samedi 30 mai 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Vingt-huitième semaine

Grand Place, 1979



ROSES ROUGES ET ROSES




Oui, je l'avoue : cette photo est un plagiat. J'avais vu dans un magazine, un an auparavant, une photo semblable faite par Jay Maisel à Paris. « Je ne me souviens plus de l'endroit », disait-il, « Qu'importe ! On retrouve cela dans tous les marchés des quatre saisons de Paris ». C'était en 1978.


Cette photo à été prise sur la Grand Place de Bruxelles. En ces années-là, il s'y trouvait encore un marché aux fleurs. Mais comme pour le marché aux oiseaux, qui se tenait le dimanche matin, il en a été chassé pour laisser la place aux hordes de touristes qui l'envahissent quotidiennement. Bruxelles aura perdu là un peu de son âme, que ne saurait compenser ce qu'elle a gagné en espèces sonnantes et trébuchantes que ces nouveaux barbares apportent dans leurs valises.


Les roses expriment l'amour. Absolu pour les rouges, tendre et doux pour les roses. Le langage des fleurs était encore entendu en ces temps-là, avant que les téléphones portables et leurs messageries instantanées substituèrent l'expression crue de sentiments immédiats et frivoles à l'évocation pudique d'une passion profonde. Autres temps, autres mœurs ; autres moyens de communication et des sentiments qui s'y accordent. On ne saurait négliger combien notre obsession d'être « en contact », à tout moment, en tout lieu, aura dégradé la sincérité de la relation entre les êtres.


C'est pourquoi j'aime cette photo si simple, si facile, et pourtant devenue tellement parlante depuis la quarantaine d'années qu'elle dormait dans mes archives. Aujourd'hui la voilà soudain pleine de sens et qui prend vie.

samedi 23 mai 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – vingt-septième semaine

Feria Andaluza, sur le plateau du Heysel, 2011



SOURIRE ESPIÈGLE




Il y a quelques années déjà, la communauté espagnole de Bruxelles prit l'habitude de se rassembler une fois l'an pour fêter les traditions de son pays d'origine. Beaucoup venaient d'Andalousie, et ce qui ne fut d'abord qu'une modeste fête de quartier se mua bientôt en une énorme kermesse qui s'est implantée au pied de l'Atomium, sur le plateau du Heysel. Ainsi se développa ce qui est aujourd'hui connu des Bruxellois comme la Feria Andaluza.


Une jeune fille, dont on ne saurait douter de l'origine, grimée et costumée, retint mon attention. Aussitôt que je commençai à la photographier, elle posa, et prit cette moue un peu fière et ironique. Elle me décocha un sourire espiègle que cette image immortalise.


Sans que nous échangeâmes un seul mot, son attitude me dit bien des choses qu'elle n'eut sans doute jamais exprimées si nous nous étions parlé :

Je veux bien que tu me prennes en photo, mais celle que tu vois n'est pas celle que je suis...

ça m'amuse de te voir amusé par mon grimage ; je t'ai séduit au point que tu ne peux t'empêcher de me photographier. C'est donc moi qui ai gagné...

Allez, c'est bon. Photographie-moi puisque tu en as tellement envie. Je sais que je te plais, et ça m'amuse de te troubler ainsi...

Photographie-moi donc, car je disparaîtrai dans un instant et tu ne me reverras plus...


Tant de choses peuvent être dites en photo que seule la photo peut révéler. Ce sourire espiègle, tendre et malicieux à la fois, me hantera toujours – je le sais.

samedi 16 mai 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – vingt-sixième semaine

Place Poelaert, 2019

RÊVE D'ENFANCE




Regardez-le, comme il est fier ! Il jubile de bonheur. Il a réalisé ce que, toute sa vie, il a rêvé de faire : conducteur de tram !

Il n'y a pas d'âge pour éprouver des plaisirs de gosse. À certains égards, je crois même que toute une existence se résume à la poursuite et, dans le meilleur des cas, à la réalisation d'un rêve comme celui-là.

Il est heureux, enfin ! Il a tout pour lui : l'uniforme impeccable, le képi qui lui confère son autorité ; il tient les rênes de sa belle machine verte, le frein et le rhéostat. Et des passagers en nombre qui lui ont confié la conduite de leur plaisir.

Il a retrouvé le temps où Bruxelles brusselait.

samedi 9 mai 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Vingt-cinquième semaine

Gay Pride Parade 2016

LES YEUX VAIRONS


J'avais une tante par alliance, décédée depuis, qui avait les yeux vairons. De vrais yeux vairons ; brun d'un côté, bleu de l'autre.

Cela me troublait profondément, au point que j'évitais quelquefois son regard. Elle n'était pourtant ni sévère ni méchante ; que du contraire ! Mais j'éprouvais le sentiment inquiet de me trouver en présence de deux personnes distinctes. Ses yeux étaient comme la manifestation d'un dédoublement de personnalité. C'est un sentiment très différent de celui que l'on éprouve avec le strabisme, où l'on ne sait au juste auquel des deux yeux il faut s'adresser. C'est là une même personnalité qui semble migrer d'un œil à l'autre.

Mais les yeux vairons vous dardent bien droit, et il n'y a pas d'ambiguïté : ils sont deux à vous regarder, mais chacun est différent. Je suis très sensible à la couleur des yeux de mes interlocuteurs ; j'y crois toujours percevoir l'expression de leur personnalité.

Que dire du cas présenté par cette photographie ? Il y a là dissimulation évidente. Ce dédoublement ostensible se fait ici mascarade, mais néanmoins trouble et inquiète. Aucun masque ne saurait assurer une telle duplicité. À la lettre, ce visage est pure inconnue et profond mystère.

samedi 2 mai 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Vingt-quatrième semaine

Zinneke Parade 2014



À VISAGE RECOUVERT




Bruxelles est une ville des plus cosmopolites qui soient. On y parle toutes les langues du monde – et pas seulement parce qu'il y a des touristes qui s'y pressent en nombre. On y trouve toutes les nationalités, tous les régionalismes, toutes les ethnies imaginables... Certains s'en désolent, d'autres s'en réjouissent. Les premiers y voient une perte d'identité, une déchéance, voire une menace ; les seconds une opportunité et une richesse. À chacun ses fantasmes.


La Zinneke Parade opte résolument pour la seconde de ces options. C'est un défilé en l'honneur de la diversité de la ville. C'est comme un carnaval, dont elle reproduit un peu l'organisation, mais sans tout le convenu de ce dernier. Tous les deux ans, au mois de mai, Bruxelles fait appel à l'excentricité, à l'inventivité, à l'originalité de ses habitants pour proposer un défilé chaque fois renouvelé autour d'un thème différent.


Imaginez, parmi toutes ces folies, une toile tendue comme animée d'une vie intérieure, parcourue de reliefs mouvants qu'elle épouse assez grossièrement, mais pas assez pour qu'on n'y puisse deviner ce qui la déforme : une main, un poing, un pied, un visage grimaçant... En saisir l'image fixe ne fait que renforcer plus encore l'inquiétante étrangeté de la chose.


Le photographe éprouve chaque fois une joie enfantine à déambuler parmi ces extravagances en liberté, reproduites plusieurs heures durant. Personnellement je m'y sens comme un gamin dans un magasin de friandises. Et je confronte ainsi la photographie en son entier avec ce que toutes ces scènes ont de commun avec elle : la folie.