samedi 21 novembre 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – cinquante-deuxième semaine

 

Tour et Taxi, 2015


INVITATION AU REPOS

 


Après ce long périple bruxellois, après toutes ces heures de marche dans les rues de la ville, durant lesquelles vous m'avez fidèlement accompagné, voici venu le moment du repos. Dans l'ancienne gare de marchandises de Tour et Taxi, récemment reconvertie, vous trouverez de ces fauteuils et canapés aux capitons accueillants qui n'attendent que d'envelopper nos corps las. Asseyons-nous, et laissons-nous aller à la rêverie.

Que retenir de cette année de pérégrinations urbaines et de la collecte de photographies qu'elle suscita ? Que la ville – Bruxelles, ou toute autre de quelque importance – est comme un inépuisable réservoir d'images qui s'offrent pour qui sait les voir. À tout instant elles surgissent, se multiplient, se métamorphosent, puis disparaissent. Souvent, elles n'ont pas de témoins. Le passant ordinaire, absorbé dans ses soucis du jour, ne les voit pas. Il ne les voit pas car elles ne lui sont d'aucune aide. Il faut l'œil du photographe pour les apercevoir.

Nous n'entrons en relation avec les choses qu'à la mesure et selon la nature de l'intérêt que nous leur portons. L'agitation de la ville s'éprouve communément comme un vaste et mouvant chaos dans lequel les événements ne prennent sens qu'isolés de ce contexte qui tend à les ignorer ou à les nier. Là s'impose la tâche majeure de la photographie. C'est notre attitude envers le monde qui manifeste la signification des choses, de leur présence et de leurs interactions. C'est parce que nous nous sommes ouverts à leur pur paraître que nous avons pu les voir comme porteuses de sens et dignes d'intérêt. Il nous a fallu, à chaque fois, rompre avec la quotidienneté du regard ordinaire, qui arase tout relief et signifiance, pour éprouver cet étonnement virginal par lequel les choses se révèlent enfin telles qu'elles sont en elles-mêmes.

Et comme la fatigue alourdissait nos jambes, ces fauteuils disposés çà et là dans la gare de Tour et Taxi, échouage de nos interminables maraudes, nous attirent vers eux d'un ton bienveillant. Ils invitent au repos en offrant généreusement leur galbe rembourré. Mais je n'oublie pas encore que je suis photographe. Avant de m'asseoir, je n'ai pu laisser de m'étonner de leur présence incongrue dans ce lieu improbable, et n'ai pu rester sourd au cri strident du rouge écarlate de l'un d'eux réclamant mon séant. Le désir d'image était plus fort.

samedi 14 novembre 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Cinquante et unième semaine

 

Belgian Pride Parade 2017


BICHROMATISME

 



Un des paradoxes de la photographie couleur est de nous avoir appris que l'image n'a jamais autant de force que la palette des couleurs mise en œuvre est la plus limitée possible. La sobriété des moyens est une vertu ; la bigarrure chromatique du coloriage.

Rencontrer un visage souriant, c'est faire l'expérience de la chaleur humaine ; les tons chauds lui conviennent. Comme ici : une carnation un peu hâlée (maquillée?) et des cheveux (teints?) qui lui répondent. Il se crée par là une proximité, de la complicité, l'envie d'embrasser. Dans l'opposition à son environnement, cette impression se renforce encore ; ici, avec les accessoires vestimentaires unis dans la couleur bleu clair. Le bleu, ton complémentaire à celui du visage, évoque le froid, l'indifférence et l'éloignement. Mais, par cela même, met tout aussitôt ce visage en valeur : on ne voit plus que lui.

Deux couleurs seulement suscitent toute la résonance émotionnelle avec laquelle nous appréhendons cette photo. Ce n'est pas une image monochrome, mais à peine plus : du bichromatisme. Toute sa force est là, dans l'économie des moyens. Je prie tous ceux qui estiment que la photographie couleur n'est que coloriage de bien vouloir considérer cette photo : qu'éveillerait-elle en nous si elle était en noir et blanc ?

samedi 7 novembre 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Cinquantième semaine

 

Zinneke Parade 2018


LE SIPHOPHONE

 


S'il fallait trouver une image symbolisant la Belgique en ce qu'elle a de plus génial et de plus pittoresque à la fois, pourquoi pas cette photo ?

Car il n'y a qu'en Belgique qu'une telle image pouvait être saisie. Elle associe son génie inventeur, celui d'Adolphe Sax en l'occurrence, avec l'inévitable et typique boisson nationale. On sait que les cuivres sont des instruments que l'on peut jouer bouchés à l'aide d'une sourdine ; on ignore par contre qu'en Belgique on bouche aussi les saxophones avec une canette de bière.

Et puisque la forme de l'instrument évoque irrésistiblement l'idée de siphonner de la bière, je propose de nommer cette combinaison un siphophone.

samedi 31 octobre 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Quarante-neuvième semaine

 

Boulevard Pachéco, 2019


L'IMPACT


La ville moderne a troqué la pierre contre le verre. Elle a ainsi rendu à la lumière une liberté qu'elle lui avait jusqu'ici obstinément refusée. Les murs se sont faits vastes fenêtres dans lesquelles jouent la transparence, les reflets et les scintillements, rendant la ville étincelante. Finie l'intransigeante opacité des murs gris ; voilà l'impudique transparence des parois de verre.

Mais cette conquête s'est faite au prix d'une sournoise fragilité. Ce que l'on croyait encore en mesure de nous protéger ne résiste que médiocrement à la pierre qu'un bras vandale aura lancée de toute force. L'impact est grossier mais il déploie une myriade de fêlures qui fuient en éventail, offrant à la lumière de ce jour gris l'aubaine de s'affirmer quand même. L'impact aura ennobli le verre trop lisse.

Un graffiti au jaune provocant finit de déchoir la paroi meurtrie, et dans cet accouplement inattendu du choc et du graphe, laissant se deviner la silhouette des bâtisses proches, se révèle une allégorie que le photographe se devait de fixer. La valeur d'une photo n'a pas de morale.

samedi 24 octobre 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Quarante-huitième semaine

 

Rue de la Régence, 2019


DÉCEPTION

Bras ballants, il semble contempler les façades de la Cour de comptes que réfléchissent les portes vitrées des Musées royaux des Beaux-Arts. Le musée est fermé.

Il ne jouira pas de la douceur du trait de Memling ; il ne se laissera pas aller à la fascination devant l'univers fantastique de Jérôme Bosch. Il ne participera pas aux scènes vivantes et populaires de Brueghel l'Ancien. Les carnations opulentes de Rubens ne s'offriront pas à ses délices, pas plus que le dessin nerveux de Jordaens ne l'émerveillera. L'élégance des portraits de Van Dijck se soustraient à son admiration.

Et toute sa déception se lit dans son attitude désemparée, dans cette gesture de la frustration – c'est un rendez-vous manqué. Son attitude corporelle le trahit et le photographe qui passait par là n'aura pas manqué de la saisir subrepticement. Mieux que par un entretien en tête-à-tête, la photographie tire des aveux à l'insu de ceux-là mêmes qu'elle surprend.

samedi 17 octobre 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Quarante-septième semaine

 

Grand Place, 1983


VADE RETRO


« Vade retro monstrum diabolicum, opus maleficus, uter mali ! », s'écrie Saint Michel posté au sommet de la tour de l'hôtel de ville.

Le voilà fièrement dressé, l'épée au clair, hardi et un peu crâne quand même, prêt à en découdre avec le hideux cigare volant, décidé à le percer s'il s'approche trop, et déjà satisfait de le voir s'affaler, flasque et inerte, sur les toits et les rues de la ville.

On prête aux héros et aux saints un courage extraordinaire quand ils font face à des dangers non moins extraordinaires, mais aussi imaginaires le plus souvent. Saint Michel fut dressé au sommet du beffroi afin de célébrer sa victoire sur le Malin et ainsi protéger la ville. Pouvait-on alors imaginer qu'il dût un jour se dresser devant une des ces créations fantastiques et inquiétantes issues de l'imagination et de la technique humaines ? Saint Michel nous apprend à nous défier aussi des hommes et de leurs entreprises hasardeuses.

samedi 10 octobre 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES — Quarante-sixième semaine

 

Rue Vautier, 2011


LA CAVERNE

Le livre VII de La République de Platon s'ouvre par la description d'une étrange scène que l'on a coutume d'appeler le « mythe de la caverne ». Je ne sais si ce texte constitue un mythe à proprement parler, mais il est certainement devenu un texte mythique de la philosophie. D'aucuns le considèrent comme fondateur de l'idéalisme.

Le thème en est bien connu : des hommes enchaînés dans l'obscurité d'une caverne ne peuvent percevoir, sur la paroi qui leur fait face, que l'ombre des objets qui passent devant une source de lumière disposée à l'entrée de la caverne. Une sorte de vaste lanterne magique en quelque sorte.

Ce spectacle étrange qui se déploie devant les yeux de ces malheureux prisonniers est représenté par cette photographie. Les ombres qui se détachent sur le mur ne sont pas les objets réels – les « idées » – qu'elles représentent. Pourtant, sans eux, pas d'ombre portée. Tout ne serait-il donc qu'illusion dans cette photo ? Non, car il s'y trouve une réalité directement représentée, essentielle, de même nature que celle des objets projetant leur ombre. Cette réalité immédiate est celle du mur sur lequel les ombres se projettent et sans lequel elles ne pourraient être perçues.

À cela, Platon n'a pas pensé. Première fissure dans l'édifice platonicien. Et notre philosophe a oublié autre chose encore. Pour décrire une telle scène, il faut un regard qui la perçoive. Regard lui aussi non moins réel que les objets originaux. Ce regard est ici, en l'occurrence, celui du photographe. Et nous voilà projeté auprès de Descartes : je photographie, donc je suis. Deuxième fissure dans l'édifice platonicien.

En 1884 Nietzsche écrivait : « La photographie est une preuve suffisante contre la forme la plus grossière de l' “idéalisme” ». Ou la photographie élevée au titre d'argument philosophique.