samedi 8 juin 2013

Note sur la gestuelle en photographie

HOMMAGE À MAURICE MERLEAU-PONTY

Nous connaissons tous de ces photographies reproduisant un geste figé dans son accomplissement. Cette pétrification peut faire rêver parfois, faire imaginer quelque issue à cette incomplétude temporelle. Plus souvent, elle prête à sourire. Mais quelquefois aussi, plus rarement il est vrai, cette gestuelle interrompue apporte sens et humanité à l'image qui peut alors transporter l'imagination fort loin. Comment la saisie réussie d'une gestuelle se fait-elle, et quelle est sa signification quant au sens global de l'image, c'est ce que je voudrais examiner dans ce billet.

Considérons la photographie suivante :

Conversation. Marrakech, Maroc 2010

Deux hommes sont assis de part et d'autre d'une petite table. Ils conversent, et leur gestuelle, figée par la photo, suggère que l'un propose et défend son argument que le second, les yeux mi-clos, semble par sa moue rejeter dédaigneusement. Parlent-ils de politique ? De leurs femmes ? Du prix des dattes ? On ne sait. Quoi qu'il en soit, cette photo raconte quelque chose comme cela; elle est porteuse d'une histoire, d'un sens, qui reposent sur la gestuelle des personnages.

Ce qui paraît là assez évident devient au contraire incompréhensible dès qu'on veut bien réfléchir au «mécanisme» qui préside à cette émergence du sens. Les gestes respectifs de nos deux compères sont bien évidemment figés, comme suspendus à demeure vers un accomplissement que l'on ne peut qu'imaginer. Or le sens que l'on veut bien leur prêter ne saurait transparaître effectivement et réellement qu'au terme de leur accomplissement même, c'est-à-dire inscrits dans un flux temporel continu que la photo nie justement. Comment alors expliquer que ces gestes pétrifiés par la photo soient néanmoins compréhensibles ? On dira que l'imagination supplée à ce que la photo a soustrait : nous imaginons, à partir de cet instant figé, toute la mimique accomplie, et en saisissons par là le sens. Mais comment pouvons-nous justement imaginer cela ? Et comment expliquer l'assentiment des spectateurs devant cette photo, et non pas une anarchie d'opinions diverses et contradictoires ? Nous ne sommes pas dans la peau de ces personnages, et pourtant, dans une certaine mesure, nous nous y substituons, nous nous y identifions – pour user du langage des psychologues. Ils nous invitent à faire ce qu'ils font, nous proposent que nous soyons un moment eux, assis à leur place, pour y mimer imaginairement ce que leur photo semble devoir suggérer. Étrange complexe où le sujet photographié cesse d'être objet pour investir le sujet spectateur.

Commençons par méditer sur le rapport de la photo (saisie instantanée) à une gestuelle (extension spatiale et temporelle continuée) en général.

Adressons-nous d'abord aux peintres qui, quand il s"agit de «reproduire» le mouvement, sont au fond confronté au même problème que les photographes. La tableau, pas plus que l'image photographique, ne permet au temps de s'y temporaliser. Comment procèdent-ils alors ? Considérons un instant ce célèbre tableau de Géricault intitulé Le derby d'Epsom (ce qui suit est largement inspiré des analyses que Maurice Merleau-Ponty développe dans son petit écrit L'Œil et l'Esprit) :

Géricault. Le derby d'Epsom

Quatre chevaux se côtoient dans une course intense. Du tableau se dégage l'impression d'une lutte âpre : les chevaux sont côte à côte, les naseaux dilatés, tandis que leurs cavaliers les cravachent vigoureusement. Leur effort pour aller plus vite encore s'impose à la vue du tableau. Pourtant, à examiner la posture des chevaux peints – immobiles donc – elle paraît assez vite invraisemblable. Leur corps est tout en extension et aucune de leurs jambes ne touche le sol. Ils semblent voler. Le peintre a pourtant réussi, par ce biais, à produire cette dynamique intense qu'il recherchait pour illustrer cette célèbre course. L'extension du corps de ces chevaux montre un «aller vers» résolu : leurs jambes arrières portent encore l'effort de quitter le «là-bas», tandis que leurs jambes avant s'apprêtent déjà à se recevoir «ici». En un mot, ils courent.

La chronophotographie – cet ancêtre du cinéma – de Jules Étienne Marey ou d'Eadweard James Muybridge aura démontré que la posture des chevaux peints par Géricault est impossible : aucun cheval ne court ainsi. Mais à examiner la série de photographies d'un cheval au galop, faite par Muybridge par exemple (Le galop de Daisy), on se rend compte  tout de suite que la photographie est confrontée à ce même problème : comment suggérer le mouvement dans une image fixe ? Observons donc la série de Muybridge :

Eadweard J. Muybridge. Le galop de Daisy

La série de Muybridge confirme donc qu'un cheval au galop, jamais, ne court comme l'a montré Géricault. Mais par là, la photo réussit-elle mieux que le peintre ? Pas sûr. Avons-nous une perception du mouvement ? Oui, si l'on parcourt du regard toute la série des photos successives. Mais en ce faisant, nous réintroduisons, par cette succession du regard posé sur chaque photo l'une après l'autre, la temporalité. Nous faisons ainsi ce que fait le cinéma.

Considérons la photo n° 2, et elle seule, détachée de la série. L'animal est dans la phase de contraction de tout son corps qui se ramasse pour fournir l'effort de la foulée suivante. Ses quatre jambes sont repliées sous lui, sans toucher le sol. Cette photo, isolée des autres, donne plutôt l'impression qu'il saute sur place qu'il ne court. Quelle photo de la série choisir alors, si nous voulons une photographie d'un cheval au galop ? Peut-être la dixième, dans laquelle une de ses jambes arrières est en extension, l'autre encore en appui sur le sol, dans l'effort de se propulser en avant, tandis que ses jambes avant assurent sa réception sur le sol. On retrouve alors, dans cette photo, le «aller vers» qui suggère le mouvement de l'animal dans la peinture de Géricault; on retrouve cet enjambement de l'espace qui exprime son mouvement. La saisie d'une gestuelle en photographie procède finalement d'une solution similaire à celle du peintre.

Ce que la séquence de Muybridge nous enseigne, c'est qu'il y a un moment privilégié lors du déploiement d'un geste, un moment précis où ce dernier résume l'entièreté de son accomplissement et donc, de sa signification. Une sorte d'acmè du sens dans le déroulement spatio-temporel où le geste paraît prégnant. Ou, pour le dire autrement encore, un instant décisif qui le ramasse et le résume tout entier, à la lisière de ma saisie de son commencement et de mon attente de son achèvement. (à l'inverse, Garry Winogrand, souvent, décale cet instant sur la ligne de son développement, l'anticipe ou le diffère, conférant ainsi à cette gestuelle un sens tout autre que celui attendu).

Il reste encore à comprendre comment une gestuelle peut être porteuse de sens. Les psychologues nous enseignent qu'en marge du langage articulé, par lequel nous communiquons ordinairement, nous pouvons aussi nous exprimer par certaines postures du corps, par des gestes plus ou moins explicites, par des mimiques plus ou moins adéquates et volontaires. Ils nomment cela «expression non verbale». Soit; accordons-leur au moins le mérite d'avoir nommé la difficulté. En quoi et comment notre corps et ses attitudes, postures ou gestes, peut-il se faire porteur d'une expression et donc, d'un sens ?

Un geste est une posture du corps, c'est-à-dire un état d'être du corps dans le monde, une réponse à ses sollicitations. Mon corps est ce qui fait que j'existe; par lui je me sais être dans le monde. Être dans le monde signifie y en être : je n'y suis pas comme dans une bulle close mais transparente d'où je vois le monde comme un spectacle auquel je ne participe pas, car mon corps est fait de la matière du monde. Je peux certes, pendant quelques instants, transcender cette situation, me dégager en partie de ma compromission avec le monde et me poser en pur spectateur : c'est ce que je fais quand je photographie par exemple (je reviendrai une autre fois sur cette attitude). Mais c'est toujours une attitude provisoire. Je me retrouve chose parmi les choses aussitôt que j'éprouve quelque interpellation venant du monde vis-à-vis de mon existence, c'est-à-dire aussitôt qu'elle engage mon corps : menace, plaisir, joie, contrariété, etc... Ce rapport immédiat et presque organique s'exprime d'abord spontanément par quelque réaction motrice de mon corps : je souris, je fais grise mine, je saute de joie et je bats des mains, j'esquisse un geste de rejet ou de dépit, etc... Par ces attitudes ou mimiques, mon corps dit son (mon) rapport au monde. L'expression de ce rapport est ce qui donne sens à mes gestes, à mes mimiques, à toutes mes attitudes. La forme la plus élaborée de cette réaction motrice du corps à l'égard des sollicitations du monde est la formation d'un langage articulé. L'expression «non verbale» de la gestuelle est l'antichambre de la parole.

Or, tout comme moi, autrui est du monde. Je l'y rencontre et je sais que nous partageons le même monde; je lui suis autre dans le monde comme il y est autre pour moi : semblable mais pas le même. Mon corps possède une logique des gestes qu'il partage avec le corps d'autrui, puisque constitué selon le même schéma. Je comprends ses mimiques, ses gestes, ses postures car ils dessinent toute une panoplie de kinesthésies que je connais bien car je les retrouve dans mes propres mimiques et gestes. Nous nous comprenons car nous procédons d'un même monde justement, nous partageons une même expérience et une même certitude de notre existence. Je comprends les postures d'autrui comme les reflets de mes propres sentiments vis-à-vis des sollicitations du monde, aussi sûrement que je me vois gesticuler dans le miroir.

Cette gestuelle signifiante ne s'arrête pas seulement au corps en mouvement d'autrui ou de moi-même. De la même manière, je peux comprendre et saisir le sens des attitudes exprimées par les animaux : la queue battante du chien, la caresse du chat, les oreilles rabattues du cheval... Et par analogie, je retrouve ces expressions même parmi les choses inertes : Alfred Stieglitz photographie un bouquet de troncs d'arbres. Il intitule sa photo Dancing Trees. Ernst Haas avise des réservoirs ou des cheminées sur les toits de New York; leur silhouette se détache sur le fond d'un ciel au couchant, évoquant un couple enlacé. Il les nomme Roof Lovers.

 *

Quels enseignements tirer de tout cela pour le photographe ? - Une gestuelle, saisie à l'instant décisif de son acmè, est porteuse de signification : elle donne sens à l'image; elle inspire une histoire. L'image parle.

Incorporer une gestuelle dans une photo lui conférera toujours une dimension plus large, plus pleine, porteuse de sens complexe et inattendu, et certainement un dire plus riche. Trop souvent, des photographies ennuient car elles manquent cette dimension signifiante. Le photographe arrêté devant un paysage ou un monument, et qui attend patiemment «qu'il n'y ait plus personne» sur l'image qui «polluerait» son sujet d'éléments étrangers, ne se rend pas compte qu'il stérilise son image. Peut-être pourrait-on distinguer deux grandes classes de photographes selon ce critère : ceux qui n'hésitent pas à inclure cette dimension humaine par la gestuelle dans leurs photographies, et ceux chez qui cette dimension est systématiquement absente. Je les nommerais les humanistes et les chosistes respectivement.

Voici une photographie prise sur le littoral du Nord de la France :


Zuydcoote. France 2013

Peut-être que le graphisme dessiné par le portique devant cette estacade de bois aurait suffit pour cette image. Un photographe chosiste s'en serait contenté. Mais je suis un humaniste, et j'ai voulu que le geste de cette dame scrutant l'horizon au côté de son chien placide y soit présent. Cela donne à cette image une autre dimension, plus large, plus riche, plus parlante. Au-delà du graphisme on s'interroge : «que regarde-t-elle, là-bas, au loin ?». Les esprits imaginatifs saisiront cette invite à la rêverie.

Peut-être est-ce par timidité que trop de photographes amateurs ou de paysage évitent toute présence humaine dans leurs photos. Mais quel monde étrange que le leur d'où les hommes sont absents et leurs gestes bannis ! Leurs images laissent une étrange impression d'un monde sans hommes, comme dans un désert. Ces images, sans doute belles, sont hantées alors par une beauté vaine, presque irréelle, images auxquelles manque tout le sens d'une présence humaine qui pourrait leur conférer une réalité plus proche de nous. Car il n'y a de réalité qu'humaine.