Une
photographie de l'ambiguïté
Je voudrais parler dans ce billet de l'esthétique de l'œuvre de Garry Winogrand, esthétique qu'il sied de qualifier de désinvolte. Le choix de ce qualificatif, qui apparaître plus clairement dans le courant de ce texte, exige toutefois un éclaircissement préalable.
Je
parle bien ici d'une esthétique
désinvolte, qui est celle de notre photographe. Cela ne veut
justement pas dire que son œuvre soit elle-même désinvolte. Pour
qui s'est un peu familiarisé avec elle ou, mieux encore, aura saisi
son appareil pour « faire du Winogrand », sait ce que
cette démarche exige de discipline et d'opiniâtreté : le
travail requis est intense et les résultats maigres. Photographier
comme l'a fait Garry Winogrand n'a rien d'une démarche qui soit en
elle-même désinvolte.
Par
contre, considérée du point de vue du théoricien de la
photographie, dans une perspective à la fois historique et
esthétique, cette œuvre s'avère difficilement classable en ce
qu'elle ne peut être que malaisément pensée selon les catégories
que propose cette approche historico-esthétique. Mieux : il
n'est même pas sûr qu'une esthétique de quelque horizon que ce
soit lui soit adéquate. Pour sûr, ce n'est pas de la Fine
Art Photography. Peut-être
est-elle une forme de photojournalisme, que notre photographe avait
pratiqué alors qu'il était encore, selon ses dires, un
« mercenaire » (hired gun).
Sans doute s'agit-il d'une œuvre qui s'inscrit dans l'approche
générale de la street photography
– expression qui ne veut rien dire de précis. On l'a aussi
qualifiée d'aesthetic snapshot,
manière de dire qu'on ne sait pas à quoi on a affaire avec elle. On
loue cependant l'œuvre de Garry Winogrand pour la rupture esthétique
qu'elle opère. Sans doute consomme-t-elle en effet une rupture. Mais
est-elle rupture dans l'ordre de l'esthétique même (une rupture
esthétique) ou
est-elle rupture d'avec
toute esthétique possible ? Telle est la question que je
voudrais aborder ici.
En
quoi l'esthétique – si ce mot peut encore lui être appliqué,
faute de mieux – de l'œuvre de Garry Winogrand est-elle
désinvolte ?
Désinvolte signifie qui prend beaucoup de liberté avec ce dont il a
affaire, qui le prend à l'aise, avec une liberté iconoclaste.
L'esthétique de Garry Winogrand est désinvolte parce qu'elle prend
ses aises avec l'esthétique photographique consacrée de son époque.
Notre
photographe n'est pas un théoricien. Même s'il a enseigné la
photographie, il n'a rien laissé par écrit. Á lire les témoignages
qui décrivent le personnage, son caractère ou sa manière d'être,
on a du mal en effet à l'imaginer assis à une table en train de
rédiger un traité d'esthétique de la photographie. Mais il nous
est laissé les traces enregistrées de sa parole. Il y a les
témoignages de ses contemporains, mais aussi des interviews qu'il a
consenties, ou des paroles de son enseignement qui ont pu être
glanées çà et là. Ce qui suit repose essentiellement sur trois
interviews ou dialogues enregistrés de ses propos sur la
photographie :
1.— Monkeys Make the Problem More Difficult – A Collective Interview with Garry Winogrand (1970)1.
2.— An Interview with Garry Winogrand. Tiré de : Barbaralee Diamonstein : Visions and Images – American Photographers on Photography (1981)2.
3.— Garry Winogrand with Bill Moyers (1982)3.
1.— Monkeys Make the Problem More Difficult – A Collective Interview with Garry Winogrand (1970)1.
2.— An Interview with Garry Winogrand. Tiré de : Barbaralee Diamonstein : Visions and Images – American Photographers on Photography (1981)2.
3.— Garry Winogrand with Bill Moyers (1982)3.
*
Un
possible chemin d'accès à la compréhension – ou l'interprétation
– de l'« esthétique » de Garry Winogrand peut être
tracé à partir de sa maxime la plus connue, la plus discutée
aussi : « je photographie pour voir à quoi ressemble une
chose quand elle a été photographiée4 ».
Cette maxime, pour qui veut l’entendre bien, ne laisse pas d'être
énigmatique. Elle pose en effet une difficulté d'interprétation
pour laquelle d'autres déclarations de Winogrand ne nous viennent
guère en aide :
« Eh
bien, je ne pense pas que ce soit aussi simple que cela non plus. Il
y a des choses que je photographie parce que je suis intéressé par
ces choses. Mais à la fin, vous voyez ce que j'ai voulu dire. Plus
tôt dans la soirée, je disais qu'une photographie n'est pas ce qui
a été photographié, c'est quelque chose d'autre. Il s'agit d'une
transformation. Et c'est de cela qu'il s'agit. Cela n'a pas changé
fondamentalement. Mais ce n'est pas si simple. Prenez-le de cette
manière – je photographie ce qui m'intéresse tout le temps. Je
vis avec des images pour voir à quoi ressemble une chose
photographiée. Je dis la même chose, je ne l'ai pas changée. Je ne
suis pas en train de dire quelque chose de différent, vous voyez5. »
Ce que notre photographe évoque ici, c'est une évidence qui n'est qu'apparente : l'objet photographié n'est pas – n'est plus – l'objet lui-même, le « sujet » que le photographe a choisi de saisir. Sa transformation en image l'affecte jusque dans ses statuts ontologiques. Il perd de sa « réalité » pour meubler le monde irréel de l'image. Une pomme photographiée n'assouvira jamais ma faim ; seule une pomme de pulpe et de pépins le peut (il aurait été maladroit de dire de chair et d'os). Mais cette duplication de l'objet réel dans l'irréalité de l'image ne l'isole pas entièrement ni ne l'oblitère. Il garde un lien étroit et vivant avec le monde réel d'où il provient : la photo d'une pomme peut éveiller en moi – qui demeure vivant dans le monde réel – l'envie d'en croquer une ; elle peut me révéler soudain de j'ai faim. Le monde irréel de l'image photographique conserve ainsi une certaine effectivité (une certaine Wirklichkeit dirait-on en Allemand) – elle exerce un effet – sur le monde réel (real).
Cette
évidence phénoménologique cache cependant une difficulté majeure
que Garry Winogrand a bien perçue, même s'il éprouve quelque
difficulté à l'exprimer. À considérer la photographie d'une pomme
comme objet solitaire dans une image, dépouillé de tout
environnement ou autre accessoire, objet nu et unique donc –
j'aurais aussi pu choisir un poivron d'Edward Weston –
l'effectivité qui se manifeste dans ce cas est simple et
unidimensionnelle : l'objet dans l'image ne peut « communiquer »
que dans un sens : vers le monde réel. Tout change quand
j'inclus dans l'image les éléments d'un environnement. Par l'effet
du cadrage ou de la césure temporelle (le moment du déclenchement
de l'obturateur) cet objet se voit maintenant mis en relation avec
ceux qui, justement, dans les limites du cadre de l'image,
constituent son environnement d'image. Il se tisse ainsi une trame
relationnelle nouvelle et spécifique, détachée du monde réel,
jouissant d'une certaine autonomie de sens, mais qui entretient
pourtant encore avec la réalité d'origine un lien sans lequel cette
nouvelle trame relationnelle ne saurait être signifiante. La
communication de l'objet photographié se voit maintenant orientée
dans deux directions :
vers le monde réel et, c'est nouveau, à l'intérieur du monde
irréel de l'image vers son environnement. Lequel, toutefois, ne peut
prendre du sens que par une relation demeurée « active »
avec la réalité. Cet entrelacement de liens signifiants entre monde
réel et monde irréel de l'image représente un problème
ontologique particulièrement difficile à dénouer. Garry Winogrand
exprime cette difficulté de la manière suivante, lors de son
entretien avec Barbaralee Diamonstein :
« BD —
Qu'est-ce qui est alors vraiment important ?
GW — La photo.
BD — C'est la façon dont vous organisez des situations complexes pour faire une image.
GW — L'image, exact. Non pas comment je fais quoi que ce soit. À la fin, peut-être que le langage correct serait de dire comment le fait de mettre quatre côtés autour d'un ensemble d'informations ou de faits, les transforme. Une photo n'est pas ce qui a été photographié. C'est quelque chose d'autre6. »
GW — La photo.
BD — C'est la façon dont vous organisez des situations complexes pour faire une image.
GW — L'image, exact. Non pas comment je fais quoi que ce soit. À la fin, peut-être que le langage correct serait de dire comment le fait de mettre quatre côtés autour d'un ensemble d'informations ou de faits, les transforme. Une photo n'est pas ce qui a été photographié. C'est quelque chose d'autre6. »
Cette structure signifiante que crée ainsi le monde d'image, parfois, échappe au photographe dans l'instant où il presse sur le bouton de l'obturateur. Il ne la découvre souvent qu'à l'examen de sa planche-contact. La fugacité des relations vivantes, qui intéresse le photographe, souvent fortuites et involontaires, imprévisibles, échappe aussi à la conscience percevante. Seul l'appareil photo peut les matérialiser en les retenant. Leur banalité éventuelle ne doit pas faire illusion ; l'émergence de leur signification vient d'un autre ordre : celui du monde d'image ainsi créé. La magie de l’appareil photographique repose justement dans ce pouvoir de rendre intéressants les choses ou les événements les plus banals, les plus triviaux.
L'intéressant
est ce que vise l'esthétique de Garry Winogrand. L'intéressant et
rien que cela. Lors d'un workshop
au Rochester Institute of Technology, en 1970, notre photographe
répond aux questions posées par les participants. Une partie de ce
dialogue mérite d'être reproduit ici in extenso :
« Participant :
J'ai vu une photographie qui... il y a une photo où il y a ‟Kodak‟
et il y a un enfant tenant un chien..
GW : Oui.
P : ... et les gens marchent ici et là. Maintenant, peut-être que cela est dû à mon ignorance ou quelque chose comme ça, mais pourriez-vous donner une réponse claire sur ce que vous essayez de dire dans cette photo ?
GW : Je n'ai rien à dire.
P : Rien à dire ? Pourquoi l'avez-vous tirée alors ?
GW : Je n'ai rien à dire dans aucune image7. »
GW : Oui.
P : ... et les gens marchent ici et là. Maintenant, peut-être que cela est dû à mon ignorance ou quelque chose comme ça, mais pourriez-vous donner une réponse claire sur ce que vous essayez de dire dans cette photo ?
GW : Je n'ai rien à dire.
P : Rien à dire ? Pourquoi l'avez-vous tirée alors ?
GW : Je n'ai rien à dire dans aucune image7. »
Le lendemain, un autre
participant, non moins perplexe, reprend la discussion entamée la
veille :
« P : Hier, au RIT,
quelqu'un vous a demandé ce que vous essayez de dire avec une
certaine image et vous disiez que vous n'aviez rien à dire. Il sauta
alors à la conclusion qu'elle était sans signification, et si elle
était sans signification, pourquoi vous soucier à la tirer, et il
semblait très perturbé à ce propos. Pourriez-vous me dire ce
qui...
GW : Dites-moi.
P : ... je ne peux pas vous le dire, mais si vous pouviez encore le faire, je pourrais en avoir une meilleure idée.
GW : Mon seul intérêt quand je photographie, c'est la photographie. C'est vraiment ça la réponse8. »
GW : Dites-moi.
P : ... je ne peux pas vous le dire, mais si vous pouviez encore le faire, je pourrais en avoir une meilleure idée.
GW : Mon seul intérêt quand je photographie, c'est la photographie. C'est vraiment ça la réponse8. »
On croirait entendre le dialogue d'un maître zen enseignant la doctrine à un novice. Mais les réponses qu'avance Winogrand ne sont pas tant absconses. Alors qu'une certaine tradition photographique nous avait habitué à considérer l'image et l'œuvre photographique comme porteuses d'un message, ou de représenter un témoignage avec ses implications politiques et sociales – que l'on songe notamment au travail des photographes au sein du projet de la FSA – Garry Winogrand prend ses aises avec cet aspect de la photographie pourtant bien établi : il n'a rien à dire, pas de message à faire passer, pas d'attente vis-à-vis de son public. Ce qui compte, c'est que l'image soit intéressante. Mais qu'est-ce que cela signifie, dans le chef de notre photographe, une photo intéressante ? Dans son entretien avec Barbaralee Diamonstein, Garry Winogrand esquisse une réponse :
GW : Comme c'est
problématique ! Cela a à voir avec la tension entre contenu et
forme. Ce qui en est invariablement responsable, ce sont ces
énergies, ces tensions, ce qui rend intéressant ou non [...].
BD : Et comment décelez-vous le mystère dans le banal ?
GW : Eh bien, c'est ça qui est intéressant. Il y a une transformation, vous voyez, quand vous mettez quatre bords autour. Ça le change. Un nouveau monde est créé.
BD : Est-ce que ce contexte discret le rend plus descriptif, et en le transformant, lui donne une tout autre signification ?
GW : Vous êtes en train de me demander pourquoi cela se produit. À côté du fait que les choses sont juste prises hors de leur contexte, je ne sais pas pourquoi. C'est une part du mystère. D'une certaine manière, une transformation est un mystère pour moi. Mais il y a une transformation, et c'est ça qui est fascinant [...]9. »
BD : Et comment décelez-vous le mystère dans le banal ?
GW : Eh bien, c'est ça qui est intéressant. Il y a une transformation, vous voyez, quand vous mettez quatre bords autour. Ça le change. Un nouveau monde est créé.
BD : Est-ce que ce contexte discret le rend plus descriptif, et en le transformant, lui donne une tout autre signification ?
GW : Vous êtes en train de me demander pourquoi cela se produit. À côté du fait que les choses sont juste prises hors de leur contexte, je ne sais pas pourquoi. C'est une part du mystère. D'une certaine manière, une transformation est un mystère pour moi. Mais il y a une transformation, et c'est ça qui est fascinant [...]9. »
Ce qui nous ramène à l'importance du cadrage en photographie comme acte donateur de sens qu'est l'acte photographique. C'est par cette conscience de l'importance du cadrage – toujours spatial et temporel en photographie – que se trahit, chez Garry Winogrand, la désinvolture de son esthétique. Mais c'est aussi une pratique du cadrage qui bouleverse les canons établis. Elle rompt avec tous ceux qui faisaient de la rigueur du cadrage et des « règles » de la « composition » la pierre de touche d'une photographie artistique. Les vues basculées, penchées, chavirées de notre photographe sont une marque évidente de son regard propre. Cela n'a pas manqué de troubler nombre des spectateurs de ses photos, comme en témoigne cet échange avec un participant au workshop du RIT en 1970, trouble exprimé non sans une certaine candeur :
« P : Je me suis
toujours senti très troublé quand je regarde vos images. J'ai le
sentiment de chavirer. Est-ce que c'est parce que vous ne... vous
n'utilisez pas de viseur ?
GW : Je ne vois pas pourquoi vous avez le sentiment de vous dites – qu'est-ce que vous voulez savoir ?
P : En fait, ce que je veux savoir est si vous photographiez sans utiliser votre viseur.
GW : Je ne photographie jamais sans utiliser le viseur [...]10. »
GW : Je ne vois pas pourquoi vous avez le sentiment de vous dites – qu'est-ce que vous voulez savoir ?
P : En fait, ce que je veux savoir est si vous photographiez sans utiliser votre viseur.
GW : Je ne photographie jamais sans utiliser le viseur [...]10. »
Lors de son entretien avec
Barbaralee Diamonstein, Garry Winogrand revient plus précisément
sur cette question, quand son interlocutrice lui avoue avoir essayé
de faire « du Winogrand », mais sans succès :
« BD : Quand je
faisais votre photo plus tôt dans la journée, je penchai mon
appareil avec une malice bien intentionnée dans la tentative de
faire mon propre Winogrand. J'en ai compris que ce n'est pas fait de
cette manière. Quelle est la signification de l'appareil basculé
horizontalement que vous utilisez souvent ? Et est-ce que votre
appareil est penché quand vous faites la photo ?
GW : Il n'est pas penché, non.
BD : Qu'est-ce que vous faites alors ?
GW : Eh bien regardez. C'est une idée arbitraire que le bord horizontal du cadre doit être le point de référence. Si vous examinez ces images, vous verrez que j’utilise le bord vertical assez souvent. Si c'est valable pour le bord vertical, ce l'est aussi pour le bord horizontal. Je ne le fait jamais sans raison. Les seules photos que vous pouvez voir sont celles qui fonctionnent. Il y a diverses raisons de le faire. Mais, voyez-vous, elles ne sont pas penchées. »
BD : Comment créez-vous alors cet angle ?
GW : Vous utilisez le bord vertical comme point de référence au lieu du bord horizontal. [...] Tout cela est un jeu vous savez. Mais il reste intéressant de le faire, de jouer11. »
GW : Il n'est pas penché, non.
BD : Qu'est-ce que vous faites alors ?
GW : Eh bien regardez. C'est une idée arbitraire que le bord horizontal du cadre doit être le point de référence. Si vous examinez ces images, vous verrez que j’utilise le bord vertical assez souvent. Si c'est valable pour le bord vertical, ce l'est aussi pour le bord horizontal. Je ne le fait jamais sans raison. Les seules photos que vous pouvez voir sont celles qui fonctionnent. Il y a diverses raisons de le faire. Mais, voyez-vous, elles ne sont pas penchées. »
BD : Comment créez-vous alors cet angle ?
GW : Vous utilisez le bord vertical comme point de référence au lieu du bord horizontal. [...] Tout cela est un jeu vous savez. Mais il reste intéressant de le faire, de jouer11. »
Il faut s'arrêter un moment sur le mode spécifique du cadrage que Garry Winogrand applique à certaines de ses photos. Non, en effet, l'appareil n'est pas basculé – volontairement ou consciemment. À examiner ces images, on a plutôt le sentiment que le photographe chercher à ce que « ça rentre dedans » – géométrie gauche imposée par les éléments de la scène qu'il veut saisir. Winogrand photographiait souvent quasi à la volée, à l'instinct, cadrant intuitivement, soucieux de saisir des scènes éminemment éphémères. Guère de temps pour « soigner sa composition ». L’orthogonalité de l'image, c'est-à-dire du cadre et de son contenu, exige un parfait parallélisme de l'appareil au plan principal du sujet. Cette position idéale n'est que rarement possible pour des scènes à saisir sur le vif. Or le moindre défaut de parallélisme crée des fuyantes qui, elles aussi, perdent tout parallélisme avec les bords de référence du cadre. Effet qu'accentue encore l'usage du grand angulaire de 28 mm qu’affectionnait Winogrand.
Mais ceci n'est encore qu'un
aspect technique du cadrage chez Winogrand. Quand je dis qu'il faut
bien que « ça rentre dedans », cela est à prendre comme
la volonté d'imposer au contenu de l'image une forme qui lui donne
du sens. Ou qui pourrait lui donner du sens, car à la prise
de vue, ce raisonnement discursif ne s’applique pas. Mais c'est
quand même par ce biais que la photo peut devenir intéressante.
Dans le prolongement de la question d'un participant du RIT en 1970,
Winogrand répond ceci :
« Fondamentalement, je veux
dire, heu... bon, disons que pour qu'une photo soit intéressante de
quelque manière, elle est intéressante par le type de problème
photographique qu'elle pose – ce qui a à voir avec la... tension
entre contenu et forme12.
[...] »
Tâchons d'illustrer cette déclaration quelque peu sibylline par une image extraite d'un de ses livres les plus connus : The Animals. Page 41, on trouve cette photo d'un homme notant quelque chose sur son calepin qu'un lion et une panthère (ou un jaguar, ou un léopard – je ne suis pas zoologiste) semblent observer depuis leur cage respective :
©
Garry Winogrand. The Animals.
p. 41.
L'entièreté de l'image semble
basculée ; ni le bord horizontal, plus plus que le bord
vertical, ne sert de référence – du moins en apparence... Car que
doit-on considérer dans cette image comme ce qui fait qu'elle est
intéressante ? Les grillages des cages ? Si on les
considérait comme réellement importants, alors oui, l'image entière
est en train de chavirer. Mais Garry Winogrand a-t-il cherché là à
photographier des cages et leurs barreaux ? Manifestement non.
Ce qui importe dans cette image, ce qui la rend intéressante,
ce sont les faces et le regard des deux félins qui semblent
converger vers ce que le personnage est en train d'écrire. Ils
construisent un rapport – une tension – qui rend leur relation
signifiante ; cette tension fait le contenu intéressant. Si
l'on prend alors ces trois faces ou visage dans la forme qui établit
leur relation, on constate qu'ils sont parfaitement alignées selon
une droite horizontale parallèle aux bords horizontaux de l'image.
Le bord de référence de cette image est le bord horizontal.
Imaginons maintenant qu'au tirage, le photographe ait tenté de la
redresser afin que les verticales des cages (notamment la gouttière
au centre de l'image) soient parfaitement parallèles aux deux bords
verticaux. Ou comme le montre l'image ci-dessous, que la magie du
numérique permet de reproduire ainsi :
« GW : J'utilise le
mot ˮjouerˮ,
mais vous comprenez le mot ˮjouerˮ
– si vous avez jamais vu des enfants jouer – qu'est-ce que vous
constatez quand vous regardez des enfants jouer ? Ils sont
sérieux à mort vous savez. Ils ne sont pas en vacances14. »
Tel est peut-être finalement le fin mot de l'esthétique de Garry Winogrand : photographier est un jeu, un jeu dont les règles ont à être réécrites chaque fois. Un jeu où l'inventivité est la plus cardinale des vertus ; un jeu qui ne prend au sérieux que lui-même. Un jeu enfin auquel l'esthétique de la photographie conventionnelle n'a pas été conviée.
*
Reprenons notre question
initiale : en quoi la photographie de Garry Winogrand est-elle
une rupture avec la tradition photographique de son époque ?
Cette question présuppose que
soit préalablement définie quelle était cette tradition. Qu'est-ce
qui, au moment où Garry Winogrand photographie – c'est-à-dire,
principalement, des années 60 jusqu'à sa mort en 1984 – régnait
en termes de « canons esthétiques » dans la
photographie ? Esquissons un tableau de cette photographie
d'après-guerre aux États-Unis.
Trois figures sont d'une
importance séminale pour de nombreux photographes américains de
cette époque : le Français Henri Cartier-Bresson, l'Américain
de souche Walker Evans, et l'expatrié suisse Robert Frank. Ces trois
photographes proposent une évolution – je ne parlerais pas ici de
rupture – du regard photographique qu'avait initialement instauré
Alfred Stieglitz et quelques autres issus de sa mouvance. Une
évolution car certains héritiers directs du père fondateur
de la photographie moderne s'enferraient déjà dans un académisme
qui s'étiolait en poncifs, butant sur les limites d'un regard qui
s'auto-encensait en confondant la qualité technique du tirage avec
l'originalité d'une vision du monde. C'est aussi le moment où
s'impose massivement le fruit d'une mutation technologique à maints
égards des plus bouleversantes dans l'histoire du regard
photographique : la généralisation de l'appareil petit format
utilisant le film 35 mm. Cartier-Bresson, Robert Frank et Garry
Winogrand lui-même en furent les plus remarquables ambassadeurs. Cet
appareil – principalement le Leica – autorise une mobilité du
photographe – et donc, du regard – inconnue jusqu'alors. Le temps
des vues statiques était révolu ; révolu aussi le temps passé
en chambre noire pour confectionner des tirages léchés au « zone
system ». La mobilité, sinon l’impatience du regard
prend le dessus et réclame désormais du photographe sa présence
dans le flux de la vie ; il faut saisir l'instant à tout
instant, et le laboratoire se voit maintenant limité à la tâche,
nécessaire mais non plus essentielle, de l'intendance technique.
Malgré cette évolution – plus
ou moins profonde, consciente ou non –, les protagonistes du
nouveau regard, tout en s'opposant à certains héritiers se
réclamant de Stieglitz, charriaient encore des pans entiers de cette
esthétique surannée. Walker Evans fut longtemps encore adepte de la
chambre grand format et du regard statique qu'elle impose comme de sa
vision méditative d'un monde presque immobile. Cartier-Bresson
jugeait la forme dans la construction de l'image – ce qu'il
appelait sa « géométrie » – comme ce qu'il y a de
fondamental pour sa lisibilité. Robert Frank enfin, quoique
proposant une vision des plus libres jusqu'à lui, posait sur les
Américains un regard amusé et désabusé à la fois, non sans
cruauté parfois, dans lequel perce un humanisme et une vision
sociale somme toute assez classique, telle qu'on avait pu la voir
avec le projet de la FSA, dont il aurait peut-être pu être un des
membres de son staff s'il avait vécu à cette période. Mais
son désintérêt soudain et presque dédaigneux de la photographie
peu après son livre culte Les Américains, laissait en friche
un terrain que d'autres allaient occuper pour le cultiver. Parmi
ceux-ci, Garry Winogrand.
Il serait inexact de dire que
notre photographe se place en opposition radicale avec
l'esthétique de ses prédécesseurs. Il hérite d'une situation
ambivalente, à la croisée de deux courants : l'un qui s'achève
et l'autre qui émerge. Le regard neuf et mobile autorisé par
l'appareil petit format, attaché à la vie et à son incessant flux,
reste toutefois encore imprégné d'une tradition esthétique issue
d'une époque où la photographie n'avait pas (encore) les moyens
techniques de ce nouveau regard. Winogrand sera celui qui achèvera
la métamorphose qui se dessinait quand il commença à
photographier. Mais notre homme n'a pas de volonté revendicative ni
d’intention polémique. Ce qui compte pour lui, ce sont les photos.
Et d’abord les photos « intéressantes ». Cette notion
d'intéressant, centrale dans son œuvre, et qui constitue le critère
premier de ses choix photographiques, représente néanmoins une
rupture esthétique par le côté systématique avec lequel il est
appliqué. Le « beau » ou l'« esthétique »
ne comptent plus au regard de l'« intéressant » :
« Je suis surpris que mes images se vendent »,
déclare-t-il. « Elles ne sont pas jolies, elles ne sont pas ce
genre d’images que les gens accrochent facilement à leurs murs ;
elles ne sont pas cette fenêtre ouverte un beau paysage ou quelque
chose comme ça15. »
C'est en effet là l'expression d'une rupture avec l'esthétique du
« beau », avec le critère alors encore dominant qui veut
que la photographie artistique propose de « belles »
photos. L'ambiguïté de cette relation du « beau » à
l'« artistique » en photographie se trahit quand l'image
photographique envahit le champ visuel public par la photo de mode,
la publicité (le calendrier), ou un certain genre de
photojournalisme bon chic bon genre qui échoue la plupart du temps
dans les revues promotionnelles des agences de voyage. On dira
peut-être que Robert Frank avait déjà, avant Winogrand qu'il
influença tant, rompu avec cette esthétique. Mais il semble s'être
arrêté en chemin ; s'il n'y avait pas eu Winogrand, cette
rupture aurait pu rester comme inachevée, fait singulier d'un
photographe marginal. Avec Winogrand, elle s'impose comme une
conquête du regard.
Démystifier l'importance, voire
le sens, de ce qui a été convenu d'appeler « l'instant
décisif » est une autre rupture qu'accomplit notre
photographe. On sait que cette expression n'est pas d'Henri
Cartier-Bresson, même s'il a pu quelquefois la reprendre à son
compte. L'expression a été forgée par les éditeurs anglo-saxons
de son œuvre, embarrassés par la traduction an Anglais du titre
original du livre que le photographe français fit paraître en
1952 : Images à la sauvette. L'expression « à la
sauvette » n'a pas d'équivalent en Anglais. Mais sa traduction
approximative par decisive moment aura connu une fortune
particulière en s'imposant comme ce qui définit l'acte
photographique dans son mouvement donateur de sens.
La photographie de Winogrand
rompt avec cet impératif de l'instant décisif (rétro-traduction
vers le français de decisive moment) tel que l'entendait
Cartier-Bresson. C'est-à-dire comme cette conjonction fortuite et
presque miraculeuse de l'instant et de l'espace, ce dernier se
donnant comme « géométrie » ou équilibre des formes
dans l’image. Cette conception du rapport temps/espace suggère
qu'il n'y a, pour un ensemble cohérent et signifiant donné, qu'un
seul instant décisif, condition de possibilité du surgissement
du sens dans l'image. Cet aspect formel d'une part, et unique dans
son émergence – l'unicité spatio-temporelle de la coïncidence
– d'autre part, n'est pas présente dans l'œuvre de Garry
Winogrand. Pour lui, chaque instant est potentiellement
décisif ; il ne dépend pas de la volonté du photographe de le
choisir. Cartier-Bresson figeait ses scènes dans la perspective
intentionnelle d'un sens à mettre en évidence ; Winogrand
saisit tout instant dont le sens apparaîtra peut-être, inattendu,
à l'examen de la planche-contact. Il n'y a pas chez lui d'instant
décisif qui a ce rôle prépondérant qu'il joue chez son maître
français. S'il y a un formalisme chez Garry Winogrand, ce n'est pas
à l'instar de Cartier-Bresson et de sa « géométrie »,
échafaudage d'un sens qui dépend désormais d'un seul instant,
devenant par là, en effet, décisif. Chez notre photographe, il
émerge de la gestuelle des personnages mis en scène – rares sont
ses images qui n'incluent pas des personnages –, gestuelle toujours
fortuite, changeante, fugace, mais aussi dépendante de la relation
que le cadrage va lui conférer. Cadrer, pour Winogrand, c'est
« mettre dedans » ; c'est-à-dire créer un tissu de
relations nouvelles, inédites, imprévisibles, génératrices d'un
sens lui aussi inattendu. Tout cela se trouve soudainement figé par
la facétie de l'obturateur dont l'action instantanée – Winogrand
travaillait ordinairement avec des vitesses d'obturation élevées,
sinon même au flash, figeant tout geste dans une netteté pétrifiée
– n'est pas toujours intentionnelle. Car dans cette perspective,
tout instant devient « décisif ». Ou se révèle tel a
posteriori : le sens qui en émerge éventuellement
n'apparaît souvent au photographe qu'à l'examen de sa
planche-contact. Bien plus que par la perception consciente dans le
flux des menus événements de la rue. Garry Winogrand photographie
d'instinct, presque à l'aveugle : c'est un chalut qui ramasse
poissons et cailloux, algues et crustacés ou coquillages
indistinctement, mais parmi lesquels se découvre, parfois, l'huître
porteuse de perle.
Il y a enfin rupture avec ce que
je qualifierais de « dimension du documentaire convenu ».
Les photos de Winogrand ne portent de message que celui que leur
spectateur voudra bien leur prêter. Pour notre photographe,
disons-le encore, il suffit qu'elles soient « intéressantes ».
Il n'a jamais voulu illustrer la vie trépidante des rues de New
York, ou la condition animale dans les zoos ; il n'a pas voulu
signifier aux jeunes femmes que leur beauté est éphémère. Ces
intentions sont absentes de la démarche du photographe même si,
après coup, après avoir rassemblé ces photos autour de tels
thèmes, nous pouvons légitimement leur prêter ce sens. Mais cela
est de notre responsabilité.
Rupture avec l'esthétique du
« beau », négligence envers la règle de « l'instant
décisif », refus de politiser l’image en la transformant en
vecteur d'information, l'esthétique de Garry Winogrand prend ses
distances avec toute cette tradition, à ses yeux arbitraire, en
affichant une désinvolture qui laisse parfois perplexe. Mais cette
désinvolture n'est pas gratuite : elle est la rançon d'une
liberté nouvelle offerte au regard photographique et qui se pose
avec une rigueur inédite, condition de cette liberté. L'œuvre de
Garry Winogrand n'est pas désinvolte ; c'est son rapport à la
tradition photographique qui l'est. C'est une esthétique nouvelle –
s'il fallait encore utiliser ce mot – qui fait la part belle à
l'inattendu, au saugrenu, au fugitif, à tout ce qui requiert aussi
une bonne dose de chance – mais que seul notre photographe savait
saisir avec virtuosité – pour se figer en une scène bourrée de
sens. Scène éminemment évocatrice et, par là, intéressante.
Gestes esquissés, regards subrepticement croisés, coïncidences
heureuses... les photos de Garry Winogrand sont toutes faites de ces
amorces de relations qui ne peuvent se révéler qu'en image. Et que
le spectateur ne peut pas ne pas en achever par lui-même les
suggestions ou les insinuations qu'elles évoquent. Il n'y a pas de
« beau » chez Winogrand, pas plus qu'il n'y a d'instant
effectivement « décisif » ou de « message »,
parce que le centre de gravité de son regard doit se chercher dans
cette évocation de l'ambiguïté (et non pas du « chaos »)
qui caractérise les relations des hommes aux choses et des hommes
entre eux. L'esthétique de Garry Winogrand est celle d'une
photographie de l'ambiguïté.
La rupture esthétique
qu'accomplit l'œuvre de notre photographe apparaît donc bien plutôt
comme une rupture d'avec l'esthétique (en général) que
comme une rupture esthétique – qui ne ferait que consacrer
cette dernière au prix de sa transformation. L'esthétique
traditionnelle ne peut penser l'œuvre de ce photographe car le monde
de l'ambiguïté qu'elle révèle n'est tout simplement pas à sa
portée. L'ambiguïté est opaque à l'esthétique car cette opacité
est le résultat d'une dissolution du concept au profit d'une
expérience vécue qui ne se laisse pas réduire en catégories
manipulables. C'est une œuvre à vivre, où l’étonnement,
l'amusement, la perplexité du spectateur constituent les catégories
principales. Ce ne sont pas des catégories esthétiques, mais celles
d'une phénoménologie du regard qui doit apprendre à forger sa
propre herméneutique par le seul effet de l'œuvre contemplée.
_____________________________
NOTES
1Publié
initialement dans « Image Magazine », édité par George
Eastman House, vol. 15, n° 2, Rochester, juillet 1972. http://www.americansuburbx.com/2012/01/interview-monkeys-make-problem-more.html
Garry Winogrand a passé deux jours à Rochester, New York, en octobre 1970. Le vendredi 9, il était l'hôte du Rochester Institute of Technology (RIT). Le samedi 10, il participa au Visual Studies Workshop. L'exposé qu'il y fit était identique durant les deux événements : Winogrand, sans faire de commentaire, projeta des images de ses toutes dernières œuvres et répondit ensuite aux questions de l'assistance. Au total, il parla près de cinq heures. La transcription utilisée ici est établie à partir d'une bande enregistrée durant ses interventions, mais elle ne donne qu'un aperçu parmi les nombreuses idées qui furent évoquées.
Garry Winogrand a passé deux jours à Rochester, New York, en octobre 1970. Le vendredi 9, il était l'hôte du Rochester Institute of Technology (RIT). Le samedi 10, il participa au Visual Studies Workshop. L'exposé qu'il y fit était identique durant les deux événements : Winogrand, sans faire de commentaire, projeta des images de ses toutes dernières œuvres et répondit ensuite aux questions de l'assistance. Au total, il parla près de cinq heures. La transcription utilisée ici est établie à partir d'une bande enregistrée durant ses interventions, mais elle ne donne qu'un aperçu parmi les nombreuses idées qui furent évoquées.
2Barbaralee
Diamonstein. Visions and Images – American Photographers on
Photography. Rizzoli, New York
1981-1982. http://jnevins.com/garywinograndreading.htm
Cette interview de Garry Winogrand a été enregistrée en 1981 avant une audience publique à la New School for Social Research à New York, Parsons School of Design. La production et la diffusion en a été assurée par le chaîne ABC. Cette interview peut être visionnée sur You Tube (qualité médiocre) :
Cette interview de Garry Winogrand a été enregistrée en 1981 avant une audience publique à la New School for Social Research à New York, Parsons School of Design. La production et la diffusion en a été assurée par le chaîne ABC. Cette interview peut être visionnée sur You Tube (qualité médiocre) :
3Creativity,
WNET 1982. http://www.americansuburbx.com/2009/06/interview-garry-winogrand-excerpts-with.html
Le texte disponible transcrit les remarques de Garry Winogrand enregistrées lors d'une vidéo également disponible sur You Tube (qualité médiocre) :
Le texte disponible transcrit les remarques de Garry Winogrand enregistrées lors d'une vidéo également disponible sur You Tube (qualité médiocre) :
4Barbaralee
Diamonstein, op. cit., p. 185.
5Idem.
6Ibid.,
p. 181.
7Visual
Studies Workshop, RIT 1970.
8Idem.
9Barbaralee
Diamonstein, op. cit., p. 185.
10Visual
Studies Workshop, RIT 1970.
11Barbaralee
Diamonstein, op. cit., p. 182.
12Visual
Studies Workshop, RIT 1970.
13Le
redressement de l'image opéré ici implique nécessairement un fort
recadrage. Si Winogrand avait voulu respecter la verticale des
cages, il aurait dû faire un pas en arrière pour inclure le même
espace que dans l'image basculée. Autrement dit, le redressement
opéré ici par la manipulation numérique de l'image originale ne
rend même pas encore bien compte de ce qui ce serait passé si le
photographe avait photographié en respectant la verticalité de
l'environnement. Cela illustre aussi ce que j'entends quand je
qualifie le cadrage de Winogrand de « rentre dedans ».
14Visual
Studies Workshop, RIT 1970.
15Garry
Winogrand with Bill Moyers.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire