dimanche 29 décembre 2013

Recommandation n° 3 : Robert Herman - The New Yorkers

Ce qu'il est convenu d'appeler, fort maladroitement il est vrai, la street photography ou photographie de rue constitue une discipline majeure de l'expression photographique, et peut-être même sa discipline la plus innovante et la plus créative. On ne s'attardera pas ici à critiquer l'expression «photographie de rue» tant on sait qu'elle est trop restrictive. Garry Winogrand la fustigeait à chaque occasion qu'il lui était donné de le faire, ironisant que son travail sur les animaux devait, en toute rigueur, s'appeler de la «zoo photography». Il reste que l'expression est aujourd'hui consacrée par l'usage, et qu'il serait bien difficile de s'en défaire. Car que proposer d'autre qui serait plus adéquat ? On vivra donc avec ce qualificatif qui désigne autre chose que ce qu'il nomme.

Si la tradition de la street photography est ancienne on peut la faire remonter dès la fin du XIXe siècle(1); seul l'art du portrait la précède  , son expression par la couleur est, en revanche, beaucoup plus tardive. Cela tient bien sûr à des exigences techniques, comme celle de disposer d'une émulsion adéquate à cet usage. C'est-à-dire compatible avec un appareil petit format 35 mm, tel que le Leica l'avait rapidement définit comme la norme du genre. Une émulsion en particulier allait rencontrer ces exigences : le Kodachrome. Ce film, imaginé par deux chercheurs de la célèbre firme de Rochester (qui étaient aussi musiciens; il est amusant de le noter), commercialisé dès 1935, apportait une restitution des couleurs remarquable associée à une longévité exceptionnelle. C'était certes un film lent, mais ses qualités étaient telles que tous apprirent à le maîtriser. Mais c'était aussi un film destiné au marché des amateurs, restriction qui ne fut pas sans conséquences sur le développement de la photographie couleur et sur sa reconnaissance en tant qu'expression spécifique. Tout ceci eut son influence sur l'apparition relativement tardive d'une street photography couleur à part entière. Si l'on excepte les expériences marginales de la FSA (dès la fin des années 30), il faudra attendre le courant des années 40 pour voir se répandre, timidement d'abord, aux États-Unis(2), chez les photographes professionnels, l'usage de ce film destiné aux amateurs. Harry Callahan fut parmi les pionniers du genre; il fut aussi un des maîtres à voir de Robert Herman.

Si quelques autres photographes de rue recoururent eux aussi à la couleur citons les noms de Fred Herzog ou d'Helen Levitt; Ernst Haas aussi, quoique peut-être sur un autre registre leur œuvre demeurait marginalisée ou ignorée. Une tradition de la street photography couleur était encore à peine émergente au début des années 70. John Szarkowski n'avait pas encore «découvert» William Eggleston, et l'œuvre de photographes réputés «commerciaux», tel Jay Maisel, était dédaignée. Le noir et blanc régnait encore en maître, porté par l'autorité d'un Henri Cartier-Bresson ou d'un Robert Frank, ainsi que par la désastreuse oukase de Walker Evans, déclarant la couleur «vulgaire».

Dans le fil de cette révolution encore hésitante, somme toute encore fort étriquée alors, le livre de Robert Herman(3) apparaît comme une révélation à l'intérieur de cette même tradition.


*

Si, d'emblée, The New Yorkers m'est apparu comme une œuvre majeure dans la perspective d'une photographie de rue en couleur, c'est parce qu'il est constitué d'images faites, pour la plupart, au début des années 80. À ce moment, la photographie couleur venait à peine d'être reconnue comme genre propre. L'exposition initiatique au MoMA de William Eggleston, qui devait enfin consacrer la couleur comme expression propre dans la photographie contemporaine, s'est faite en 1976; Joël Meyerowitz présente son travail sur Cape Cod (plutôt une «beach photography» réalisée avec une chambre grand format) en 1978(4), c'est-à-dire à peu près au moment où Robert Herman commence à photographier les New Yorkais. Et il le fait en couleur, sur Kodachrome. La présence encore écrasante de la photo de rue noir et blanc ne le perturbe pas. Elle ne le perturbe pas parce que ce n'est pas là qu'il puise sa principale source d'inspiration. Sa principale source d'inspiration lui vient du cinéma des années 60 et 70.

Fils d'un propriétaire de salles de spectacle, il était donné à notre futur photographe, encore adolescent, de voir nombre des film-culte des années 60. Blow Up et Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni notamment, mais d'autres encore(5) tous films tournés en couleur. Et à force de voir et de revoir ces films, jusqu'au point où leur fil narratif s'use et s'estompe, il ne reste plus que les images qui s'imposent à l'attention du jeune spectateur. Ces images lui seront inspirantes. Peu avant d'écrire cet article, j'ai moi-même revu Zabriskie Point. Les plans qui enchaînent les vues sur les grands panneaux publicitaires et leurs couleurs souvent vives, situant les personnages dans le Los Angeles de la fin des années 60, créent une esthétique fondée sur la dialectique d'un environnement coloré et verbeux avec des personnages en situation. Le travail couleur que Robert Herman déploie dans The New Yorkers fait écho à cette esthétique. En apportant une vision de la couleur inspirée du cinéma, il s'affranchit de l’esthétique consacrée d'une certaine tradition déjà trop étroite de la photographie de rue.

Le titre de l'ouvrage ne trompe pas : il s'agit bien d'un livre sur les New-Yorkais. Sur les New-Yorkais et non pas sur New York : on n'y trouvera pas une image du skyline de cette grande cité. Mais, pourtant, c'est aussi un livre qui inscrit les habitants de la ville dans leur environnement urbain. Un environnement qui, pour Robert Herman, est celui de murs couverts de graffiti, d'annonces publicitaires, de signes divers de lettrages qui donnent souvent leur titre aux images , lesquels contribuent au jeu des couleurs qu'accentue une lumière à la présence impérative. Souvent, c'est une lumière solaire vive qui illumine les scènes et révèle leurs couleurs; une lumière d'après-midi aux tons chauds qui les exalte au plus fort de leur saturation. Une lumière qui apporte contraste, sans jamais être trop dure, et qui autorise des jeux d'ombre complexes qui structurent le graphisme une référence à Harry Callahan sans doute. Dans le New York de Robert Herman, jamais il ne pleut ni ne neige. Une vision de New York impossible en noir et blanc.

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Please, New York, NY, 1980 (page 4) - (c) Robert Herman

Pas d'effets «grand angle» faciles, ni de vues «téléobjectif» qui effaceraient l'environnement. Une perspective toujours naturelle, à hauteur d’œil le plus souvent. C'est le regard d'un badaud fasciné. C'est un livre sur la présence, quand même n'est-elle quelquefois que suggérée. C'est un regard sur la vie des rues de New York qui ne pouvait être fait qu'en ce début des années 80.


SAMO is dead, SoHo, New York, NY, 1981 (page 121) - (c) Robert Herman

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Comme je le disais au début de ce billet, le livre de Robert Herman The New Yorkers m'apparaît comme une œuvre majeure de la street photography couleur, une étape dans l'exploration de la couleur par le regard photographique. Elle s'inscrit certes dans le fil d'une tradition sûre, mais étroite : il y a du Harry Callahan dans cette œuvre, mais aussi un Robert Frank qui aurait glissé des rouleaux de Kodachrome dans son Leica. Mais on ne rendrait pas justice à cette œuvre si on la réduisait à une liste d'influences et de prédécesseurs. La démarche de Robert Herman est ici unique et originale. Il photographie les New-Yorkais, et il les photographie en couleur. Cela signifie que la couleur joue un rôle essentiel quant à révéler l'âme des New-Yorkais et leur relation à la ville.

Signes, graffiti, lettrages, publicités, sont autant d'éléments que Robert Herman choisit d'insérer dans le cadre de ses images quand il photographie. L'environnement new-yorkais se dévoile dans ces images comme un véritable tohu-bohu, où se répondent lettres, textes, couleurs, lumière et gestuelle des personnages. La trépidation de la ville transparaît au travers de ce cocktail d'impressions visuelles. Leur combinaison avec une lumière riche crée une sorte d'ivresse chromatique qu'on en se lasse pas d'éprouver à contempler ces photos.
  
The End of a Day in Long Island City, Queens, NY, 1980 (page 93) - (c) Robert Herman

La postface aux New Yorkers nous apprend que son auteur souffrait d'un trouble mental le trouble bipolaire (bipolar disorder) quand il commença à photographier les New-Yorkais(6). Cette affection a-t-elle pu influencer son regard ? Robert Herman l'affirme, en considérant ainsi que les photos qui peuplent son livre son aussi celles qui témoignent du processus de sa guérison. J'incline à penser, pour ma part, que ces images furent généralement saisies lors des phases euphoriques de son trouble. J'y vois comme ce qui le poussait à voir en couleur. Je me garderai bien cependant de réduire son œuvre à l'expression de cette maladie. Mais il y a une telle jouissance à la vue des couleurs dans ces images qu'on ne saurait exclure entièrement cette influence. Aurions-nous là un Van Gogh de la photographie couleur ?

Ce livre ne m'en paraît que plus séminal en ce qu'il apporte un regard neuf qui ne manquera pas je le parie d'influencer une génération de jeunes photographes coloristes. Un ouvrage promis à impulser un souffle nouveau à la street photography, une photographie de rue encore trop encline à se satisfaire du noir et blanc pour s'exprimer. Le travail de Robert Herman représente un effort important pour se déprendre de recettes esthétiques sclérosantes qui encombrent encore trop souvent la street photography contemporaine. Ce regard neuf est une ouverture régénérante sur le monde de la rue, mais aussi et surtout sur cette évidence si massive qu'elle en passe inaperçue : la vie se passe en couleur.


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NOTES

  1. Colin WESTERBECK, Joël MEYEROWITZ. Bystander A History of Street Photography. Bulfinch Press. Boston/New York/Toronto/London 1994.
  2. Pendant ce temps, l'Europe en guerre manquait complètement ce tournant.
  3. Robert HERMAN. The New Yorkers. Proof Positive Press, New York 2013. Cf. aussi http://www.robertherman.com
  4. Travail souvent pris, à tort, comme l’œuvre d'un paysagiste. Joël MEYEROWITZ. Cape Light. Museum of Fine Arts, Boston. Bulfinch Press, Boston/Toronto/New York 1978.
  5. «Robert Herman Talks About "The New Yorkers"». Stella KRAMER, May 27, 2010. http://blog.stellakramer.com/2010/05/robert-herman-talks-about-new-yorkers.html
  6. Robert HERMAN, op.cit., pp. 123-124.

vendredi 22 novembre 2013

L'esthétique désinvolte de Garry Winogrand

Une photographie de l'ambiguïté


Je voudrais parler dans ce billet de l'esthétique de l'œuvre de Garry Winogrand, esthétique qu'il sied de qualifier de désinvolte. Le choix de ce qualificatif, qui apparaître plus clairement dans le courant de ce texte, exige toutefois un éclaircissement préalable.

Je parle bien ici d'une esthétique désinvolte, qui est celle de notre photographe. Cela ne veut justement pas dire que son œuvre soit elle-même désinvolte. Pour qui s'est un peu familiarisé avec elle ou, mieux encore, aura saisi son appareil pour « faire du Winogrand », sait ce que cette démarche exige de discipline et d'opiniâtreté : le travail requis est intense et les résultats maigres. Photographier comme l'a fait Garry Winogrand n'a rien d'une démarche qui soit en elle-même désinvolte.

Par contre, considérée du point de vue du théoricien de la photographie, dans une perspective à la fois historique et esthétique, cette œuvre s'avère difficilement classable en ce qu'elle ne peut être que malaisément pensée selon les catégories que propose cette approche historico-esthétique. Mieux : il n'est même pas sûr qu'une esthétique de quelque horizon que ce soit lui soit adéquate. Pour sûr, ce n'est pas de la Fine Art Photography. Peut-être est-elle une forme de photojournalisme, que notre photographe avait pratiqué alors qu'il était encore, selon ses dires, un « mercenaire » (hired gun). Sans doute s'agit-il d'une œuvre qui s'inscrit dans l'approche générale de la street photography – expression qui ne veut rien dire de précis. On l'a aussi qualifiée d'aesthetic snapshot, manière de dire qu'on ne sait pas à quoi on a affaire avec elle. On loue cependant l'œuvre de Garry Winogrand pour la rupture esthétique qu'elle opère. Sans doute consomme-t-elle en effet une rupture. Mais est-elle rupture dans l'ordre de l'esthétique même (une rupture esthétique) ou est-elle rupture d'avec toute esthétique possible ? Telle est la question que je voudrais aborder ici.

En quoi l'esthétique – si ce mot peut encore lui être appliqué, faute de mieux – de l'œuvre de Garry Winogrand est-elle désinvolte ? Désinvolte signifie qui prend beaucoup de liberté avec ce dont il a affaire, qui le prend à l'aise, avec une liberté iconoclaste. L'esthétique de Garry Winogrand est désinvolte parce qu'elle prend ses aises avec l'esthétique photographique consacrée de son époque.

Notre photographe n'est pas un théoricien. Même s'il a enseigné la photographie, il n'a rien laissé par écrit. Á lire les témoignages qui décrivent le personnage, son caractère ou sa manière d'être, on a du mal en effet à l'imaginer assis à une table en train de rédiger un traité d'esthétique de la photographie. Mais il nous est laissé les traces enregistrées de sa parole. Il y a les témoignages de ses contemporains, mais aussi des interviews qu'il a consenties, ou des paroles de son enseignement qui ont pu être glanées çà et là. Ce qui suit repose essentiellement sur trois interviews ou dialogues enregistrés de ses propos sur la photographie :

1.Monkeys Make the Problem More Difficult – A Collective Interview with Garry Winogrand (1970)1.
2.— An Interview with Garry Winogrand. Tiré de : Barbaralee Diamonstein : Visions and Images – American Photographers on Photography (1981)2.
3.— Garry Winogrand with Bill Moyers (1982)3. 

* 
Un possible chemin d'accès à la compréhension – ou l'interprétation – de l'« esthétique » de Garry Winogrand peut être tracé à partir de sa maxime la plus connue, la plus discutée aussi : « je photographie pour voir à quoi ressemble une chose quand elle a été photographiée4 ». Cette maxime, pour qui veut l’entendre bien, ne laisse pas d'être énigmatique. Elle pose en effet une difficulté d'interprétation pour laquelle d'autres déclarations de Winogrand ne nous viennent guère en aide :

« Eh bien, je ne pense pas que ce soit aussi simple que cela non plus. Il y a des choses que je photographie parce que je suis intéressé par ces choses. Mais à la fin, vous voyez ce que j'ai voulu dire. Plus tôt dans la soirée, je disais qu'une photographie n'est pas ce qui a été photographié, c'est quelque chose d'autre. Il s'agit d'une transformation. Et c'est de cela qu'il s'agit. Cela n'a pas changé fondamentalement. Mais ce n'est pas si simple. Prenez-le de cette manière – je photographie ce qui m'intéresse tout le temps. Je vis avec des images pour voir à quoi ressemble une chose photographiée. Je dis la même chose, je ne l'ai pas changée. Je ne suis pas en train de dire quelque chose de différent, vous voyez5. »

Ce que notre photographe évoque ici, c'est une évidence qui n'est qu'apparente : l'objet photographié n'est pas – n'est plus – l'objet lui-même, le « sujet » que le photographe a choisi de saisir. Sa transformation en image l'affecte jusque dans ses statuts ontologiques. Il perd de sa « réalité » pour meubler le monde irréel de l'image. Une pomme photographiée n'assouvira jamais ma faim ; seule une pomme de pulpe et de pépins le peut (il aurait été maladroit de dire de chair et d'os). Mais cette duplication de l'objet réel dans l'irréalité de l'image ne l'isole pas entièrement ni ne l'oblitère. Il garde un lien étroit et vivant avec le monde réel d'où il provient : la photo d'une pomme peut éveiller en moi – qui demeure vivant dans le monde réel – l'envie d'en croquer une ; elle peut me révéler soudain de j'ai faim. Le monde irréel de l'image photographique conserve ainsi une certaine effectivité (une certaine Wirklichkeit dirait-on en Allemand) – elle exerce un effet – sur le monde réel (real).

Cette évidence phénoménologique cache cependant une difficulté majeure que Garry Winogrand a bien perçue, même s'il éprouve quelque difficulté à l'exprimer. À considérer la photographie d'une pomme comme objet solitaire dans une image, dépouillé de tout environnement ou autre accessoire, objet nu et unique donc – j'aurais aussi pu choisir un poivron d'Edward Weston – l'effectivité qui se manifeste dans ce cas est simple et unidimensionnelle : l'objet dans l'image ne peut « communiquer » que dans un sens : vers le monde réel. Tout change quand j'inclus dans l'image les éléments d'un environnement. Par l'effet du cadrage ou de la césure temporelle (le moment du déclenchement de l'obturateur) cet objet se voit maintenant mis en relation avec ceux qui, justement, dans les limites du cadre de l'image, constituent son environnement d'image. Il se tisse ainsi une trame relationnelle nouvelle et spécifique, détachée du monde réel, jouissant d'une certaine autonomie de sens, mais qui entretient pourtant encore avec la réalité d'origine un lien sans lequel cette nouvelle trame relationnelle ne saurait être signifiante. La communication de l'objet photographié se voit maintenant orientée dans deux directions : vers le monde réel et, c'est nouveau, à l'intérieur du monde irréel de l'image vers son environnement. Lequel, toutefois, ne peut prendre du sens que par une relation demeurée « active » avec la réalité. Cet entrelacement de liens signifiants entre monde réel et monde irréel de l'image représente un problème ontologique particulièrement difficile à dénouer. Garry Winogrand exprime cette difficulté de la manière suivante, lors de son entretien avec Barbaralee Diamonstein :

« BD Qu'est-ce qui est alors vraiment important ?
GW La photo.
BD C'est la façon dont vous organisez des situations complexes pour faire une image.
GW L'image, exact. Non pas comment je fais quoi que ce soit. À la fin, peut-être que le langage correct serait de dire comment le fait de mettre quatre côtés autour d'un ensemble d'informations ou de faits, les transforme. Une photo n'est pas ce qui a été photographié. C'est quelque chose d'autre6. »

Cette structure signifiante que crée ainsi le monde d'image, parfois, échappe au photographe dans l'instant où il presse sur le bouton de l'obturateur. Il ne la découvre souvent qu'à l'examen de sa planche-contact. La fugacité des relations vivantes, qui intéresse le photographe, souvent fortuites et involontaires, imprévisibles, échappe aussi à la conscience percevante. Seul l'appareil photo peut les matérialiser en les retenant. Leur banalité éventuelle ne doit pas faire illusion ; l'émergence de leur signification vient d'un autre ordre : celui du monde d'image ainsi créé. La magie de l’appareil photographique repose justement dans ce pouvoir de rendre intéressants les choses ou les événements les plus banals, les plus triviaux.

L'intéressant est ce que vise l'esthétique de Garry Winogrand. L'intéressant et rien que cela. Lors d'un workshop au Rochester Institute of Technology, en 1970, notre photographe répond aux questions posées par les participants. Une partie de ce dialogue mérite d'être reproduit ici in extenso :

« Participant : J'ai vu une photographie qui... il y a une photo où il y a Kodak et il y a un enfant tenant un chien..
 GW : Oui.
P : ... et les gens marchent ici et là. Maintenant, peut-être que cela est dû à mon ignorance ou quelque chose comme ça, mais pourriez-vous donner une réponse claire sur ce que vous essayez de dire dans cette photo ?
GW : Je n'ai rien à dire.
P : Rien à dire ? Pourquoi l'avez-vous tirée alors ?
GW : Je n'ai rien à dire dans aucune image7. »

Le lendemain, un autre participant, non moins perplexe, reprend la discussion entamée la veille :

« P : Hier, au RIT, quelqu'un vous a demandé ce que vous essayez de dire avec une certaine image et vous disiez que vous n'aviez rien à dire. Il sauta alors à la conclusion qu'elle était sans signification, et si elle était sans signification, pourquoi vous soucier à la tirer, et il semblait très perturbé à ce propos. Pourriez-vous me dire ce qui...
GW : Dites-moi.
P : ... je ne peux pas vous le dire, mais si vous pouviez encore le faire, je pourrais en avoir une meilleure idée.
GW : Mon seul intérêt quand je photographie, c'est la photographie. C'est vraiment ça la réponse8. »

On croirait entendre le dialogue d'un maître zen enseignant la doctrine à un novice. Mais les réponses qu'avance Winogrand ne sont pas tant absconses. Alors qu'une certaine tradition photographique nous avait habitué à considérer l'image et l'œuvre photographique comme porteuses d'un message, ou de représenter un témoignage avec ses implications politiques et sociales – que l'on songe notamment au travail des photographes au sein du projet de la FSA – Garry Winogrand prend ses aises avec cet aspect de la photographie pourtant bien établi : il n'a rien à dire, pas de message à faire passer, pas d'attente vis-à-vis de son public. Ce qui compte, c'est que l'image soit intéressante. Mais qu'est-ce que cela signifie, dans le chef de notre photographe, une photo intéressante ? Dans son entretien avec Barbaralee Diamonstein, Garry Winogrand esquisse une réponse :

GW : Comme c'est problématique ! Cela a à voir avec la tension entre contenu et forme. Ce qui en est invariablement responsable, ce sont ces énergies, ces tensions, ce qui rend intéressant ou non [...].
BD : Et comment décelez-vous le mystère dans le banal ?
GW : Eh bien, c'est ça qui est intéressant. Il y a une transformation, vous voyez, quand vous mettez quatre bords autour. Ça le change. Un nouveau monde est créé.
BD : Est-ce que ce contexte discret le rend plus descriptif, et en le transformant, lui donne une tout autre signification ?
GW : Vous êtes en train de me demander pourquoi cela se produit. À côté du fait que les choses sont juste prises hors de leur contexte, je ne sais pas pourquoi. C'est une part du mystère. D'une certaine manière, une transformation est un mystère pour moi. Mais il y a une transformation, et c'est ça qui est fascinant [...]9. »

Ce qui nous ramène à l'importance du cadrage en photographie comme acte donateur de sens qu'est l'acte photographique. C'est par cette conscience de l'importance du cadrage – toujours spatial et temporel en photographie – que se trahit, chez Garry Winogrand, la désinvolture de son esthétique. Mais c'est aussi une pratique du cadrage qui bouleverse les canons établis. Elle rompt avec tous ceux qui faisaient de la rigueur du cadrage et des « règles » de la « composition » la pierre de touche d'une photographie artistique. Les vues basculées, penchées, chavirées de notre photographe sont une marque évidente de son regard propre. Cela n'a pas manqué de troubler nombre des spectateurs de ses photos, comme en témoigne cet échange avec un participant au workshop du RIT en 1970, trouble exprimé non sans une certaine candeur :

« P : Je me suis toujours senti très troublé quand je regarde vos images. J'ai le sentiment de chavirer. Est-ce que c'est parce que vous ne... vous n'utilisez pas de viseur ?
GW : Je ne vois pas pourquoi vous avez le sentiment de vous dites – qu'est-ce que vous voulez savoir ?
P : En fait, ce que je veux savoir est si vous photographiez sans utiliser votre viseur.
GW : Je ne photographie jamais sans utiliser le viseur [...]10. »

Lors de son entretien avec Barbaralee Diamonstein, Garry Winogrand revient plus précisément sur cette question, quand son interlocutrice lui avoue avoir essayé de faire « du Winogrand », mais sans succès :

« BD : Quand je faisais votre photo plus tôt dans la journée, je penchai mon appareil avec une malice bien intentionnée dans la tentative de faire mon propre Winogrand. J'en ai compris que ce n'est pas fait de cette manière. Quelle est la signification de l'appareil basculé horizontalement que vous utilisez souvent ? Et est-ce que votre appareil est penché quand vous faites la photo ?
GW : Il n'est pas penché, non.
BD : Qu'est-ce que vous faites alors ?
GW : Eh bien regardez. C'est une idée arbitraire que le bord horizontal du cadre doit être le point de référence. Si vous examinez ces images, vous verrez que j’utilise le bord vertical assez souvent. Si c'est valable pour le bord vertical, ce l'est aussi pour le bord horizontal. Je ne le fait jamais sans raison. Les seules photos que vous pouvez voir sont celles qui fonctionnent. Il y a diverses raisons de le faire. Mais, voyez-vous, elles ne sont pas penchées. »
BD : Comment créez-vous alors cet angle ?
GW : Vous utilisez le bord vertical comme point de référence au lieu du bord horizontal. [...] Tout cela est un jeu vous savez. Mais il reste intéressant de le faire, de jouer11. »

Il faut s'arrêter un moment sur le mode spécifique du cadrage que Garry Winogrand applique à certaines de ses photos. Non, en effet, l'appareil n'est pas basculé – volontairement ou consciemment. À examiner ces images, on a plutôt le sentiment que le photographe chercher à ce que « ça rentre dedans » – géométrie gauche imposée par les éléments de la scène qu'il veut saisir. Winogrand photographiait souvent quasi à la volée, à l'instinct, cadrant intuitivement, soucieux de saisir des scènes éminemment éphémères. Guère de temps pour « soigner sa composition ». L’orthogonalité de l'image, c'est-à-dire du cadre et de son contenu, exige un parfait parallélisme de l'appareil au plan principal du sujet. Cette position idéale n'est que rarement possible pour des scènes à saisir sur le vif. Or le moindre défaut de parallélisme crée des fuyantes qui, elles aussi, perdent tout parallélisme avec les bords de référence du cadre. Effet qu'accentue encore l'usage du grand angulaire de 28 mm qu’affectionnait Winogrand.

Mais ceci n'est encore qu'un aspect technique du cadrage chez Winogrand. Quand je dis qu'il faut bien que « ça rentre dedans », cela est à prendre comme la volonté d'imposer au contenu de l'image une forme qui lui donne du sens. Ou qui pourrait lui donner du sens, car à la prise de vue, ce raisonnement discursif ne s’applique pas. Mais c'est quand même par ce biais que la photo peut devenir intéressante. Dans le prolongement de la question d'un participant du RIT en 1970, Winogrand répond ceci :

« Fondamentalement, je veux dire, heu... bon, disons que pour qu'une photo soit intéressante de quelque manière, elle est intéressante par le type de problème photographique qu'elle pose – ce qui a à voir avec la... tension entre contenu et forme12. [...] »

Tâchons d'illustrer cette déclaration quelque peu sibylline par une image extraite d'un de ses livres les plus connus : The Animals. Page 41, on trouve cette photo d'un homme notant quelque chose sur son calepin qu'un lion et une panthère (ou un jaguar, ou un léopard – je ne suis pas zoologiste) semblent observer depuis leur cage respective :


© Garry Winogrand. The Animals. p. 41.

   L'entièreté de l'image semble basculée ; ni le bord horizontal, plus plus que le bord vertical, ne sert de référence – du moins en apparence... Car que doit-on considérer dans cette image comme ce qui fait qu'elle est intéressante ? Les grillages des cages ? Si on les considérait comme réellement importants, alors oui, l'image entière est en train de chavirer. Mais Garry Winogrand a-t-il cherché là à photographier des cages et leurs barreaux ? Manifestement non. Ce qui importe dans cette image, ce qui la rend intéressante, ce sont les faces et le regard des deux félins qui semblent converger vers ce que le personnage est en train d'écrire. Ils construisent un rapport – une tension – qui rend leur relation signifiante ; cette tension fait le contenu intéressant. Si l'on prend alors ces trois faces ou visage dans la forme qui établit leur relation, on constate qu'ils sont parfaitement alignées selon une droite horizontale parallèle aux bords horizontaux de l'image. Le bord de référence de cette image est le bord horizontal. Imaginons maintenant qu'au tirage, le photographe ait tenté de la redresser afin que les verticales des cages (notamment la gouttière au centre de l'image) soient parfaitement parallèles aux deux bords verticaux. Ou comme le montre l'image ci-dessous, que la magie du numérique permet de reproduire ainsi :

L'alignement des trois faces s'inscrit maintenant selon une diagonale montante. Mais cela bouleverse la perception de l'image et affaiblit significativement la tension décrite ci-dessus13. Le lion se trouve maintenant vers le coin supérieur de l'image tandis que l'homme se voit rejeté vers le coin inférieur gauche (revanche du roi des animaux ?). Cela crée une tension nouvelle dans la photo, en imposant une autre hiérarchie dans l'ordre de la perception, faisant maintenant du lion l'élément majeur de l'image, alors que c'était l'homme dans l'image originale. Garry Winogrand aurait sans doute pu photographier la scène en respectant la verticale des grillages, mais cela eût été une autre image. Il ne l'a pas fait... Pourquoi ? Par jeu...

« GW : J'utilise le mot ˮjouerˮ, mais vous comprenez le mot ˮjouerˮ – si vous avez jamais vu des enfants jouer – qu'est-ce que vous constatez quand vous regardez des enfants jouer ? Ils sont sérieux à mort vous savez. Ils ne sont pas en vacances14. »

Tel est peut-être finalement le fin mot de l'esthétique de Garry Winogrand : photographier est un jeu, un jeu dont les règles ont à être réécrites chaque fois. Un jeu où l'inventivité est la plus cardinale des vertus ; un jeu qui ne prend au sérieux que lui-même. Un jeu enfin auquel l'esthétique de la photographie conventionnelle n'a pas été conviée.

*
Reprenons notre question initiale : en quoi la photographie de Garry Winogrand est-elle une rupture avec la tradition photographique de son époque ?

Cette question présuppose que soit préalablement définie quelle était cette tradition. Qu'est-ce qui, au moment où Garry Winogrand photographie – c'est-à-dire, principalement, des années 60 jusqu'à sa mort en 1984 – régnait en termes de « canons esthétiques » dans la photographie ? Esquissons un tableau de cette photographie d'après-guerre aux États-Unis.

Trois figures sont d'une importance séminale pour de nombreux photographes américains de cette époque : le Français Henri Cartier-Bresson, l'Américain de souche Walker Evans, et l'expatrié suisse Robert Frank. Ces trois photographes proposent une évolution – je ne parlerais pas ici de rupture – du regard photographique qu'avait initialement instauré Alfred Stieglitz et quelques autres issus de sa mouvance. Une évolution car certains héritiers directs du père fondateur de la photographie moderne s'enferraient déjà dans un académisme qui s'étiolait en poncifs, butant sur les limites d'un regard qui s'auto-encensait en confondant la qualité technique du tirage avec l'originalité d'une vision du monde. C'est aussi le moment où s'impose massivement le fruit d'une mutation technologique à maints égards des plus bouleversantes dans l'histoire du regard photographique : la généralisation de l'appareil petit format utilisant le film 35 mm. Cartier-Bresson, Robert Frank et Garry Winogrand lui-même en furent les plus remarquables ambassadeurs. Cet appareil – principalement le Leica – autorise une mobilité du photographe – et donc, du regard – inconnue jusqu'alors. Le temps des vues statiques était révolu ; révolu aussi le temps passé en chambre noire pour confectionner des tirages léchés au « zone system ». La mobilité, sinon l’impatience du regard prend le dessus et réclame désormais du photographe sa présence dans le flux de la vie ; il faut saisir l'instant à tout instant, et le laboratoire se voit maintenant limité à la tâche, nécessaire mais non plus essentielle, de l'intendance technique.

Malgré cette évolution – plus ou moins profonde, consciente ou non –, les protagonistes du nouveau regard, tout en s'opposant à certains héritiers se réclamant de Stieglitz, charriaient encore des pans entiers de cette esthétique surannée. Walker Evans fut longtemps encore adepte de la chambre grand format et du regard statique qu'elle impose comme de sa vision méditative d'un monde presque immobile. Cartier-Bresson jugeait la forme dans la construction de l'image – ce qu'il appelait sa « géométrie » – comme ce qu'il y a de fondamental pour sa lisibilité. Robert Frank enfin, quoique proposant une vision des plus libres jusqu'à lui, posait sur les Américains un regard amusé et désabusé à la fois, non sans cruauté parfois, dans lequel perce un humanisme et une vision sociale somme toute assez classique, telle qu'on avait pu la voir avec le projet de la FSA, dont il aurait peut-être pu être un des membres de son staff s'il avait vécu à cette période. Mais son désintérêt soudain et presque dédaigneux de la photographie peu après son livre culte Les Américains, laissait en friche un terrain que d'autres allaient occuper pour le cultiver. Parmi ceux-ci, Garry Winogrand.

Il serait inexact de dire que notre photographe se place en opposition radicale avec l'esthétique de ses prédécesseurs. Il hérite d'une situation ambivalente, à la croisée de deux courants : l'un qui s'achève et l'autre qui émerge. Le regard neuf et mobile autorisé par l'appareil petit format, attaché à la vie et à son incessant flux, reste toutefois encore imprégné d'une tradition esthétique issue d'une époque où la photographie n'avait pas (encore) les moyens techniques de ce nouveau regard. Winogrand sera celui qui achèvera la métamorphose qui se dessinait quand il commença à photographier. Mais notre homme n'a pas de volonté revendicative ni d’intention polémique. Ce qui compte pour lui, ce sont les photos. Et d’abord les photos « intéressantes ». Cette notion d'intéressant, centrale dans son œuvre, et qui constitue le critère premier de ses choix photographiques, représente néanmoins une rupture esthétique par le côté systématique avec lequel il est appliqué. Le « beau » ou l'« esthétique »  ne comptent plus au regard de l'« intéressant » : « Je suis surpris que mes images se vendent », déclare-t-il. « Elles ne sont pas jolies, elles ne sont pas ce genre d’images que les gens accrochent facilement à leurs murs ; elles ne sont pas cette fenêtre ouverte un beau paysage ou quelque chose comme ça15. » C'est en effet là l'expression d'une rupture avec l'esthétique du « beau », avec le critère alors encore dominant qui veut que la photographie artistique propose de « belles » photos. L'ambiguïté de cette relation du « beau » à l'« artistique » en photographie se trahit quand l'image photographique envahit le champ visuel public par la photo de mode, la publicité (le calendrier), ou un certain genre de photojournalisme bon chic bon genre qui échoue la plupart du temps dans les revues promotionnelles des agences de voyage. On dira peut-être que Robert Frank avait déjà, avant Winogrand qu'il influença tant, rompu avec cette esthétique. Mais il semble s'être arrêté en chemin ; s'il n'y avait pas eu Winogrand, cette rupture aurait pu rester comme inachevée, fait singulier d'un photographe marginal. Avec Winogrand, elle s'impose comme une conquête du regard.

Démystifier l'importance, voire le sens, de ce qui a été convenu d'appeler « l'instant décisif » est une autre rupture qu'accomplit notre photographe. On sait que cette expression n'est pas d'Henri Cartier-Bresson, même s'il a pu quelquefois la reprendre à son compte. L'expression a été forgée par les éditeurs anglo-saxons de son œuvre, embarrassés par la traduction an Anglais du titre original du livre que le photographe français fit paraître en 1952 : Images à la sauvette. L'expression « à la sauvette » n'a pas d'équivalent en Anglais. Mais sa traduction approximative par decisive moment aura connu une fortune particulière en s'imposant comme ce qui définit l'acte photographique dans son mouvement donateur de sens.

La photographie de Winogrand rompt avec cet impératif de l'instant décisif (rétro-traduction vers le français de decisive moment) tel que l'entendait Cartier-Bresson. C'est-à-dire comme cette conjonction fortuite et presque miraculeuse de l'instant et de l'espace, ce dernier se donnant comme « géométrie » ou équilibre des formes dans l’image. Cette conception du rapport temps/espace suggère qu'il n'y a, pour un ensemble cohérent et signifiant donné, qu'un seul instant décisif, condition de possibilité du surgissement du sens dans l'image. Cet aspect formel d'une part, et unique dans son émergence – l'unicité spatio-temporelle de la coïnci­dence – d'autre part, n'est pas présente dans l'œuvre de Garry Winogrand. Pour lui, chaque instant est potentiellement décisif ; il ne dépend pas de la volonté du photographe de le choisir. Cartier-Bresson figeait ses scènes dans la perspective intentionnelle d'un sens à mettre en évidence ; Winogrand saisit tout instant dont le sens apparaîtra peut-être, inattendu, à l'examen de la planche-contact. Il n'y a pas chez lui d'instant décisif qui a ce rôle prépondérant qu'il joue chez son maître français. S'il y a un formalisme chez Garry Winogrand, ce n'est pas à l'instar de Cartier-Bresson et de sa « géométrie », échafaudage d'un sens qui dépend désor­mais d'un seul instant, devenant par là, en effet, décisif. Chez notre photographe, il émerge de la gestuelle des personnages mis en scène – rares sont ses images qui n'incluent pas des personnages –, gestuelle toujours fortuite, changeante, fugace, mais aussi dépendante de la relation que le cadrage va lui conférer. Cadrer, pour Winogrand, c'est « mettre dedans » ; c'est-à-dire créer un tissu de relations nouvelles, inédites, imprévisibles, génératrices d'un sens lui aussi inattendu. Tout cela se trouve soudainement figé par la facétie de l'obturateur dont l'action instantanée – Winogrand travaillait ordinairement avec des vitesses d'obturation élevées, sinon même au flash, figeant tout geste dans une netteté pétrifiée – n'est pas toujours intentionnelle. Car dans cette perspective, tout instant devient « décisif ». Ou se révèle tel a posteriori : le sens qui en émerge éventuellement n'apparaît souvent au photographe qu'à l'examen de sa planche-contact. Bien plus que par la perception consciente dans le flux des menus événements de la rue. Garry Winogrand photographie d'instinct, presque à l'aveugle : c'est un chalut qui ramasse poissons et cailloux, algues et crustacés ou coquillages indistinctement, mais parmi lesquels se découvre, parfois, l'huître porteuse de perle.

Il y a enfin rupture avec ce que je qualifierais de « dimension du documentaire convenu ». Les photos de Winogrand ne portent de message que celui que leur spectateur voudra bien leur prêter. Pour notre photographe, disons-le encore, il suffit qu'elles soient « intéressantes ». Il n'a jamais voulu illustrer la vie trépidante des rues de New York, ou la condition animale dans les zoos ; il n'a pas voulu signifier aux jeunes femmes que leur beauté est éphémère. Ces intentions sont absentes de la démarche du photographe même si, après coup, après avoir rassemblé ces photos autour de tels thèmes, nous pouvons légitimement leur prêter ce sens. Mais cela est de notre responsabilité.

Rupture avec l'esthétique du « beau », négligence envers la règle de « l'instant décisif », refus de politiser l’image en la transformant en vecteur d'information, l'esthétique de Garry Winogrand prend ses distances avec toute cette tradition, à ses yeux arbitraire, en affichant une désinvolture qui laisse parfois perplexe. Mais cette désinvolture n'est pas gratuite : elle est la rançon d'une liberté nouvelle offerte au regard photographique et qui se pose avec une rigueur inédite, condition de cette liberté. L'œuvre de Garry Winogrand n'est pas désinvolte ; c'est son rapport à la tradition photographique qui l'est. C'est une esthétique nouvelle – s'il fallait encore utiliser ce mot – qui fait la part belle à l'inattendu, au saugrenu, au fugitif, à tout ce qui requiert aussi une bonne dose de chance – mais que seul notre photographe savait saisir avec virtuosité – pour se figer en une scène bourrée de sens. Scène éminemment évocatrice et, par là, intéressante. Gestes esquissés, regards subrepticement croisés, coïncidences heureuses... les photos de Garry Winogrand sont toutes faites de ces amorces de relations qui ne peuvent se révéler qu'en image. Et que le spectateur ne peut pas ne pas en achever par lui-même les suggestions ou les insinuations qu'elles évoquent. Il n'y a pas de « beau » chez Winogrand, pas plus qu'il n'y a d'instant effectivement « décisif » ou de « message », parce que le centre de gravité de son regard doit se chercher dans cette évocation de l'ambiguïté (et non pas du « chaos ») qui caractérise les relations des hommes aux choses et des hommes entre eux. L'esthétique de Garry Winogrand est celle d'une photographie de l'ambiguïté.

La rupture esthétique qu'accomplit l'œuvre de notre photographe apparaît donc bien plutôt comme une rupture d'avec l'esthétique (en général) que comme une rupture esthétique – qui ne ferait que consacrer cette dernière au prix de sa transformation. L'esthétique traditionnelle ne peut penser l'œuvre de ce photographe car le monde de l'ambiguïté qu'elle révèle n'est tout simplement pas à sa portée. L'ambiguïté est opaque à l'esthétique car cette opacité est le résultat d'une dissolution du concept au profit d'une expérience vécue qui ne se laisse pas réduire en catégories manipulables. C'est une œuvre à vivre, où l’étonnement, l'amusement, la perplexité du spectateur constituent les catégories principales. Ce ne sont pas des catégories esthétiques, mais celles d'une phénoménologie du regard qui doit apprendre à forger sa propre herméneutique par le seul effet de l'œuvre contemplée.

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NOTES


1Publié initialement dans « Image Magazine », édité par George Eastman House, vol. 15, n° 2, Rochester, juillet 1972. http://www.americansuburbx.com/2012/01/interview-monkeys-make-problem-more.html 
Garry Winogrand a passé deux jours à Rochester, New York, en octobre 1970. Le vendredi 9, il était l'hôte du Rochester Institute of Technology (RIT). Le samedi 10, il participa au Visual Studies Workshop. L'exposé qu'il y fit était identique durant les deux événements : Winogrand, sans faire de commentaire, projeta des images de ses toutes dernières œuvres et répondit ensuite aux questions de l'assistance. Au total, il parla près de cinq heures. La transcription utilisée ici est établie à partir d'une bande enregistrée durant ses interventions, mais elle ne donne qu'un aperçu parmi les nombreuses idées qui furent évoquées.
2Barbaralee Diamonstein. Visions and Images – American Photographers on Photography. Rizzoli, New York 1981-1982. http://jnevins.com/garywinograndreading.htm 
Cette interview de Garry Winogrand a été enregistrée en 1981 avant une audience publique à la New School for Social Research à New York, Parsons School of Design. La production et la diffusion en a été assurée par le chaîne ABC. Cette interview peut être visionnée sur You Tube (qualité médiocre) :
3Creativity, WNET 1982. http://www.americansuburbx.com/2009/06/interview-garry-winogrand-excerpts-with.html 
Le texte disponible transcrit les remarques de Garry Winogrand enregistrées lors d'une vidéo également dispo­nible sur You Tube (qualité médiocre) :
4Barbaralee Diamonstein, op. cit., p. 185.
5Idem.
6Ibid., p. 181.
7Visual Studies Workshop, RIT 1970.
8Idem.
9Barbaralee Diamonstein, op. cit., p. 185.
10Visual Studies Workshop, RIT 1970.
11Barbaralee Diamonstein, op. cit., p. 182.
12Visual Studies Workshop, RIT 1970.
13Le redressement de l'image opéré ici implique nécessairement un fort recadrage. Si Winogrand avait voulu respecter la verticale des cages, il aurait dû faire un pas en arrière pour inclure le même espace que dans l'image basculée. Autrement dit, le redressement opéré ici par la manipulation numérique de l'image originale ne rend même pas encore bien compte de ce qui ce serait passé si le photographe avait photographié en respectant la verticalité de l'environnement. Cela illustre aussi ce que j'entends quand je qualifie le cadrage de Winogrand de « rentre dedans ».
14Visual Studies Workshop, RIT 1970.
15Garry Winogrand with Bill Moyers.

samedi 8 juin 2013

Note sur la gestuelle en photographie

HOMMAGE À MAURICE MERLEAU-PONTY

Nous connaissons tous de ces photographies reproduisant un geste figé dans son accomplissement. Cette pétrification peut faire rêver parfois, faire imaginer quelque issue à cette incomplétude temporelle. Plus souvent, elle prête à sourire. Mais quelquefois aussi, plus rarement il est vrai, cette gestuelle interrompue apporte sens et humanité à l'image qui peut alors transporter l'imagination fort loin. Comment la saisie réussie d'une gestuelle se fait-elle, et quelle est sa signification quant au sens global de l'image, c'est ce que je voudrais examiner dans ce billet.

Considérons la photographie suivante :

Conversation. Marrakech, Maroc 2010

Deux hommes sont assis de part et d'autre d'une petite table. Ils conversent, et leur gestuelle, figée par la photo, suggère que l'un propose et défend son argument que le second, les yeux mi-clos, semble par sa moue rejeter dédaigneusement. Parlent-ils de politique ? De leurs femmes ? Du prix des dattes ? On ne sait. Quoi qu'il en soit, cette photo raconte quelque chose comme cela; elle est porteuse d'une histoire, d'un sens, qui reposent sur la gestuelle des personnages.

Ce qui paraît là assez évident devient au contraire incompréhensible dès qu'on veut bien réfléchir au «mécanisme» qui préside à cette émergence du sens. Les gestes respectifs de nos deux compères sont bien évidemment figés, comme suspendus à demeure vers un accomplissement que l'on ne peut qu'imaginer. Or le sens que l'on veut bien leur prêter ne saurait transparaître effectivement et réellement qu'au terme de leur accomplissement même, c'est-à-dire inscrits dans un flux temporel continu que la photo nie justement. Comment alors expliquer que ces gestes pétrifiés par la photo soient néanmoins compréhensibles ? On dira que l'imagination supplée à ce que la photo a soustrait : nous imaginons, à partir de cet instant figé, toute la mimique accomplie, et en saisissons par là le sens. Mais comment pouvons-nous justement imaginer cela ? Et comment expliquer l'assentiment des spectateurs devant cette photo, et non pas une anarchie d'opinions diverses et contradictoires ? Nous ne sommes pas dans la peau de ces personnages, et pourtant, dans une certaine mesure, nous nous y substituons, nous nous y identifions – pour user du langage des psychologues. Ils nous invitent à faire ce qu'ils font, nous proposent que nous soyons un moment eux, assis à leur place, pour y mimer imaginairement ce que leur photo semble devoir suggérer. Étrange complexe où le sujet photographié cesse d'être objet pour investir le sujet spectateur.

Commençons par méditer sur le rapport de la photo (saisie instantanée) à une gestuelle (extension spatiale et temporelle continuée) en général.

Adressons-nous d'abord aux peintres qui, quand il s"agit de «reproduire» le mouvement, sont au fond confronté au même problème que les photographes. La tableau, pas plus que l'image photographique, ne permet au temps de s'y temporaliser. Comment procèdent-ils alors ? Considérons un instant ce célèbre tableau de Géricault intitulé Le derby d'Epsom (ce qui suit est largement inspiré des analyses que Maurice Merleau-Ponty développe dans son petit écrit L'Œil et l'Esprit) :

Géricault. Le derby d'Epsom

Quatre chevaux se côtoient dans une course intense. Du tableau se dégage l'impression d'une lutte âpre : les chevaux sont côte à côte, les naseaux dilatés, tandis que leurs cavaliers les cravachent vigoureusement. Leur effort pour aller plus vite encore s'impose à la vue du tableau. Pourtant, à examiner la posture des chevaux peints – immobiles donc – elle paraît assez vite invraisemblable. Leur corps est tout en extension et aucune de leurs jambes ne touche le sol. Ils semblent voler. Le peintre a pourtant réussi, par ce biais, à produire cette dynamique intense qu'il recherchait pour illustrer cette célèbre course. L'extension du corps de ces chevaux montre un «aller vers» résolu : leurs jambes arrières portent encore l'effort de quitter le «là-bas», tandis que leurs jambes avant s'apprêtent déjà à se recevoir «ici». En un mot, ils courent.

La chronophotographie – cet ancêtre du cinéma – de Jules Étienne Marey ou d'Eadweard James Muybridge aura démontré que la posture des chevaux peints par Géricault est impossible : aucun cheval ne court ainsi. Mais à examiner la série de photographies d'un cheval au galop, faite par Muybridge par exemple (Le galop de Daisy), on se rend compte  tout de suite que la photographie est confrontée à ce même problème : comment suggérer le mouvement dans une image fixe ? Observons donc la série de Muybridge :

Eadweard J. Muybridge. Le galop de Daisy

La série de Muybridge confirme donc qu'un cheval au galop, jamais, ne court comme l'a montré Géricault. Mais par là, la photo réussit-elle mieux que le peintre ? Pas sûr. Avons-nous une perception du mouvement ? Oui, si l'on parcourt du regard toute la série des photos successives. Mais en ce faisant, nous réintroduisons, par cette succession du regard posé sur chaque photo l'une après l'autre, la temporalité. Nous faisons ainsi ce que fait le cinéma.

Considérons la photo n° 2, et elle seule, détachée de la série. L'animal est dans la phase de contraction de tout son corps qui se ramasse pour fournir l'effort de la foulée suivante. Ses quatre jambes sont repliées sous lui, sans toucher le sol. Cette photo, isolée des autres, donne plutôt l'impression qu'il saute sur place qu'il ne court. Quelle photo de la série choisir alors, si nous voulons une photographie d'un cheval au galop ? Peut-être la dixième, dans laquelle une de ses jambes arrières est en extension, l'autre encore en appui sur le sol, dans l'effort de se propulser en avant, tandis que ses jambes avant assurent sa réception sur le sol. On retrouve alors, dans cette photo, le «aller vers» qui suggère le mouvement de l'animal dans la peinture de Géricault; on retrouve cet enjambement de l'espace qui exprime son mouvement. La saisie d'une gestuelle en photographie procède finalement d'une solution similaire à celle du peintre.

Ce que la séquence de Muybridge nous enseigne, c'est qu'il y a un moment privilégié lors du déploiement d'un geste, un moment précis où ce dernier résume l'entièreté de son accomplissement et donc, de sa signification. Une sorte d'acmè du sens dans le déroulement spatio-temporel où le geste paraît prégnant. Ou, pour le dire autrement encore, un instant décisif qui le ramasse et le résume tout entier, à la lisière de ma saisie de son commencement et de mon attente de son achèvement. (à l'inverse, Garry Winogrand, souvent, décale cet instant sur la ligne de son développement, l'anticipe ou le diffère, conférant ainsi à cette gestuelle un sens tout autre que celui attendu).

Il reste encore à comprendre comment une gestuelle peut être porteuse de sens. Les psychologues nous enseignent qu'en marge du langage articulé, par lequel nous communiquons ordinairement, nous pouvons aussi nous exprimer par certaines postures du corps, par des gestes plus ou moins explicites, par des mimiques plus ou moins adéquates et volontaires. Ils nomment cela «expression non verbale». Soit; accordons-leur au moins le mérite d'avoir nommé la difficulté. En quoi et comment notre corps et ses attitudes, postures ou gestes, peut-il se faire porteur d'une expression et donc, d'un sens ?

Un geste est une posture du corps, c'est-à-dire un état d'être du corps dans le monde, une réponse à ses sollicitations. Mon corps est ce qui fait que j'existe; par lui je me sais être dans le monde. Être dans le monde signifie y en être : je n'y suis pas comme dans une bulle close mais transparente d'où je vois le monde comme un spectacle auquel je ne participe pas, car mon corps est fait de la matière du monde. Je peux certes, pendant quelques instants, transcender cette situation, me dégager en partie de ma compromission avec le monde et me poser en pur spectateur : c'est ce que je fais quand je photographie par exemple (je reviendrai une autre fois sur cette attitude). Mais c'est toujours une attitude provisoire. Je me retrouve chose parmi les choses aussitôt que j'éprouve quelque interpellation venant du monde vis-à-vis de mon existence, c'est-à-dire aussitôt qu'elle engage mon corps : menace, plaisir, joie, contrariété, etc... Ce rapport immédiat et presque organique s'exprime d'abord spontanément par quelque réaction motrice de mon corps : je souris, je fais grise mine, je saute de joie et je bats des mains, j'esquisse un geste de rejet ou de dépit, etc... Par ces attitudes ou mimiques, mon corps dit son (mon) rapport au monde. L'expression de ce rapport est ce qui donne sens à mes gestes, à mes mimiques, à toutes mes attitudes. La forme la plus élaborée de cette réaction motrice du corps à l'égard des sollicitations du monde est la formation d'un langage articulé. L'expression «non verbale» de la gestuelle est l'antichambre de la parole.

Or, tout comme moi, autrui est du monde. Je l'y rencontre et je sais que nous partageons le même monde; je lui suis autre dans le monde comme il y est autre pour moi : semblable mais pas le même. Mon corps possède une logique des gestes qu'il partage avec le corps d'autrui, puisque constitué selon le même schéma. Je comprends ses mimiques, ses gestes, ses postures car ils dessinent toute une panoplie de kinesthésies que je connais bien car je les retrouve dans mes propres mimiques et gestes. Nous nous comprenons car nous procédons d'un même monde justement, nous partageons une même expérience et une même certitude de notre existence. Je comprends les postures d'autrui comme les reflets de mes propres sentiments vis-à-vis des sollicitations du monde, aussi sûrement que je me vois gesticuler dans le miroir.

Cette gestuelle signifiante ne s'arrête pas seulement au corps en mouvement d'autrui ou de moi-même. De la même manière, je peux comprendre et saisir le sens des attitudes exprimées par les animaux : la queue battante du chien, la caresse du chat, les oreilles rabattues du cheval... Et par analogie, je retrouve ces expressions même parmi les choses inertes : Alfred Stieglitz photographie un bouquet de troncs d'arbres. Il intitule sa photo Dancing Trees. Ernst Haas avise des réservoirs ou des cheminées sur les toits de New York; leur silhouette se détache sur le fond d'un ciel au couchant, évoquant un couple enlacé. Il les nomme Roof Lovers.

 *

Quels enseignements tirer de tout cela pour le photographe ? - Une gestuelle, saisie à l'instant décisif de son acmè, est porteuse de signification : elle donne sens à l'image; elle inspire une histoire. L'image parle.

Incorporer une gestuelle dans une photo lui conférera toujours une dimension plus large, plus pleine, porteuse de sens complexe et inattendu, et certainement un dire plus riche. Trop souvent, des photographies ennuient car elles manquent cette dimension signifiante. Le photographe arrêté devant un paysage ou un monument, et qui attend patiemment «qu'il n'y ait plus personne» sur l'image qui «polluerait» son sujet d'éléments étrangers, ne se rend pas compte qu'il stérilise son image. Peut-être pourrait-on distinguer deux grandes classes de photographes selon ce critère : ceux qui n'hésitent pas à inclure cette dimension humaine par la gestuelle dans leurs photographies, et ceux chez qui cette dimension est systématiquement absente. Je les nommerais les humanistes et les chosistes respectivement.

Voici une photographie prise sur le littoral du Nord de la France :


Zuydcoote. France 2013

Peut-être que le graphisme dessiné par le portique devant cette estacade de bois aurait suffit pour cette image. Un photographe chosiste s'en serait contenté. Mais je suis un humaniste, et j'ai voulu que le geste de cette dame scrutant l'horizon au côté de son chien placide y soit présent. Cela donne à cette image une autre dimension, plus large, plus riche, plus parlante. Au-delà du graphisme on s'interroge : «que regarde-t-elle, là-bas, au loin ?». Les esprits imaginatifs saisiront cette invite à la rêverie.

Peut-être est-ce par timidité que trop de photographes amateurs ou de paysage évitent toute présence humaine dans leurs photos. Mais quel monde étrange que le leur d'où les hommes sont absents et leurs gestes bannis ! Leurs images laissent une étrange impression d'un monde sans hommes, comme dans un désert. Ces images, sans doute belles, sont hantées alors par une beauté vaine, presque irréelle, images auxquelles manque tout le sens d'une présence humaine qui pourrait leur conférer une réalité plus proche de nous. Car il n'y a de réalité qu'humaine.