III
GESTURE
« ”Que
diable est-ce au juste le gesture ?”.
On m'a souvent posé cette question [...].
« Cela m'enchanterait si je
pouvais trouver un mot moins ésotérique, plus approprié. Je me
tournai donc vers le dictionnaire et confirmai l'analyse de ma fille
comme ayant des tendances monomaniaques en concluant que le
dictionnaire avait tort.
« Un dictionnaire a 42
définitions de la lumière, 30 définitions de la couleur, mais
seulement quatre pour le gesture tel qu'il nous concerne,
et parmi les quatre pas une mentionnant le gesture dans le
contexte qu'il m'intéresse de vous présenter 1. »
Si j'ai omis de traduire le mot
gesture dans cette citation de Maisel, c'est que je suis dans
le même embarras que lui. Et plus même, puisqu'à la difficulté de
définir le mot anglais s'ajoute celle de lui trouver un équivalent
en français. Dans une étude antérieure, j'avais décrit la notion
de gestuelle en photographie comme étant une manifestation du
gesture 2.
Ce n'était pas faux mais, comme on le verra, insuffisant. On se
tromperait à traduire gesture simplement par « gestuelle ».
Or cette notion de gesture
occupe une place importante, sinon essentielle, dans la description
et la compréhension de la pratique photographique chez Jay Maisel.
On lui est d'ailleurs redevable d'avoir porté cette notion au centre
de la réflexion sur la photographie, et proposé par là un outil
fécond pour l'interprétation des images photographiques en général.
Même si, reconnaissons-le, cet apport n'a pas toujours été
considéré à sa juste valeur. Il s'agit ici de rendre à cette
notion la place fondamentale qu'elle doit occuper dans la description
et la compréhension de toute pratique photographique.
Au cœur de cette difficulté se
trouve peut-être aussi le fait que Maisel tend à lui donner un sens
très spécifique et tout personnel. Aussi, en première approche,
écoutons ce que Maisel en dit lui-même, dans sa propre tentative
d'en formuler le sens. Se référant encore aux dictionnaires, il
pointe les équivalents suivants : « [...] essence
(probablement le meilleur), caractéristique (aussi bon), et d'autres
comme descriptif, révélateur, signature, et on s'éloigne avec
calligraphie, indication, ad nauseam 3. »
Parler de l'essence des choses semble donc, en première approche, un
équivalent des plus adéquats. Mais cette notion d'essence est de
provenance philosophique et connote une détermination
métaphysique qui n'est sans doute pas ce que Maisel veut entendre
sous ce mot. Mais poursuivons notre lecture :
« Gesture est
l'expression de ce qui est au cœur de tout ce que nous
photographions. Ce n'est pas seulement l'aspect déterminé sur un
visage ; ce n'est pas seulement la grâce d'un danseur ou d'un
athlète. Ce n'est pas seulement le visage tuméfié d'un boxeur
ensanglanté. Il ne se limite pas seulement à l'âge ou à la
jeunesse, aux gens ou aux animaux. Il existe dans une feuille, un
arbre et une forêt. Il révèle l'innervation complexe d'une
feuille, le déploiement en éventail des branches d'un arbre et, vu
d'en haut, dans la belle texture d'une forêt.
« Il révèle l'essence de
chaque chose que nous observons : humaine, minérale ou animale,
ou d'une brique, d'une pierre ou du métal. Il ne s'arrête pas là.
Nous le voyons dans les nuages, les foules, dans de magnifiques
demeures, et dans d'humbles huttes. [...]
« Nous avons toujours
cherché la chosé-ité (it-ness) de tout ce que nous
photographions. Nous désirons aller au plus profond possible dans le
sujet.
« J'appelle cela gesture.
Vous pouvez l'appeler comme vous voulez, mais il impose d'identifier
et de travailler pour aller au cœur de tout ce que vous voyez. J'ai
dit voir, pas photographier, parce que si vous parvenez à en être
conscients, votre ”vision”
intensifiera votre ”regard”
et approfondira votre photographie 4. »
Si
le terme « essence » peut en effet convenir pour une
première approximation de ce qu'il faut entendre ici par gesture,
il faut rester prudent quant à son application dans le champ de la
photographie. Comme je le disais il y a un instant, ce terme est
fortement chargé de connotations métaphysiques hors de propos
ici. Elles pourraient bien mener à des méprises et de
l'incompréhension si nous nous obstinions à traduire gesture
par essence. Car il ne s'agit pas ici, pour le photographe, de
révéler des arrières-mondes, de manifester ce qu'il y aurait
au-delà de ce qui se donne à voir. Non, cela n'est d'ailleurs pas
dans le pouvoir de la photographie. Maisel dit très bien en
anglais ce qu'il faut entendre : c'est l'it-ness
de ce qui se donne à voir qu'il faut saisir. C'est-à-dire le fait
qu'une chose se donne pour ce qu'elle est dans son paraître même ;
elle est ce qu'elle est telle qu'elle se montre. On pourrait traduire
l'it-ness
par « choséité » (thingness),
c'est-à-dire ce qui fait que cette chose que je vois et que je peux
saisir en image est bien cette chose-là et pas une autre, qu'elle se
donne ainsi en offrant la plénitude de son être. C'est le τόδε
τι d'Aristote, l'être-ça, le Das-sein.
Cette
« définition » a au moins le mérite de nous écarter du
terrain incertain de la métaphysique. Elle nous introduit dans
celui de l'ontologie. La photographie a vertu ontologique. Ce
qu'elle montre n'est pas qu'une apparence ; c'est la vérité de
la chose même en ce qu'elle se manifeste sous cette apparence que
l'image photographique restitue. Le terme le plus spécifiquement
philosophique qui pourrait alors s'appliquer à cet it-ness,
c'est celui d'eccéité,
qui fait que chaque chose a un (ou plusieurs) mode(s) d'apparaître
qui en manifeste la spécificité, la « personnalité »
la plus propre, sa vérité.
Quand une photo me rend bien le vécu ressenti au contact d'une
chose, d'une scène, d'une personne au point que j'en ressens la
présence par l'image presque comme directe et immédiate, je
m'écrie : « comme c'est bien vrai ! » ;
« c'est bien ça, là, devant moi ! ». C'est de
l'être des choses dont il est question avec le gesture
au sens où l'entend Maisel.
Sans
doute n'avons-nous encore rien gagné en clarté en traduisant
gesture
par eccéité. Et pourtant nous n'avons pas perdu notre temps. En
écartant la traduction par « essence », on évite la
connotation métaphysique du mot. Par nature, la photographie est
ancrée sur le terrain du sensible, du monde visuel plus
particulièrement, et ne saurait prétendre faire voir ce qui
pourrait se trouver « au-delà ». L'expérience du
gesture
est strictement mondaine ; elle ne se réfère ou ne s'appuie
sur aucun monde surnaturel ou irréel, ni prétend s'y projeter.
L'expérience photographique du gesture,
que ce soit à la prise de vue ou lors de l'observation d'une photo,
est une expérience d'abord strictement sensible. L'« intellectuel »
vient après. Elle fait toujours appel à nos dons d'observateur, de
voyant surtout, avant de se transformer en une matière qui réclame
de notre part interprétation.
C'est
en effet dans ce deuxième mouvement, qui va du percevoir au
comprendre (à la saisie du sens), qu'intervient notre savoir pour
faire de ce que l'image
photographique nous
montre, quelque chose que nous pouvons comprendre, parce que nous
pouvons l'interpréter. Mais il faut se garder d'appliquer cette
« mécanique » à l'instant de la prise
de vue. Le photographe
photographiant, la plupart du temps, n'a guère le loisir
d'« intellectualiser » ce qu'il fait. Ce qu'il perçoit
et juge instantanément digne d'être photographié, s'impose à lui
comme tel et commande quasi instantanément la décision d'appuyer
sur le déclencheur. Percevoir-comprendre-interpréter constituent
dans ce cas tous ensemble une expérience unique et instantanée.
Expérience visuelle vécue qui entraîne (et par là même définit)
l'acte de photographier. Il y a surgissement du gesture
dans la scène qui l'impose comme devant-être-photographiée.
Percevoir comme photographe c'est, ipso
facto, comprendre ce
que l'on voit (même si cela ne peut encore être exprimé de façon
verbale), c'est-à-dire comme la reconnaissance et l'accueil du
gesture,
évidence irrésistible de l'eccéité de ce qui se donne à voir.
Cette
réalité phénoménologique se vérifie chaque fois que l'on est
poussé à photographier, c'est-à-dire chaque fois qu'une scène, un
événement, un visage, un objet se révèlent à nous comme devant
être photographiés. La déclosion du photographiable émerge
précisément au terme de ce processus perceptif-interprétatif
spontané et immédiat, intuitif tant il est instantané, et qui nous
fait voir tel ou tel sujet comme éminemment spécifique,
significatif – chargé de sens –, comme un particulier porteur du
sens le plus général et universel, pour que nous nous sentions
comme contraints, en tant que photographes, de le saisir et de le
retenir. Ernst Haas disait : « Nous ne prenons pas des
photos, nous sommes pris par elles 5. »,
exprimant remarquablement par cette belle formule combien
l'expérience photographique émane d'abord des choses elles-mêmes
et du monde avant que nous puissions rationaliser l'effet qu'ils
exercent sur nous. Cette présence soudain dressée devant nous comme
un impératif photographique, cette sourde insistance que peuvent
parfois imposer à notre regard les choses visibles, est justement
l'expression de leur gesture,
de leur eccéité. C'est parce qu'elles nous apparaissant soudain
comme exhibant leur propre vérité, exhibant leur être comme une
irréductible évidence, qu'elles se donnent pleinement à nous et
nous poussent à les photographier. Plus que la lumière, plus encore
que la couleur, c'est le gesture
des choses, leur pure présence porteuse de leur propre vérité, qui
fonde l'acte photographique. Et par lui, toute l’expérience
photographique.
Le
gesture
est potentiellement en chaque chose, scène, événement, personne...
qu'il révèle en son être le plus propre, le plus vrai. Sans doute
ne se révèle-t-il pas de manière évidente, impérative (comme
devant-être-photographié) chaque fois que quelque chose se donne à
voir. Ce n'est pas tant une « propriété » des choses à
tout instant manifestée et visible, comme mise à la disposition du
regard, qu'un mode d'apparaître dont le surgissement demeure
dépendant de circonstances favorables. Ce peut être une relation
avec d'autres choses qui le manifeste en le contextualisant, ce peut
être une lumière évocatrice, une couleur suggestive, une certaine
humeur du photographe... Ce surgissement du gesture,
souvent inattendu, imprévisible, je le qualifierais volontiers
d'épiphanie
si ce mot n'était chargé de connotations religieuses, chrétiennes
en particulier, dont il sera impossible de l'en expurger
complètement. Επιφάνεια : action de se montrer,
d'apparaître soudainement, de se révéler d'évidence. Ce mot grec
fut forgé bien avant la naissance du christianisme qui lui a prêté
tardivement ce sens si spécifique qu'on lui connaît aujourd'hui.
Mais faisons l'effort de l'écouter d'une oreille grecque, et il
raisonne alors comme une possible traduction du gesture.
Ce
qui précède montre que le gesture,
épiphanie de l'eccéité des choses, est toujours présent en tout,
mais plus rarement visible. Cela vaut plus particulièrement pour les
scènes ou événements – soumis au flux temporel à un tempo
accéléré – de nature fugace ou évanescente. Dans la
gestuelle notamment. À ce propos Maisel écrit : « Il
m'arrive souvent de constater que quand l'on pense gesture,
on le prend en termes d' ”action !” avec un point
d'exclamation.
« Il
est important de comprendre que le gesture
peut être présent chez quelqu'un qui est complètement immobile, au
repos ou même endormi. Vous pouvez montrer le gesture
dans des domaines qui n'ont aucune relation du tout avec l'action.
Vous pouvez le montrer comme de la résignation, de la tristesse,
pensée, introspection, jouissance, acceptation, et plus 6! ».
En
plusieurs endroits de ses écrits Maisel nous fait ainsi part de son
expérience du gesture.
Il est au cœur de son expérience de photographe et s'il éprouve
des difficultés à la rationaliser – ces mêmes difficultés que
nous avons nous-mêmes rencontrées –, il en décrit en revanche
remarquablement le vécu : « Il est évident que ce n'est
pas seulement les gens qui ont le gesture »,
écrit-il, « [...] Il est en tout
ce que nous observons... il est là.
« Choisissez
le gesture
que vous voulez montrer. Cela vous rendra infiniment plus attentif au
monde qui vous entoure. Il va élargir votre perception et votre
attention à l'égard de tout chose 7. »
L'expérience photographique se fait ici amplification de la
conscience du monde qui nous environne, de notre relation avec lui.
Elle nous certifie notre être-dans-le-monde sans quoi la
photographie ne serait pas possible. Le gesture,
l'épiphanie de la vérité de ce qui se donne à voir (et à
photographier), sera donc l'expérience première et fondamentale à
partir de laquelle toute l'expérience photographique peut être
décrite 8.
1 Jay
Maisel. Light, Gesture & Color, op.
cit., — p. 3 : « ”Just
what the hell is gesture ?”
This question has been put to me often . [...]
« I wondered if I
could find a word less esoteric, more to the point. So, I went to
the dictionary and I confirmed my daughter's analysis of me having
egomaniacal tendencies by concluding that the dictionary was wrong.
« One
dictionary has 42 definitions of light, 30 definitions of color, but
for gesture only four that concern us, and of that four, there is
not one mention of gesture in the context I am interested in showing
you. »
2 Marc
Wauman. « Note
sur la gestuelle en photographie » in
https://memory-of-time.blogspot.com.
Billet du 8 juin 2013.
3 Jay
Maisel. Light, Gesture & Color, op.
cit., — p. 3 : « [...]
essence (probably the best),
characteristic (also good), and others like descriptive, revealing,
signature, and off we go with calligraphy, indication, ad nauseam. »
4 Ibid.,
— pp. 3-4 : « Gesture is
the expression that is at the very heart of everything we shoot.
It's not just the determined look on a face ; it's not just the
grace of a dancer or athlete. It's not only the brutalized face of
the bloodied boxer. Neither is it only limited to age, or youth, or
people, or animals. It exists in a leaf, a tree, and a forest. Ir
reveals the complicated veins of the leaf, the delta-like branches
of the tree, and when seen from the air, the beautiful texture of
the forest.
« It
reveals the essence of each thing we look at: human, mineral, or
brick, stone, or metal. It doesn't stop there. We see it in clouds,
crowds, magnificent mansions, ans humble huts.
[...]
« We have always
wanted to find the ”it-ness”
of anything we shoot. We want to get as deep into the subject as we
can.
« I
call it gesture. You can call it anything you like, but it involves
identifying and working to get to the heart of everything you see. I
said, see, not shoot, because as you become aware of it, your
”seeing”
will intensify your ”looking”
and deepen you shooting. »
5 Cité
par Maisel. It's Not About the F-Stop, op.
cit., — p. 18.
6 Jay
Maisel. Light, Gesture & Color, op.
cit., — p. 90 : « One of
the things that occurred to me was that when people think of
gesture, they think in terms of “Action !”
with an exclamation mark.
« It's
important to realize that gesture can be about someone who is
absolutely still, in repose or even asleep.
« You
can show gesture in another area that has no relationship to action
at all. You can show resignation, sorrow, thought, introspection,
delight, acceptance, and more. »
7 Ibid.,
— p. 4 : « It's obvious
that it's not just people who have gesture. It's in everything
we look at [...].
If we look... it's there.
« Choose
the gesture you wish to show. It will make you infinitely more aware
of the world around you. It will broaden your perception and
awareness of everything. »
8 Cette
notion de gesture telle que
Maisel l'a découverte et promue, et telle que j'ai essayé ici de
la comprendre, ne s'applique certainement pas à la photographie
exclusivement. On peut très bien le saisir comme clef herméneutique
pour interpréter d'autres formes d'expression artistique. Dans la
poésie notamment – où le gesture
se fait langage –, dans la musique aussi, et certainement dans
tous les autres arts plastiques tels que la peinture. À cet égard
je ne peux m'empêcher de citer ici un passage de La
métamorphose des dieux d'André
Malraux relatif au sens de l'œuvre picturale (André Malraux.
Écrits sur l'art II. Œuvres complètes V.
Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 2004 — p. 841) :
« Le peintre du Tch'an, du zen, de tout l'Extrême-Orient
essentiel, pensant à ce qu'il va peindre, se pose la question de
Mallarmé : “ Qu'est-ce
que cela veut dire ? ”
Il n'en attend pas une réponse intellectuelle ou logique. En
français, il pourrait traduire : “ Que
signifie ceci ? ”
par : “ quel
est son signe ? ”.
Les langues de l'Extrême-Orient, son esprit même, postulent ou
suggèrent que tout grand artiste peut
découvrir le signe de ce qu'il a choisi ; parce que, deux
mille ans durant, dévoiler l'univers, le transformer en signes et
le soumettre ainsi à l'homme, fut la fonction propre de la
peinture. »
Je
ne me risquerais pas à affirmer que ce que Malraux nomme ici
“ signe ”
soit une traduction du gesture
selon Maisel. Cela veut plutôt dire que l'œuvre d’art se doit de
mettre au jour une vérité des choses, de ce qu'elles montrent,
manifestent, désignent,
et qui n'apparaît sans doute pas de manière aussi évidente à
tous. Contre Werner Gombrich, Malraux a raison : l'art ne vise
pas l'illusion, et la photographie – que Malraux n'a pas
considérée en tant qu'expression artistique – lui aurait
peut-être donné l'argument le plus probant contre la thèse de
Gombrich.
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