent à cette circonstance : on y dresse un grand sapin, et une crèche grandeur nature y est installée. On la peuple d'animaux vivants et de figures bibliques figées. C'est un pittoresque convenu qui a le don d'éveiller la plus grande frénésie photographique parmi les milliers de touristes qui fréquentent chaque jour ce haut lieu de la capitale.

Cela a la vertu de pousser le photographe au bout de son obsession : comment, sur un sujet aussi connu, couru, rebattu, faire la photo que personne n'a jamais faite ? La recette est pourtant simple : observez dans quelle direction se pointent les objectifs des touristes et tournez-leur résolument le dos. Visez leurs antipodes et vous verrez ce qu'aucun d'entre eux n'a vu.

Sur un perron qui domine quelque peu la place, là où dix touristes agglutinés s'affairaient à faire tous le même cliché, j'avisai la fenêtre à laquelle ils tournaient le dos. Ce qui j'y ai vu me satisfit d'autant plus qu'aucun ne s'inquiétait de l'original qui faisait des photos là où, pensent-ils, il n'y a rien à voir.

Il ne suffit pas d'avoir des yeux pour voir. Ce serait même plutôt l'inverse : c'est à ceux qui sont soucieux de voir que la vue leur est accordée. Ce n'est pas parce que nous avons des yeux que nous voyons ; c'est quand nous nous faisons voyants que des yeux nous sont octroyés.

samedi 14 décembre 2019

52 SEMAINES À BRUXELLES - Quatrième semaine

Rue des Colonies, 2010



LA PLUS BELLE MOUSTACHE DE BRUXELLES




C'est une des plus belles moustaches de Bruxelles. « Il y en a de belles ailleurs. Mais les moustaches de Bruxelles sont quand même les plus belles ». Ainsi le président de « l'Ordre de la Moustache de Bruxelles ».

Qui oserait le contredire ? Se risquerait-on à défier cette luxuriance capillaire ? Je me contente de la constater et me garderais bien de tout jugement négatif.

Un jour – qui sait ? –, peut-être plus proche qu'on n'ose l'imaginer, ce genre d'humour bon enfant, pur produit de la zwanze* bruxelloise, sera interdit. Dissimulation, invoquera-t-on. Parce que les algorithmes de reconnaissance faciale, qui nous jaugent jusque dans les WC publics, seront incapables d'y reconnaître un faciès humain. Donc, individu hostile.

Contre l'obsession sécuritaire liberticide, Bruxelles a choisi la moustache comme arme de résistance. J'aime Bruxelles. Vivent ses moustaches !

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*Zwanze (du brabançon « radotage ») est un type d'humour gouailleur associé à Bruxelles. Par extension, le terme désigne un art de vivre bruxellois (Wikipédia).

samedi 7 décembre 2019

52 SEMAINES À BRUXELLES - Troisième semaine

Place Sainte-Catherine, 2016



L'OMBRE PORTÉE





Jeune, je dédaignais les lumières de l'hiver. Ou elles me paraissaient si grises, si ternes, si mornes que je ne pouvais imaginer qu'elles pussent exalter les couleurs. Ou alors, si la journée était ensoleillée, je les trouvais trop crues, trop rases, trop brèves. J'attendais le mois de mai pour daigner photographier au lever ou au coucher du soleil. Sot que j'étais ! Que n'ai-je manqué d'opportunités irrévocables de saisir des images exceptionnelles !

Combien riches d'images rares est le soleil d'hiver ! Il pénètre profondément dans les replis de la ville en révélant des lieux et des scènes que le soleil d'été ignore. La lumière de l'hiver dresse la scène épique où se joue la lutte éternelle de l'Ombre et de la Lumière.

C'est l'ombre qui est essentielle. S'il n'y avait point d'ombre, nous ne percevrions pas la lumière. Car si la lumière crée l'ombre, c'est l'ombre qui révèle la lumière. Une ombre est la marque visible d'un manque, c'est-à-dire d'une absence.

L'ombre et la lumière structurent cette photo. Les couleurs leur font contrepoint, créant des cases où, dans l'une d'elles, se dessine la silhouette d'une vapoteuse. « Ombre portée » dira-t-on. Quelle belle expression ! C'est la vapoteuse en effet qui porte son ombre dans cette image pour lui donner une dimension humaine sans laquelle elle resterait inintéressante, sinon ennuyeuse.

Merci Madame d'avoir su charmer la lumière pour me faire don, dans cette photo, de votre absence.

samedi 30 novembre 2019

52 SEMAINES À BRUXELLES - Deuxième semaine

Galerie Anspach, 2009



PLUIE DE LUMIÈRE



Combien fascinante serait la pluie si elle était faite de gouttes de lumière ! Quelques poètes ont chanté cette merveille ; les photographes, quelquefois, ont su la saisir, avec la complicité du soleil. Mais en hiver, en pleine nuit ?...

À l'approche des fêtes de fin d'année, les illuminations qui afistolent la ville font partie de ces enchantements que la nature ne prodigue que fort rarement. Dans une galerie commerçante du centre de Bruxelles, on avait choisi la simplicité. Un faisceau de longues tresses ponctuées d'innombrables points lumineux faisaient comme autant de gouttes de lumière paraissant se précipiter au sol. Ce n'était pas de la pluie, puisqu'aucune ne tombait. Mais la hauteur du montage participait à créer cette forte impression de chute et de vertigineuse verticalité. Il semblait que les étoiles du ciel, crevant le plafond, s'étaient mises à tomber.

Pour autant que le silence put se faire dans ce passage fréquenté, je suis sûr que l'on pouvait entendre le vif crépitement de ces gouttes de lumière s'écrasant sur le sol et, l'imagination aidant, former des flaques lumineuses s'agitant de mille reflets et scintillements sous les pas des badauds qui les foulaient.

Quand je sortis de la galerie, tout ébloui encore de ce spectacle féerique, combien pauvres et triviales me parurent les décorations de la rue ! La magie des illuminations ne s'exerce que lorsqu'elle allume l'imagination de ceux qui prennent le temps d'aller au-delà de la première apparence.

samedi 23 novembre 2019

52 SEMAINES À BRUXELLES - Première semaine

Boulevard Anspach, 1978

GIGOLO DANS UN CABRIOLET ROUGE



C'est une photo qui m'en a coûté mais qui m'a aussi libéré. Elle est peut-être aussi, par là même, la plus importante que j'aie jamais saisie. C'est par elle que j'ai vaincu ma timidité, ou mon appréhension, à photographier des inconnus dans la rue. J'avais 22 ans et j'étais ébloui par les images de Jay Maisel que j'avais découvertes quelques mois plus tôt dans un magazine. J'essayais maladroitement de les imiter.
Le rouge de la voiture et le pittoresque du personnage m'avaient arrêté : la photo devait être faite. Il était arrêté à un feu rouge et le temps était compté. Mais j'hésitais. Si je le photographiais, sans doute allait-il sortir de sa voiture pour me demander des comptes, me menacer peut-être. Peut-être était-il membre d'une bande de mafiosi ? Il me regardait, j'étais figé. Il fallait me décider, mais je trouvais encore de mauvais prétextes : la lumière est trop dure... le fond est trop confus... – jusqu'au moment où une camionnette de police s'arrêta à sa hauteur. Elle faisait un écran blanc qui accentuait encore le rouge de la voiture, et la police était maintenant là s'il devait y avoir du grabuge. Je fis la photo.
Le feu passa au vert et il repartit, indifférent. J'étais soulagé et gonflé à bloc de satisfaction et de fierté. Une de mes plus intenses expériences photographiques.

vendredi 22 novembre 2019

52 SEMAINES À BRUXELLES - Introduction générale

Sous ce titre j'entame la publication hebdomadaire d'une photographie choisie parmi toutes celles que j'ai réalisées à Bruxelles. Cette publication s'étendra sur toute une année, c'est-à-dire cinquante-deux semaines, c'est-à-dire encore cinquante-deux photographies. Chacune d'elle sera accompagnée d'un court texte, sur l'intention duquel je reviendrai plus tard.
Toutes les photos qui se rassembleront sous ce titre ont donc en commun Bruxelles comme lieu de leur saisie. C'est là le seul lien qui les unifie dans l'exposition de cet aspect de mon travail de photographe. I'm a born street photographer, je suis un photographe de rue né – si je puis risquer cette expression – et Bruxelles a toujours été mon terrain de chasse privilégié. D'abord parce que cette ville m'a vu naître, parce que j'y ai grandi, et enfin parce qu'elle fut le terrain s'offrant spontanément à l'exercice de mes premiers pas de photographe dès le milieu des années 70. Il ne faut donc pas se méprendre quant à la nature de cette publication. Il ne s'agit en aucun cas de proposer je ne sais quel « reportage » sur une ville appelée Bruxelles. Celui qui y chercherait quelque illustration de la vie bruxelloise ou qui souhaiterait y trouver quelque matière à documenter le propre de cette ville, sera déçu. Ces photographies sont bien moins des images sur Bruxelles que des photos faites à Bruxelles. Cette ville y est plutôt le prétexte à l'exercice d'un regard personnel qu'un thème en soi.
Comme je le disais il y a un instant, chacune des photographies publiées sera accompagnée d'un texte qu'elle m'aura inspiré. Pour le dire simplement, c'est en quelque sorte un commentaire de mon cru sur mes propres photos. Mais là encore il convient de se garder de croire qu'il s'agit d'une légende de quelque étendue ou d'un commentaire qui chercherait à doubler l'image par des mots. Non pas dire ce que la photo montre immédiatement, mais plutôt la prolonger, l'étendre au-delà de ce qu'elle donne à voir, d'en ouvrir comme une dimension secrète, inattendue quelquefois, révélation d'un non-dit que toute photographie recèle implicitement.
Je ne vais pas ici exposer et commenter toutes les théories qui discutent du rapport image/langage, lequel rapport sous-tend toute appréhension d'une photographie, en oriente la « lecture » et influe sur son sens. Il y a de nombreux écrits qui en traitent, et je me contenterai d'y renvoyer le lecteur. Toute photographie appelle le langage, le provoque et l'impose comme son indéfectible complément. Une photo est primordialement un acte déictique : elle est pure monstration. C'est un index tendu qui pointe vers ce qu'il y a à voir : « Regarde ça, là ! Tu as vu ça ? ». On le voit, montrer c'est déjà dire – quand même ne s'agirait-il encore que de simples exclamations. Mais elles sont déjà la manifestation primordiale d'une expérience native, naturelle et spontanée de notre être au monde. La parole se joint naturellement au geste, et la photographie en est l'illustration. Pourquoi montrer ça, justement ? Parce que cela ne nous laisse pas indifférent. Une photographie, c'est une invitation à dire ce que l'on ressent, ce que l'image suscite comme émotions, ce qu'elle éveille comme idées, ce qu'elle permet comme interprétations possibles. C'est une façon de comprendre le monde, et parce que toute compréhension est par nature interprétation, il faut le dire.
Tout cela est inévitablement fort subjectif. C'est ma façon de percevoir et d'interpréter ces photographies qui s'exprime par là. Il ne saurait en être autrement d'ailleurs, et je considère que c'est même une vertu. Car c'est une invite à la réflexion et à la prise de position. Et ces commentaires sont d'autant plus subjectifs que je suis moi-même l'auteur de ces photographies. C'est une position privilégiée, certes, mais aussi d'autant plus singulière. Car ce que j'exprime là par ces mots, c'est justement ma propre expérience de photographe. Je dis ce que j'ai ressenti au moment de les faire, ce qui m'a poussé à appuyer sur le déclencheur, mais aussi ce qu'elles évoquent encore pour moi quand je les regarde quelquefois plusieurs dizaines d'années plus tard. L'acte de photographier ne se résume pas à la seule prise de vue ; il s'étend jusqu'à la contemplation de l'image réalisée, par quoi il acquiert une dimension vraiment universelle et partagée, puisqu'il peut être maintenant vécu par tous ceux qui perçoivent l'image qu'il met sous leurs yeux. Ce que j'ai finalement cherché à exprimer par ces textes, c'est justement cette expérience photographique que j'ai décrite ailleurs, et que je voudrais faire vivre maintenant de manière plus concrète, plus intuitive, plus vivante que ce que j'ai pu en dire précédemment dans une contexte et une langue plus « théoriques » ou « abstraits ».
Cinquante-deux photographies et leurs commentaires donc, à raison d'une par semaine. C'est une discipline que je m'impose car elle me force à réfléchir sur la portée émotionnelle que peut provoquer toute photographie, selon le contexte dans lequel est est réalisée et observée ultérieurement, et qui doit aider à comprendre le sens d'une démarche de photographe. De leur réception – ou non-réception – dépendra le projet de les publier sous forme d'un livre.

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samedi 2 mars 2019

Et si Robert Frank avait photographié "Les Américains" en couleur ?

À l'occasion de l'exposition rétrospective au Musée de la Photographie de Charleroi, qui s'y est tenue du 22 septembre 2018 au 20 janvier 2019.


Étrange question que celle posée par ce titre. Paru d'abord en 1958 en France, puis en 1959 aux États-Unis, Les Américains est une œuvre fondatrice, parce que innovante et séminale, qui aura bouleversé le regard photographique en l'orientant dans la direction prise par son auteur Robert Frank. Nul photographe ne peut ignorer cette œuvre, en particulier s'il se vante d'être un street photographer. Ce livre est devenu une référence obligée, un pivot, une table d'orientation. Il nous est devenu, à nous photographes aujourd'hui, tout à fait familier. Et nous le connaissons tous en noir et blanc. Il peut dès lors sembler incongru, sinon même profanateur, de l'imaginer en couleur. Que se serait-il passé si Robert Frank avait photographié Les Américains en couleur ? Qu'est-ce que cela aurait apporté de plus, ou d'autre ?
Cette question bizarre m'est venue à l'esprit récemment en parcourant les cimaises du Musée de la Photographie à Charleroi à l'occasion d'une exposition rétrospective de l'œuvre majeure du photographe helvético-américain. Les tirages originaux – que je voyais pour la première fois – y étaient accrochés dans l'ordre qui est celui du livre. Or cet ordre n'est ni fortuit, ni arbitraire. Il répond à une structure thématique, telle que l'ont démontré Joel Meyerowitz et Colin Westerbeck dans leur livre sur l'histoire de la photographie de rue intitulé Bystander 1. Le livre de Robert Frank procède ainsi d'une série de séquences qui s'articulent autour d'un thème – quelquefois flou et lâche, il faut le reconnaître –, séquences elles-mêmes chaque fois introduites par la présence du drapeau américain white and red stripes dans l'image qui ouvre chaque séquence. Cela était d'autant plus évident que l'on pouvait embrasser du regard presque la totalité de l'ouvrage d'un seul coup d'œil balayant la salle d’exposition. Et de pouvoir ainsi visualiser la scansion de toute la collection de photographies en repérant la bannière américaine qui l'introduit. Mais combien cela aurait-il été bien plus facile, plus évident, si Robert Frank avait photographié en couleur !
Mais peut-on seulement, par cette seule considération de commodité, juger qu'il aurait été préférable que Les Américains fut en couleur ? Est-ce là un motif suffisant ? Et qu'est-ce que cela aurait apporté, comment le sens et le destin de ce livre en eussent-ils été affectés ? – Il y a de nombreux thèmes récurrents qui hantent ce recueil : les voitures, les juke-box, les funérailles et les cimetières (présence obsédante de la mort), la solitude, les marginaux en tous genres. Ce qui frappe, à considérer ce livre rétrospectivement – c'est-à-dire du point de vue de l'évolution ultérieure de la photographie couleur –, c'est précisément cette récurrence presque obsessionnelle de thèmes que l'on pourrait aussi pointer chez un William Eggleston par exemple. Comme si le coloriste de Memphis s'inscrivait dans le prolongement du regard de Frank sur les Américains en le complétant en quelque sorte, ou en l'achevant, par la couleur. Comme si Robert Frank avait manqué quelque chose ; comme s'il devait être un précurseur, un coloriste qui s'est ignoré tel. La couleur aurait-elle apporté quelque chose de plus à cette œuvre ? Notre perception de ce livre-culte en aurait-elle été bouleversée ?
On ne peut répondre de manière péremptoire à ces questions. Cela suffirait peut-être pour les déclarer oiseuses. Pourtant, quand Robert Frank parcourt les États-Unis, en 1954-1955, en vue de rassembler le matériau qui constituera son livre, d'autres photographes se sont lancés dans des voies parallèles à la sienne, photographes qui ont déjà franchi le cap de la couleur. Leur œuvre, cependant, est restée dans l'ombre. Auraient-elles pu rivaliser avec celle de Frank ? Question spéculative, une fois encore. Mais non dénuée de sens. Car ce retrait des œuvres de photographie couleur, sur le terrain de la photographie de rue, n'est pas la conséquence de ce que Les Américains les aurait occultées. Il faut plutôt invoquer ici des obstacles techniques objectifs. Robert Frank charge son Leica de film Tri-X : 400 ASA, et sans doute « poussé » au delà quand les circonstances l'exigent. Le film couleur Kodachrome II disponible à l’époque fait... 10 ASA. Avec une telle sensibilité, photographier à la volée, comme le fait Robert Frank, est tout simplement impossible. Or nombreuses sont les photos qui illustrent Les Américains prises en intérieur ; y renoncer eût transformé drastiquement le contenu et le sens du livre, eût considérablement limité le regard porté par le photographe sur la vie des Américains dans ce qu'elle a de plus spontané, mais de plus fugace aussi.
Peut-être faut-il alors poser la question autrement. Non pas : « que se serait-il passé si Robert Frank eut à sa disposition un film couleur assez rapide ? » – ce qui nous replace dans la pure spéculation –, mais : « y a-t-il eu, au moment où Robert Frank photographiait les Américains en noir et blanc, d'autres œuvres, en couleur cette fois, qui exprimaient un regard similaire ? ». Et si oui, quel aurait été l'impact de la publication de ces photos sur le regard photographique de cette époque, comme le fut la publication du livre de Robert Frank ?
Aujourd'hui, en 2019, nous pouvons apporter des réponses, ou des éléments de réponses, à ces questions. Nous le pouvons aujourd'hui car ces œuvres coloristes sont enfin sorties de l'ombre où elles se tenaient, enfermées et muettes. Et la réponse que suggèrent ces récentes découvertes est : oui, il y a eu des précurseurs coloristes – pour ne pas dire des concurrents – à Robert Frank. Coloristes qui, eux aussi, jetèrent un regard neuf sur l'Amérique et les Américains, même si ce regard n'avait pas toujours cette désinvolture sans complaisance qui était celui de Frank. Néanmoins, comme lui, ils avaient rompu avec la facilité bon enfant avec laquelle on illustrait ordinairement l'Amérique et ses habitants – ou que les Américains se donnaient d'eux-mêmes. Des noms viennent ainsi à l'esprit : Ernst Haas, Helen Lewitt, Fred Herzog, Saul Leiter... Des noms que nous pouvons citer aujourd'hui, maintenant que leur œuvre a été révélée et est mieux connue, mise à disposition par des publications récentes. Mais, dans les années 50, à l'exception de Ernst Haas, ils étaient à peu près inconnus en tant que photographes coloristes (Helen Lewitt), voire en tant que photographes tout court (Fred Herzog, Saul Leiter).
Il faut reconnaître que cette photographie couleur inaugurale, pionnière et innovante, devait, à certains égards, rester secrète. Elle n'a guère joué de chance non plus. Comme si tous les moyens de l'époque s'étaient ligués pour la contrarier. Certes Ernst Haas connut un certain succès avec son reportage couleur sur New York, publié en 1953 par le magazine Life. Entrée en grande pompe (24 pages en deux numéros successifs chaque fois) dans l'édition de presse grand public. Mais il s’agissait bien là d'un reportage – et était bien entendu comme tel par l’éditeur et son public –, c'est-à-dire non pas l'expression d'un artiste original – ce que, de son côté, le photographe considérait comme le motif de son travail. Si certaines des images de ce reportage pouvaient être vues comme particulièrement originales, sinon audacieuses, elles procédaient cependant d'un choix éditorial qui devait laisser dans le secret des archives de Haas celles qui, aujourd'hui, nous paraissent les plus emblématiques de son œuvre. Car Ernst Haas, apparemment timoré devant la critique, préférait garder ces images par devers lui, par crainte « de ne pas être compris ». Il faudra attendre 2011 pour que nous les découvrions enfin 2.
Helen Lewitt est peut-être celle dont le regard qu'elle porte sur les Américains de New York se rapproche le plus de celui de Robert Frank. Comme lui, c'est grâce à une bourse de la fondation Guggenheim qu'elle entame une démarche de coloriste dans les rues de New York en 1959 et 1960. A-t-elle été influencée par Les Américains de Frank publié un an auparavant ? Difficile de le dire, d'autant que la quasi totalité de ce corpus d'images couleur lui fut dérobé lors d'un cambriolage en 1970, l'obligeant à reprendre ce travail ab ovo. Ce que nous connaissons de son œuvre couleur sur New York est essentiellement constitué d'images réalisées dans les années 70. Certes, elles reflètent sans doute ce qu'aurait dû être les premières photographies couleur de 1959-1960, mais elles venaient trop tard pour qu'elles pussent être mises en relation avec le livre de Robert Frank. En 1974 seulement, 40 de ces images furent présentés au MoMA de New York sous la forme d'un diaporama 3. D'un diaporama, et non de tirages papier exposés.
Quittons New York pour Vancouver. Fred Herzog y officie en couleur depuis 1953. Qui est Fred Herzog ? Pour l'époque, un inconnu, ou à peu près. Et il le restera encore fort longtemps. Des années durant il porte sur les rues de Vancouver un regard proprement « frankien » avant la lettre. Certes, il fut ultérieurement fort impressionné par Les Américains, selon ses propres déclarations. Quand il le découvre, il est déjà coloriste. C'est plutôt pour lui une confirmation qu'une révélation, la découverte d'une secrète parenté du regard porté sur les monde et les gens. Mais cette œuvre reste elle aussi confidentielle. Quelques séances de projection de diapositives de temps à autre, devant un public restreint et, apparemment, peu réceptif à l'originalité de ce regard, sont les seules manifestations de l'artiste à cette époque. Cette œuvre n'émerge finalement qu'à la fin des années 90, début des années 2000. Un livre la consacre auprès du public en 2011 4.
Revenons à New York. Il y est une autre de ces figures marquantes de l'exploration des potentialités de la photographie couleur, la figure sans doute la plus originale, la plus innovante, la plus audacieuse même, mais aussi la plus secrète. Je veux parler ici de Saul Leiter. Durant les années 50, Leiter n'est guère connu que comme peintre. Un peintre original. Trop peut-être, car ses toiles se vendent mal. Alors, pour nouer les deux bouts, il officie aussi comme photographe. Photographe de mode, c'est-à-dire comme « commercial ». Autant dire, selon les préjugés de l'époque : arrêt de mort pour toute existence qui se prétend artiste. Depuis 1948 il photographie dans les rues de New York, en couleur, pour lui, parallèlement à son œuvre de peintre. Mais ce pan entier de son œuvre devait rester inconnu, sauf pour quelques privilégiés qui pouvaient assister, en petit nombre, à des projections de ses diapositives dans l'atelier de l'artiste. Il faudra, ici aussi, attendre des décennies avant que quelques de ses tirages sur papier soient exposés. Il faudra attendre l'avènement du numérique pour que l'ensemble de l'œuvre photographique soit accessible, notamment au travers de monographies 5. Ce fut alors une réelle découverte. Celle d'un regard qui explore l'humanité de la grande ville comme objet d'interactions avec les couleurs ambiantes. Des couleurs dont la palette chromatique – et c'est cela qui est le plus remarquable – rappelle celle de ses peintures. Ce regard n'est sans doute pas celui de Robert Frank. Mais si Saul Leiter avait pu publier, dans les années 50, un recueil de ses photographies couleur, sans doute aurait-il reçu le même accueil que celui des Américains : incompréhension et rejet d'abord – par ceux qui survolent les images –, reconnaissance comme œuvre inaugurale ensuite – par ceux qui s'attardent à la fascinante poésie de ses images. Non certes, ce n'est pas du Frank ; c'est plus et déjà autre chose.
On se plaît à dire que Robert Frank a cassé l'histoire de la street photography en deux. Ce n'est pas tout à fait faux : il y a un avant et un après Les Américains. Avant, c'était la vision humaniste de l'école parisienne, celle des Cartier-Bresson, Izis, Doisneau, Ronis, et leurs prédécesseurs hongrois Kertész et Brassaï. Après, c'est la street photography hard boiled, essentiellement new-yorkaise, celles des Klein, Winogrand, Friedlander, Meyerowitz... Aucun de tous ceux-là, à l'exception de Joel Meyerowitz, qui s'y est converti, n'a photographié en couleur, si ce n'est de manière tout à fait anecdotique 6. La vision que Robert Frank inaugure, celle qu'il porte sur la société américaine des années 50, déclot un monde qui feignait de s'ignorer. Sa photographie le jette en pleine lumière, au regard de tous. On peut comprendre l’hostilité à peine voilée avec laquelle son travail fut reçu aux États-Unis. Or, justement, ce regard décapant et bouleversant à force de justesse, se retrouve peu ou prou dans l'œuvre des photographes coloristes que j'ai cité. Avec une autre tonalité, certes, c'est portant la même mélodie qui s'y fait entendre, peut-être aussi portée par un rythme d'un autre tempo. Que se serait-il passé si l'un de ces photographes avait pu publier un livre à partir de ses clichés couleur ? Aurait-il endossé ce rôle inaugural aujourd'hui dévolu aux Américains ? Question singulière, mais pertinente. Car elle semble devoir admettre qu'il y a eu, durant ces années charnières de l'après guerre, comme un impératif diffus de rompre avec une syntaxe de l'image jugée par trop complaisante. C'est un rejet de la recherche du beau en photographie en tant que fin en soi, la volonté d'affirmer que les catégories esthétiques traditionnelles qui collent encore à la photographie sont devenues caduques. C'est comme si un impératif d'authenticité s'était soudain emparé de la pratique photographique en général, de la photographie de rue plus particulièrement.
Qu'aurait apporté la couleur dans ce contexte ? Comment une œuvre telle que Les Américains aurait-elle été reçue si elle avait été en couleur ? Cela n'aurait probablement pas changé l'accueil à tout le moins réservé qui lui fut initialement accordé. Peut-être aussi que cet accueil aurait été plus hostile, son rejet encore plus véhément, si la nature prosaïque et quelque peu indécente – au regard d'une certaine conception de l'image idéale – de la vie des Américains avait été comme amplifiée par la vertu descriptive de la couleur. La trivialité de la vie des Américains eût été portée à son comble, rendant peut-être là, ironiquement, justice à ce mot pourtant injustifié de Walker Evans dénonçant la couleur comme « vulgaire ». Oui, c'est peut-être cela qui manque à l'œuvre séminale de Robert Frank pour atteindre le terme d'une intention qui ne lui est peut-être pas apparu de manière consciente : montrer non pas seulement la trivialité de ce qui se cache sous l'American Way of Life, mais aussi d'en faire éclater toute la vulgarité. La couleur eût été ici sans doute la meilleure alliée de l'œuvre de Robert Frank.
C'est un jeu de l'esprit un peu vain que de spéculer sur ce qu'aurait été l’histoire de la photographie si ce fut un coloriste qui dut remplir le rôle dévolu à Robert Frank. Pourrait-on imaginer un Ernst Haas bouleverser ainsi la photographie ? Son tempérament de poète de la couleur ne semble décidément pas cadrer avec la démarche du photographe des Américains. Encore moins verrait-on ce doux rêveur de Saul Leiter jouer les révolutionnaires du regard. Mais là où le jeu semble gagner en pertinence, c'est à considérer les démarches d'Helen Lewitt ou de Fred Herzog. Ceux-là ont bien porté un regard sur leur environnement qui ne laisse pas de rappeler ce que fera Robert Frank un peu plus tard. Ce sont ces coloristes qui, d'une certaine manière, devancèrent l'auteur des Américains et, par delà un regard sans tabou sur leurs contemporains, apportèrent en outre la dimension descriptive et émotionnelle de la couleur. Que leur a-t-il alors manqué pour qu'ils pussent jouer ce rôle ? La réponse est d'une trivialité désolante : il leur a manqué du papier.
Il leur a manqué la possibilité purement technique de présenter leurs images sur un support qui eût permis d'accrocher leurs clichés aux cimaises des galeries ou des musées. Rappelons-nous que nous sommes dans les années 50. Presque tous les photographes coloristes opéraient avec ce film magique que fut le Kodachrome. Or c'est un film positif. Le résultat est un petit rectangle de quelques dizaines de millimètres de côté. Tel quel, il ne peut faire l'objet d'une visualisation directe satisfaisante. Il faut l'agrandir et, à l'époque, seule la projection sur écran est aisément réalisable. Vision éphémère d'une image complètement dématérialisée (quant à son support du moins : comment vendre et collectionner de telles images ?) qu'un public très restreint peut brièvement contempler. Le procédé d'impression sur papier par transfert de colorant (dye-transfer), alors récemment mis au point et commercialisé, est complexe et économiquement inabordable pour ces artistes chroniquement désargentés. Seule la publicité s'en empare vraiment, le faisant du même coup basculer dans le domaine du non-artistique absolu selon les critères de l'époque, ce qui ne contribua pas pour peu à en freiner le recourt. Il faudra encore attendre trente ans pour que le procédé Cibachrome voie le jour et s'impose enfin comme un réel concurrent du dye-transfer, mettant le tirage papier enfin à la portée des coloristes. Ce sont ces limitations techniques et économiques qui ont sans doute fait que l'œuvre de Robert Frank, parce qu'elle était en noir et blanc, a su gagner son impact séminal. « Que ce serait-il passé si Les Américains avait été photographié en couleur ? », demandions-nous. La réponse est : rien. Il ne se serait rien passé car le livre en question n'aurait tout simplement pas été réalisé. Pas seulement parce que la reproduction photomécanique des couleurs laissait encore à désirer. Mais parce que notre photographe n'aurait sans doute pas obtenu la bourse de la fondation Guggenheim sans la perspective de monter une exposition avec des tirages originaux, sans pouvoir proposer un livre imprimé à un prix raisonnable. Robert Frank serait resté captif de cet anonymat qui pesa comme une malédiction sur tous les pionniers de la photographie couleur. Fort heureusement, Robert Frank n'était pas coloriste.
Étrange destin que celui qui scelle l'aventure du regard photographique. Porté par la passion de toujours conquérir résolument le plus vaste champ possible du photographiable, il voit cet élan brisé par des limitations techniques. C'est un avatar récurrent dans l’histoire de la photographie, mais qui a eu, très souvent, l'avantage de pousser les avancées techniques : il fallait les mettre au diapason des exigences du regard. Ce dernier précède toujours la technique qu'il suscite et appelle. Mais cela lui joue aussi de mauvais tours. Au terme de son travail sur les Américains, Robert Frank déclarait triomphalement : « You can photograph anything now 7 » – « Maintenant vous pouvez tout photographier ». Eh bien non, justement ; pas encore. Il manquait encore la couleur à cette conquête. Aujourd'hui nous savons que cette conquête était en marche mais qu'il restait à l'accomplir. Si bien que Les Américains représente, sans doute, le dernier grand œuvre de la photographie noir et blanc. Robert Frank et Les Américains, ou la photographie couleur qui s'ignorait.

 
1Colin Westerbeck, Joel Meyerowitz. Bystander – A History of Street Photography. Bulfinch Press. Boston, New York, Toronto, London 1994.
2Ernst Haas. Color Correction. Steidl Verlag. Göttingen 2001.
3Helen Lewitt. Slide Show. Powerhouse Books. New York 2005.
4Fred Herzog. Photographs. Hatje Cantz Verlag. Ostfildern 2011.
5Saul Leiter. Early Color. Steidl Verlag. Göttingen 2001. – Retrospektive. Kehrer Verlag, Heidelberg 2012.
6Je n'ignore pas que les photographes que je viens de mentionner ont fait quelques incursions dans le domaine de la couleur. Mais il faut bien reconnaître que c'étaient des expériences fort marginales par rapport à leur œuvre majeure. En cela, ils étaient un peu les héritiers de Walker Evans, pour qui la couleur n'était qu'effet surajouté. Il fallait une prise de conscience de la couleur que seuls quelques de leurs contemporains avaient éprouvée. Le cas de Joel Meyerowitz est fort emblématique à ce propos, et je me permets de renvoyer ici à l'article que j'ai publié à ce propos en janvier 2018 dans ce même blog, sous le titre Recommandation n° 6 : Joel Meyerowitz et la question de la couleur.
7Cité par Susan Sontag. On Photography. Allen Lane, London 1978 – p. 187.