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vendredi 22 novembre 2013

L'esthétique désinvolte de Garry Winogrand

Une photographie de l'ambiguïté


Je voudrais parler dans ce billet de l'esthétique de l'œuvre de Garry Winogrand, esthétique qu'il sied de qualifier de désinvolte. Le choix de ce qualificatif, qui apparaître plus clairement dans le courant de ce texte, exige toutefois un éclaircissement préalable.

Je parle bien ici d'une esthétique désinvolte, qui est celle de notre photographe. Cela ne veut justement pas dire que son œuvre soit elle-même désinvolte. Pour qui s'est un peu familiarisé avec elle ou, mieux encore, aura saisi son appareil pour « faire du Winogrand », sait ce que cette démarche exige de discipline et d'opiniâtreté : le travail requis est intense et les résultats maigres. Photographier comme l'a fait Garry Winogrand n'a rien d'une démarche qui soit en elle-même désinvolte.

Par contre, considérée du point de vue du théoricien de la photographie, dans une perspective à la fois historique et esthétique, cette œuvre s'avère difficilement classable en ce qu'elle ne peut être que malaisément pensée selon les catégories que propose cette approche historico-esthétique. Mieux : il n'est même pas sûr qu'une esthétique de quelque horizon que ce soit lui soit adéquate. Pour sûr, ce n'est pas de la Fine Art Photography. Peut-être est-elle une forme de photojournalisme, que notre photographe avait pratiqué alors qu'il était encore, selon ses dires, un « mercenaire » (hired gun). Sans doute s'agit-il d'une œuvre qui s'inscrit dans l'approche générale de la street photography – expression qui ne veut rien dire de précis. On l'a aussi qualifiée d'aesthetic snapshot, manière de dire qu'on ne sait pas à quoi on a affaire avec elle. On loue cependant l'œuvre de Garry Winogrand pour la rupture esthétique qu'elle opère. Sans doute consomme-t-elle en effet une rupture. Mais est-elle rupture dans l'ordre de l'esthétique même (une rupture esthétique) ou est-elle rupture d'avec toute esthétique possible ? Telle est la question que je voudrais aborder ici.

En quoi l'esthétique – si ce mot peut encore lui être appliqué, faute de mieux – de l'œuvre de Garry Winogrand est-elle désinvolte ? Désinvolte signifie qui prend beaucoup de liberté avec ce dont il a affaire, qui le prend à l'aise, avec une liberté iconoclaste. L'esthétique de Garry Winogrand est désinvolte parce qu'elle prend ses aises avec l'esthétique photographique consacrée de son époque.

Notre photographe n'est pas un théoricien. Même s'il a enseigné la photographie, il n'a rien laissé par écrit. Á lire les témoignages qui décrivent le personnage, son caractère ou sa manière d'être, on a du mal en effet à l'imaginer assis à une table en train de rédiger un traité d'esthétique de la photographie. Mais il nous est laissé les traces enregistrées de sa parole. Il y a les témoignages de ses contemporains, mais aussi des interviews qu'il a consenties, ou des paroles de son enseignement qui ont pu être glanées çà et là. Ce qui suit repose essentiellement sur trois interviews ou dialogues enregistrés de ses propos sur la photographie :

1.Monkeys Make the Problem More Difficult – A Collective Interview with Garry Winogrand (1970)1.
2.— An Interview with Garry Winogrand. Tiré de : Barbaralee Diamonstein : Visions and Images – American Photographers on Photography (1981)2.
3.— Garry Winogrand with Bill Moyers (1982)3. 

* 
Un possible chemin d'accès à la compréhension – ou l'interprétation – de l'« esthétique » de Garry Winogrand peut être tracé à partir de sa maxime la plus connue, la plus discutée aussi : « je photographie pour voir à quoi ressemble une chose quand elle a été photographiée4 ». Cette maxime, pour qui veut l’entendre bien, ne laisse pas d'être énigmatique. Elle pose en effet une difficulté d'interprétation pour laquelle d'autres déclarations de Winogrand ne nous viennent guère en aide :

« Eh bien, je ne pense pas que ce soit aussi simple que cela non plus. Il y a des choses que je photographie parce que je suis intéressé par ces choses. Mais à la fin, vous voyez ce que j'ai voulu dire. Plus tôt dans la soirée, je disais qu'une photographie n'est pas ce qui a été photographié, c'est quelque chose d'autre. Il s'agit d'une transformation. Et c'est de cela qu'il s'agit. Cela n'a pas changé fondamentalement. Mais ce n'est pas si simple. Prenez-le de cette manière – je photographie ce qui m'intéresse tout le temps. Je vis avec des images pour voir à quoi ressemble une chose photographiée. Je dis la même chose, je ne l'ai pas changée. Je ne suis pas en train de dire quelque chose de différent, vous voyez5. »

Ce que notre photographe évoque ici, c'est une évidence qui n'est qu'apparente : l'objet photographié n'est pas – n'est plus – l'objet lui-même, le « sujet » que le photographe a choisi de saisir. Sa transformation en image l'affecte jusque dans ses statuts ontologiques. Il perd de sa « réalité » pour meubler le monde irréel de l'image. Une pomme photographiée n'assouvira jamais ma faim ; seule une pomme de pulpe et de pépins le peut (il aurait été maladroit de dire de chair et d'os). Mais cette duplication de l'objet réel dans l'irréalité de l'image ne l'isole pas entièrement ni ne l'oblitère. Il garde un lien étroit et vivant avec le monde réel d'où il provient : la photo d'une pomme peut éveiller en moi – qui demeure vivant dans le monde réel – l'envie d'en croquer une ; elle peut me révéler soudain de j'ai faim. Le monde irréel de l'image photographique conserve ainsi une certaine effectivité (une certaine Wirklichkeit dirait-on en Allemand) – elle exerce un effet – sur le monde réel (real).

Cette évidence phénoménologique cache cependant une difficulté majeure que Garry Winogrand a bien perçue, même s'il éprouve quelque difficulté à l'exprimer. À considérer la photographie d'une pomme comme objet solitaire dans une image, dépouillé de tout environnement ou autre accessoire, objet nu et unique donc – j'aurais aussi pu choisir un poivron d'Edward Weston – l'effectivité qui se manifeste dans ce cas est simple et unidimensionnelle : l'objet dans l'image ne peut « communiquer » que dans un sens : vers le monde réel. Tout change quand j'inclus dans l'image les éléments d'un environnement. Par l'effet du cadrage ou de la césure temporelle (le moment du déclenchement de l'obturateur) cet objet se voit maintenant mis en relation avec ceux qui, justement, dans les limites du cadre de l'image, constituent son environnement d'image. Il se tisse ainsi une trame relationnelle nouvelle et spécifique, détachée du monde réel, jouissant d'une certaine autonomie de sens, mais qui entretient pourtant encore avec la réalité d'origine un lien sans lequel cette nouvelle trame relationnelle ne saurait être signifiante. La communication de l'objet photographié se voit maintenant orientée dans deux directions : vers le monde réel et, c'est nouveau, à l'intérieur du monde irréel de l'image vers son environnement. Lequel, toutefois, ne peut prendre du sens que par une relation demeurée « active » avec la réalité. Cet entrelacement de liens signifiants entre monde réel et monde irréel de l'image représente un problème ontologique particulièrement difficile à dénouer. Garry Winogrand exprime cette difficulté de la manière suivante, lors de son entretien avec Barbaralee Diamonstein :

« BD Qu'est-ce qui est alors vraiment important ?
GW La photo.
BD C'est la façon dont vous organisez des situations complexes pour faire une image.
GW L'image, exact. Non pas comment je fais quoi que ce soit. À la fin, peut-être que le langage correct serait de dire comment le fait de mettre quatre côtés autour d'un ensemble d'informations ou de faits, les transforme. Une photo n'est pas ce qui a été photographié. C'est quelque chose d'autre6. »

Cette structure signifiante que crée ainsi le monde d'image, parfois, échappe au photographe dans l'instant où il presse sur le bouton de l'obturateur. Il ne la découvre souvent qu'à l'examen de sa planche-contact. La fugacité des relations vivantes, qui intéresse le photographe, souvent fortuites et involontaires, imprévisibles, échappe aussi à la conscience percevante. Seul l'appareil photo peut les matérialiser en les retenant. Leur banalité éventuelle ne doit pas faire illusion ; l'émergence de leur signification vient d'un autre ordre : celui du monde d'image ainsi créé. La magie de l’appareil photographique repose justement dans ce pouvoir de rendre intéressants les choses ou les événements les plus banals, les plus triviaux.

L'intéressant est ce que vise l'esthétique de Garry Winogrand. L'intéressant et rien que cela. Lors d'un workshop au Rochester Institute of Technology, en 1970, notre photographe répond aux questions posées par les participants. Une partie de ce dialogue mérite d'être reproduit ici in extenso :

« Participant : J'ai vu une photographie qui... il y a une photo où il y a Kodak et il y a un enfant tenant un chien..
 GW : Oui.
P : ... et les gens marchent ici et là. Maintenant, peut-être que cela est dû à mon ignorance ou quelque chose comme ça, mais pourriez-vous donner une réponse claire sur ce que vous essayez de dire dans cette photo ?
GW : Je n'ai rien à dire.
P : Rien à dire ? Pourquoi l'avez-vous tirée alors ?
GW : Je n'ai rien à dire dans aucune image7. »

Le lendemain, un autre participant, non moins perplexe, reprend la discussion entamée la veille :

« P : Hier, au RIT, quelqu'un vous a demandé ce que vous essayez de dire avec une certaine image et vous disiez que vous n'aviez rien à dire. Il sauta alors à la conclusion qu'elle était sans signification, et si elle était sans signification, pourquoi vous soucier à la tirer, et il semblait très perturbé à ce propos. Pourriez-vous me dire ce qui...
GW : Dites-moi.
P : ... je ne peux pas vous le dire, mais si vous pouviez encore le faire, je pourrais en avoir une meilleure idée.
GW : Mon seul intérêt quand je photographie, c'est la photographie. C'est vraiment ça la réponse8. »

On croirait entendre le dialogue d'un maître zen enseignant la doctrine à un novice. Mais les réponses qu'avance Winogrand ne sont pas tant absconses. Alors qu'une certaine tradition photographique nous avait habitué à considérer l'image et l'œuvre photographique comme porteuses d'un message, ou de représenter un témoignage avec ses implications politiques et sociales – que l'on songe notamment au travail des photographes au sein du projet de la FSA – Garry Winogrand prend ses aises avec cet aspect de la photographie pourtant bien établi : il n'a rien à dire, pas de message à faire passer, pas d'attente vis-à-vis de son public. Ce qui compte, c'est que l'image soit intéressante. Mais qu'est-ce que cela signifie, dans le chef de notre photographe, une photo intéressante ? Dans son entretien avec Barbaralee Diamonstein, Garry Winogrand esquisse une réponse :

GW : Comme c'est problématique ! Cela a à voir avec la tension entre contenu et forme. Ce qui en est invariablement responsable, ce sont ces énergies, ces tensions, ce qui rend intéressant ou non [...].
BD : Et comment décelez-vous le mystère dans le banal ?
GW : Eh bien, c'est ça qui est intéressant. Il y a une transformation, vous voyez, quand vous mettez quatre bords autour. Ça le change. Un nouveau monde est créé.
BD : Est-ce que ce contexte discret le rend plus descriptif, et en le transformant, lui donne une tout autre signification ?
GW : Vous êtes en train de me demander pourquoi cela se produit. À côté du fait que les choses sont juste prises hors de leur contexte, je ne sais pas pourquoi. C'est une part du mystère. D'une certaine manière, une transformation est un mystère pour moi. Mais il y a une transformation, et c'est ça qui est fascinant [...]9. »

Ce qui nous ramène à l'importance du cadrage en photographie comme acte donateur de sens qu'est l'acte photographique. C'est par cette conscience de l'importance du cadrage – toujours spatial et temporel en photographie – que se trahit, chez Garry Winogrand, la désinvolture de son esthétique. Mais c'est aussi une pratique du cadrage qui bouleverse les canons établis. Elle rompt avec tous ceux qui faisaient de la rigueur du cadrage et des « règles » de la « composition » la pierre de touche d'une photographie artistique. Les vues basculées, penchées, chavirées de notre photographe sont une marque évidente de son regard propre. Cela n'a pas manqué de troubler nombre des spectateurs de ses photos, comme en témoigne cet échange avec un participant au workshop du RIT en 1970, trouble exprimé non sans une certaine candeur :

« P : Je me suis toujours senti très troublé quand je regarde vos images. J'ai le sentiment de chavirer. Est-ce que c'est parce que vous ne... vous n'utilisez pas de viseur ?
GW : Je ne vois pas pourquoi vous avez le sentiment de vous dites – qu'est-ce que vous voulez savoir ?
P : En fait, ce que je veux savoir est si vous photographiez sans utiliser votre viseur.
GW : Je ne photographie jamais sans utiliser le viseur [...]10. »

Lors de son entretien avec Barbaralee Diamonstein, Garry Winogrand revient plus précisément sur cette question, quand son interlocutrice lui avoue avoir essayé de faire « du Winogrand », mais sans succès :

« BD : Quand je faisais votre photo plus tôt dans la journée, je penchai mon appareil avec une malice bien intentionnée dans la tentative de faire mon propre Winogrand. J'en ai compris que ce n'est pas fait de cette manière. Quelle est la signification de l'appareil basculé horizontalement que vous utilisez souvent ? Et est-ce que votre appareil est penché quand vous faites la photo ?
GW : Il n'est pas penché, non.
BD : Qu'est-ce que vous faites alors ?
GW : Eh bien regardez. C'est une idée arbitraire que le bord horizontal du cadre doit être le point de référence. Si vous examinez ces images, vous verrez que j’utilise le bord vertical assez souvent. Si c'est valable pour le bord vertical, ce l'est aussi pour le bord horizontal. Je ne le fait jamais sans raison. Les seules photos que vous pouvez voir sont celles qui fonctionnent. Il y a diverses raisons de le faire. Mais, voyez-vous, elles ne sont pas penchées. »
BD : Comment créez-vous alors cet angle ?
GW : Vous utilisez le bord vertical comme point de référence au lieu du bord horizontal. [...] Tout cela est un jeu vous savez. Mais il reste intéressant de le faire, de jouer11. »

Il faut s'arrêter un moment sur le mode spécifique du cadrage que Garry Winogrand applique à certaines de ses photos. Non, en effet, l'appareil n'est pas basculé – volontairement ou consciemment. À examiner ces images, on a plutôt le sentiment que le photographe chercher à ce que « ça rentre dedans » – géométrie gauche imposée par les éléments de la scène qu'il veut saisir. Winogrand photographiait souvent quasi à la volée, à l'instinct, cadrant intuitivement, soucieux de saisir des scènes éminemment éphémères. Guère de temps pour « soigner sa composition ». L’orthogonalité de l'image, c'est-à-dire du cadre et de son contenu, exige un parfait parallélisme de l'appareil au plan principal du sujet. Cette position idéale n'est que rarement possible pour des scènes à saisir sur le vif. Or le moindre défaut de parallélisme crée des fuyantes qui, elles aussi, perdent tout parallélisme avec les bords de référence du cadre. Effet qu'accentue encore l'usage du grand angulaire de 28 mm qu’affectionnait Winogrand.

Mais ceci n'est encore qu'un aspect technique du cadrage chez Winogrand. Quand je dis qu'il faut bien que « ça rentre dedans », cela est à prendre comme la volonté d'imposer au contenu de l'image une forme qui lui donne du sens. Ou qui pourrait lui donner du sens, car à la prise de vue, ce raisonnement discursif ne s’applique pas. Mais c'est quand même par ce biais que la photo peut devenir intéressante. Dans le prolongement de la question d'un participant du RIT en 1970, Winogrand répond ceci :

« Fondamentalement, je veux dire, heu... bon, disons que pour qu'une photo soit intéressante de quelque manière, elle est intéressante par le type de problème photographique qu'elle pose – ce qui a à voir avec la... tension entre contenu et forme12. [...] »

Tâchons d'illustrer cette déclaration quelque peu sibylline par une image extraite d'un de ses livres les plus connus : The Animals. Page 41, on trouve cette photo d'un homme notant quelque chose sur son calepin qu'un lion et une panthère (ou un jaguar, ou un léopard – je ne suis pas zoologiste) semblent observer depuis leur cage respective :


© Garry Winogrand. The Animals. p. 41.

   L'entièreté de l'image semble basculée ; ni le bord horizontal, plus plus que le bord vertical, ne sert de référence – du moins en apparence... Car que doit-on considérer dans cette image comme ce qui fait qu'elle est intéressante ? Les grillages des cages ? Si on les considérait comme réellement importants, alors oui, l'image entière est en train de chavirer. Mais Garry Winogrand a-t-il cherché là à photographier des cages et leurs barreaux ? Manifestement non. Ce qui importe dans cette image, ce qui la rend intéressante, ce sont les faces et le regard des deux félins qui semblent converger vers ce que le personnage est en train d'écrire. Ils construisent un rapport – une tension – qui rend leur relation signifiante ; cette tension fait le contenu intéressant. Si l'on prend alors ces trois faces ou visage dans la forme qui établit leur relation, on constate qu'ils sont parfaitement alignées selon une droite horizontale parallèle aux bords horizontaux de l'image. Le bord de référence de cette image est le bord horizontal. Imaginons maintenant qu'au tirage, le photographe ait tenté de la redresser afin que les verticales des cages (notamment la gouttière au centre de l'image) soient parfaitement parallèles aux deux bords verticaux. Ou comme le montre l'image ci-dessous, que la magie du numérique permet de reproduire ainsi :

L'alignement des trois faces s'inscrit maintenant selon une diagonale montante. Mais cela bouleverse la perception de l'image et affaiblit significativement la tension décrite ci-dessus13. Le lion se trouve maintenant vers le coin supérieur de l'image tandis que l'homme se voit rejeté vers le coin inférieur gauche (revanche du roi des animaux ?). Cela crée une tension nouvelle dans la photo, en imposant une autre hiérarchie dans l'ordre de la perception, faisant maintenant du lion l'élément majeur de l'image, alors que c'était l'homme dans l'image originale. Garry Winogrand aurait sans doute pu photographier la scène en respectant la verticale des grillages, mais cela eût été une autre image. Il ne l'a pas fait... Pourquoi ? Par jeu...

« GW : J'utilise le mot ˮjouerˮ, mais vous comprenez le mot ˮjouerˮ – si vous avez jamais vu des enfants jouer – qu'est-ce que vous constatez quand vous regardez des enfants jouer ? Ils sont sérieux à mort vous savez. Ils ne sont pas en vacances14. »

Tel est peut-être finalement le fin mot de l'esthétique de Garry Winogrand : photographier est un jeu, un jeu dont les règles ont à être réécrites chaque fois. Un jeu où l'inventivité est la plus cardinale des vertus ; un jeu qui ne prend au sérieux que lui-même. Un jeu enfin auquel l'esthétique de la photographie conventionnelle n'a pas été conviée.

*
Reprenons notre question initiale : en quoi la photographie de Garry Winogrand est-elle une rupture avec la tradition photographique de son époque ?

Cette question présuppose que soit préalablement définie quelle était cette tradition. Qu'est-ce qui, au moment où Garry Winogrand photographie – c'est-à-dire, principalement, des années 60 jusqu'à sa mort en 1984 – régnait en termes de « canons esthétiques » dans la photographie ? Esquissons un tableau de cette photographie d'après-guerre aux États-Unis.

Trois figures sont d'une importance séminale pour de nombreux photographes américains de cette époque : le Français Henri Cartier-Bresson, l'Américain de souche Walker Evans, et l'expatrié suisse Robert Frank. Ces trois photographes proposent une évolution – je ne parlerais pas ici de rupture – du regard photographique qu'avait initialement instauré Alfred Stieglitz et quelques autres issus de sa mouvance. Une évolution car certains héritiers directs du père fondateur de la photographie moderne s'enferraient déjà dans un académisme qui s'étiolait en poncifs, butant sur les limites d'un regard qui s'auto-encensait en confondant la qualité technique du tirage avec l'originalité d'une vision du monde. C'est aussi le moment où s'impose massivement le fruit d'une mutation technologique à maints égards des plus bouleversantes dans l'histoire du regard photographique : la généralisation de l'appareil petit format utilisant le film 35 mm. Cartier-Bresson, Robert Frank et Garry Winogrand lui-même en furent les plus remarquables ambassadeurs. Cet appareil – principalement le Leica – autorise une mobilité du photographe – et donc, du regard – inconnue jusqu'alors. Le temps des vues statiques était révolu ; révolu aussi le temps passé en chambre noire pour confectionner des tirages léchés au « zone system ». La mobilité, sinon l’impatience du regard prend le dessus et réclame désormais du photographe sa présence dans le flux de la vie ; il faut saisir l'instant à tout instant, et le laboratoire se voit maintenant limité à la tâche, nécessaire mais non plus essentielle, de l'intendance technique.

Malgré cette évolution – plus ou moins profonde, consciente ou non –, les protagonistes du nouveau regard, tout en s'opposant à certains héritiers se réclamant de Stieglitz, charriaient encore des pans entiers de cette esthétique surannée. Walker Evans fut longtemps encore adepte de la chambre grand format et du regard statique qu'elle impose comme de sa vision méditative d'un monde presque immobile. Cartier-Bresson jugeait la forme dans la construction de l'image – ce qu'il appelait sa « géométrie » – comme ce qu'il y a de fondamental pour sa lisibilité. Robert Frank enfin, quoique proposant une vision des plus libres jusqu'à lui, posait sur les Américains un regard amusé et désabusé à la fois, non sans cruauté parfois, dans lequel perce un humanisme et une vision sociale somme toute assez classique, telle qu'on avait pu la voir avec le projet de la FSA, dont il aurait peut-être pu être un des membres de son staff s'il avait vécu à cette période. Mais son désintérêt soudain et presque dédaigneux de la photographie peu après son livre culte Les Américains, laissait en friche un terrain que d'autres allaient occuper pour le cultiver. Parmi ceux-ci, Garry Winogrand.

Il serait inexact de dire que notre photographe se place en opposition radicale avec l'esthétique de ses prédécesseurs. Il hérite d'une situation ambivalente, à la croisée de deux courants : l'un qui s'achève et l'autre qui émerge. Le regard neuf et mobile autorisé par l'appareil petit format, attaché à la vie et à son incessant flux, reste toutefois encore imprégné d'une tradition esthétique issue d'une époque où la photographie n'avait pas (encore) les moyens techniques de ce nouveau regard. Winogrand sera celui qui achèvera la métamorphose qui se dessinait quand il commença à photographier. Mais notre homme n'a pas de volonté revendicative ni d’intention polémique. Ce qui compte pour lui, ce sont les photos. Et d’abord les photos « intéressantes ». Cette notion d'intéressant, centrale dans son œuvre, et qui constitue le critère premier de ses choix photographiques, représente néanmoins une rupture esthétique par le côté systématique avec lequel il est appliqué. Le « beau » ou l'« esthétique »  ne comptent plus au regard de l'« intéressant » : « Je suis surpris que mes images se vendent », déclare-t-il. « Elles ne sont pas jolies, elles ne sont pas ce genre d’images que les gens accrochent facilement à leurs murs ; elles ne sont pas cette fenêtre ouverte un beau paysage ou quelque chose comme ça15. » C'est en effet là l'expression d'une rupture avec l'esthétique du « beau », avec le critère alors encore dominant qui veut que la photographie artistique propose de « belles » photos. L'ambiguïté de cette relation du « beau » à l'« artistique » en photographie se trahit quand l'image photographique envahit le champ visuel public par la photo de mode, la publicité (le calendrier), ou un certain genre de photojournalisme bon chic bon genre qui échoue la plupart du temps dans les revues promotionnelles des agences de voyage. On dira peut-être que Robert Frank avait déjà, avant Winogrand qu'il influença tant, rompu avec cette esthétique. Mais il semble s'être arrêté en chemin ; s'il n'y avait pas eu Winogrand, cette rupture aurait pu rester comme inachevée, fait singulier d'un photographe marginal. Avec Winogrand, elle s'impose comme une conquête du regard.

Démystifier l'importance, voire le sens, de ce qui a été convenu d'appeler « l'instant décisif » est une autre rupture qu'accomplit notre photographe. On sait que cette expression n'est pas d'Henri Cartier-Bresson, même s'il a pu quelquefois la reprendre à son compte. L'expression a été forgée par les éditeurs anglo-saxons de son œuvre, embarrassés par la traduction an Anglais du titre original du livre que le photographe français fit paraître en 1952 : Images à la sauvette. L'expression « à la sauvette » n'a pas d'équivalent en Anglais. Mais sa traduction approximative par decisive moment aura connu une fortune particulière en s'imposant comme ce qui définit l'acte photographique dans son mouvement donateur de sens.

La photographie de Winogrand rompt avec cet impératif de l'instant décisif (rétro-traduction vers le français de decisive moment) tel que l'entendait Cartier-Bresson. C'est-à-dire comme cette conjonction fortuite et presque miraculeuse de l'instant et de l'espace, ce dernier se donnant comme « géométrie » ou équilibre des formes dans l’image. Cette conception du rapport temps/espace suggère qu'il n'y a, pour un ensemble cohérent et signifiant donné, qu'un seul instant décisif, condition de possibilité du surgissement du sens dans l'image. Cet aspect formel d'une part, et unique dans son émergence – l'unicité spatio-temporelle de la coïnci­dence – d'autre part, n'est pas présente dans l'œuvre de Garry Winogrand. Pour lui, chaque instant est potentiellement décisif ; il ne dépend pas de la volonté du photographe de le choisir. Cartier-Bresson figeait ses scènes dans la perspective intentionnelle d'un sens à mettre en évidence ; Winogrand saisit tout instant dont le sens apparaîtra peut-être, inattendu, à l'examen de la planche-contact. Il n'y a pas chez lui d'instant décisif qui a ce rôle prépondérant qu'il joue chez son maître français. S'il y a un formalisme chez Garry Winogrand, ce n'est pas à l'instar de Cartier-Bresson et de sa « géométrie », échafaudage d'un sens qui dépend désor­mais d'un seul instant, devenant par là, en effet, décisif. Chez notre photographe, il émerge de la gestuelle des personnages mis en scène – rares sont ses images qui n'incluent pas des personnages –, gestuelle toujours fortuite, changeante, fugace, mais aussi dépendante de la relation que le cadrage va lui conférer. Cadrer, pour Winogrand, c'est « mettre dedans » ; c'est-à-dire créer un tissu de relations nouvelles, inédites, imprévisibles, génératrices d'un sens lui aussi inattendu. Tout cela se trouve soudainement figé par la facétie de l'obturateur dont l'action instantanée – Winogrand travaillait ordinairement avec des vitesses d'obturation élevées, sinon même au flash, figeant tout geste dans une netteté pétrifiée – n'est pas toujours intentionnelle. Car dans cette perspective, tout instant devient « décisif ». Ou se révèle tel a posteriori : le sens qui en émerge éventuellement n'apparaît souvent au photographe qu'à l'examen de sa planche-contact. Bien plus que par la perception consciente dans le flux des menus événements de la rue. Garry Winogrand photographie d'instinct, presque à l'aveugle : c'est un chalut qui ramasse poissons et cailloux, algues et crustacés ou coquillages indistinctement, mais parmi lesquels se découvre, parfois, l'huître porteuse de perle.

Il y a enfin rupture avec ce que je qualifierais de « dimension du documentaire convenu ». Les photos de Winogrand ne portent de message que celui que leur spectateur voudra bien leur prêter. Pour notre photographe, disons-le encore, il suffit qu'elles soient « intéressantes ». Il n'a jamais voulu illustrer la vie trépidante des rues de New York, ou la condition animale dans les zoos ; il n'a pas voulu signifier aux jeunes femmes que leur beauté est éphémère. Ces intentions sont absentes de la démarche du photographe même si, après coup, après avoir rassemblé ces photos autour de tels thèmes, nous pouvons légitimement leur prêter ce sens. Mais cela est de notre responsabilité.

Rupture avec l'esthétique du « beau », négligence envers la règle de « l'instant décisif », refus de politiser l’image en la transformant en vecteur d'information, l'esthétique de Garry Winogrand prend ses distances avec toute cette tradition, à ses yeux arbitraire, en affichant une désinvolture qui laisse parfois perplexe. Mais cette désinvolture n'est pas gratuite : elle est la rançon d'une liberté nouvelle offerte au regard photographique et qui se pose avec une rigueur inédite, condition de cette liberté. L'œuvre de Garry Winogrand n'est pas désinvolte ; c'est son rapport à la tradition photographique qui l'est. C'est une esthétique nouvelle – s'il fallait encore utiliser ce mot – qui fait la part belle à l'inattendu, au saugrenu, au fugitif, à tout ce qui requiert aussi une bonne dose de chance – mais que seul notre photographe savait saisir avec virtuosité – pour se figer en une scène bourrée de sens. Scène éminemment évocatrice et, par là, intéressante. Gestes esquissés, regards subrepticement croisés, coïncidences heureuses... les photos de Garry Winogrand sont toutes faites de ces amorces de relations qui ne peuvent se révéler qu'en image. Et que le spectateur ne peut pas ne pas en achever par lui-même les suggestions ou les insinuations qu'elles évoquent. Il n'y a pas de « beau » chez Winogrand, pas plus qu'il n'y a d'instant effectivement « décisif » ou de « message », parce que le centre de gravité de son regard doit se chercher dans cette évocation de l'ambiguïté (et non pas du « chaos ») qui caractérise les relations des hommes aux choses et des hommes entre eux. L'esthétique de Garry Winogrand est celle d'une photographie de l'ambiguïté.

La rupture esthétique qu'accomplit l'œuvre de notre photographe apparaît donc bien plutôt comme une rupture d'avec l'esthétique (en général) que comme une rupture esthétique – qui ne ferait que consacrer cette dernière au prix de sa transformation. L'esthétique traditionnelle ne peut penser l'œuvre de ce photographe car le monde de l'ambiguïté qu'elle révèle n'est tout simplement pas à sa portée. L'ambiguïté est opaque à l'esthétique car cette opacité est le résultat d'une dissolution du concept au profit d'une expérience vécue qui ne se laisse pas réduire en catégories manipulables. C'est une œuvre à vivre, où l’étonnement, l'amusement, la perplexité du spectateur constituent les catégories principales. Ce ne sont pas des catégories esthétiques, mais celles d'une phénoménologie du regard qui doit apprendre à forger sa propre herméneutique par le seul effet de l'œuvre contemplée.

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NOTES


1Publié initialement dans « Image Magazine », édité par George Eastman House, vol. 15, n° 2, Rochester, juillet 1972. http://www.americansuburbx.com/2012/01/interview-monkeys-make-problem-more.html 
Garry Winogrand a passé deux jours à Rochester, New York, en octobre 1970. Le vendredi 9, il était l'hôte du Rochester Institute of Technology (RIT). Le samedi 10, il participa au Visual Studies Workshop. L'exposé qu'il y fit était identique durant les deux événements : Winogrand, sans faire de commentaire, projeta des images de ses toutes dernières œuvres et répondit ensuite aux questions de l'assistance. Au total, il parla près de cinq heures. La transcription utilisée ici est établie à partir d'une bande enregistrée durant ses interventions, mais elle ne donne qu'un aperçu parmi les nombreuses idées qui furent évoquées.
2Barbaralee Diamonstein. Visions and Images – American Photographers on Photography. Rizzoli, New York 1981-1982. http://jnevins.com/garywinograndreading.htm 
Cette interview de Garry Winogrand a été enregistrée en 1981 avant une audience publique à la New School for Social Research à New York, Parsons School of Design. La production et la diffusion en a été assurée par le chaîne ABC. Cette interview peut être visionnée sur You Tube (qualité médiocre) :
3Creativity, WNET 1982. http://www.americansuburbx.com/2009/06/interview-garry-winogrand-excerpts-with.html 
Le texte disponible transcrit les remarques de Garry Winogrand enregistrées lors d'une vidéo également dispo­nible sur You Tube (qualité médiocre) :
4Barbaralee Diamonstein, op. cit., p. 185.
5Idem.
6Ibid., p. 181.
7Visual Studies Workshop, RIT 1970.
8Idem.
9Barbaralee Diamonstein, op. cit., p. 185.
10Visual Studies Workshop, RIT 1970.
11Barbaralee Diamonstein, op. cit., p. 182.
12Visual Studies Workshop, RIT 1970.
13Le redressement de l'image opéré ici implique nécessairement un fort recadrage. Si Winogrand avait voulu respecter la verticale des cages, il aurait dû faire un pas en arrière pour inclure le même espace que dans l'image basculée. Autrement dit, le redressement opéré ici par la manipulation numérique de l'image originale ne rend même pas encore bien compte de ce qui ce serait passé si le photographe avait photographié en respectant la verticalité de l'environnement. Cela illustre aussi ce que j'entends quand je qualifie le cadrage de Winogrand de « rentre dedans ».
14Visual Studies Workshop, RIT 1970.
15Garry Winogrand with Bill Moyers.

samedi 11 mai 2013

La notion d'obstacle esthétique en photographie (II)

DEUXIÈME PARTIE

Dans un message précédent, j'avais énuméré les principaux obstacles esthétiques que la photographie a dû, ou doit encore surmonter, afin de s'établir comme un mode d'expression propre. Je voudrais à présent revenir sur ceux-là pour en développer quelque peu la teneur et leur influence sur la praxis photographique.

Premier obstacle : la réduction de la photographie à l'image en général. — Certes la photographie produit des images. À partir de cette évidence, il n'est que trop tentant de la réduire à cela; plus exactement de la réduire à un moyen parmi d'autres pour réaliser des images en général. Ce faisant, on ignore ostensiblement sa spécificité. C'est comme si l'on réduisait la littérature à la production de pages imprimées. Or, comme la littérature, la photographie est porteuse d'un sens qui va au-delà de l'image, comme le sens littéraire transcende le texte imprimé en sa matérialité même. L'image photographique ne saurait se réduire à ce que l'on pourrait appeler sa «pictorialité». La peinture, peut-être, est pur sens coagulé en image, en aplats de couleurs sur une toile; l'image photographique, pour sa part, est concrétisation matérielle d'un regard porté sur le monde. Elle exprime cette relation justement, en révélant comment autrui – le photographe – voit le monde. Son regard n'est pas le mien, et de là je m'étonne de ce qu'il a vu, de ce que j'ai peut-être manqué de voir, ou de ce qui m'était apparu comme contingent ou futile et qu'il manifeste pourtant comme si important pour lui. Le regard du photographe, toujours, m'étonne, parce qu'il me donne à voir dans ce monde qui est aussi le mien, une diversité du paraître que je ne soupçonnais pas.

À réduire la photographie à l'image ordinaire, à faire de cette dernière un simple objet graphique que l'on contemple selon les habitudes formelles de la critique picturale, on oublie et on occulte cette puissance d'étonnement, ce trouble du regard, cette folie qui me permet, un moment, de voir le monde avec les yeux d'autrui. Or c'est bien là que se recèle quelque chose de propre à la photographie; en occultant ce phénomène de transposition du regard par la photo pour ne plus y voir qu'une image, on s'interdit de pénétrer au cœur de ce monde d'autrui, de voir par ses yeux, de sentir par son cœur, et d'éprouver une relation au monde qui n'est pas la nôtre.

Roland Barthes avait déjà souligné cette folie du regard photographique et dénoncé l'affairement social à la masquer (La Chambre claire, pp. 180-184). Car il s'agit bien d'assagir la photographie en la neutralisant par des conventions commodes et consensuelles. Le refus ou le rejet de la folie de l'image photographique réduite à une variante des images en général participe de cette neutralisation et oblitère les intentions ou ressentis du photographe. Cette occultation et cette inhibition constituent le premier obstacle esthétique que rencontra la photographie.

Deuxième obstacle : la définition de la praxis photographique selon les critères des arts picturaux. — Dans la foulée de ce qui précède, à juger l'image photographique selon les critères hérités des arts picturaux traditionnels, on en fait des «peintures» sans toile ni pinceaux. Et c'est en agitant les critères de la composition, de l’équilibre des ombres et des lumières, des couleurs et des formes, que l'on entend «comprendre» une image photographique. Au terme de ce malentendu, la photographie se réduit à devoir imiter la peinture; elle se fait pictorialisme dont on sait aujourd'hui toute la stérilité. Ce faisant, c'est non seulement la dimension mondaine-concrète de la photographie qui est ostensiblement ignorée, mais aussi sa secrète proximité avec le langage. 

Le regard photographique, rapporté par l'image, est porteur de sens. Et l'acte photographique – nous l'avons vu précédemment – est un acte donateur de sens. Il constitue une expérience première et primordiale de notre relation au monde qui appelle le langage. Photographier, c'est engager une expérience antéprédicative du monde, ou pré-langagière si l'on préfère, qui ne demande qu'à se développer et à s'exprimer. C'est un «langage» certes encore fort primitif. La photo dit «vois cela !», «là, regarde !», «hé ! regarde ce que j'ai vu !». Mais cette primordialité du langage – presque enfantin; on montre du doigt : «ça, là» (Roland Barthes nommait cela l'opération déictique de la photo) – se traduit concrètement par le souci de la légende dont on veut voir accompagner chaque photographie. Une bonne photographie éveille du sens en racontant une histoire, c'est-à-dire qu'elle donne matière au langage. Et même ceux qui se refusent à apporter un quelconque texte, description ou légende sous leurs images ne font que confirmer ce qui précède : ils veulent que leurs photos «parlent d'elles-mêmes».

C'est à refuser ce développement du langage que se dresse un obstacle à l’accomplissement de la photographie. Il y a obstacle car le sens commun ne peut concevoir que des images se nient elles-mêmes pour se transcender en parole. Il y a même d'ailleurs quelque perversité à feindre d'ignorer que «derrière» chaque photo, il y a un monde et un certain regard posé sur lui. Un monde fait de lumière et d'ombres, de poussière ou de boue, de difficultés opiniâtres; un monde rebelle, sinon hostile – mais aussi, quelquefois, enchanteur. Un regard fait d'admiration, de respect, d'amusement; ou de dédain et de mépris. Ce rapport du monde au regard que le photographe pose sur lui doit être porté au langage pour advenir pleinement. Qu'une photographie soit «belle» ne se résume pas à un canevas éprouvé et entendu de règles de composition, de maîtrise des couleurs et de construction graphique.

Troisième obstacle : le jugement esthétique porté sur la photographie se fait selon les critères d'une esthétique du Beau. — À contempler une image photographique, on s'écriera moins «que c'est beau !» que l'on s'interrogera «qu'est-ce que cela veut dire ?». Ce n'est pas tant une extase devant la beauté qui nous transporte qu'une curiosité éveillée par la seule représentification du monde par l'image photographique. «Si c'est une photo», se dit-on, «c'est qu'il y a eu un photographe». C'est-à-dire un être de chair et de sang qui voit, qui sent, qui souffre ou qui s'anime de joie de par sa présence au monde. Je vois ce qu'il a vu. Mais pourquoi me donne-t-il cela à voir ? Comment dois-je interpréter son invite à pénétrer par son regard dans son monde ?

Ces questions ne sont pas celles qui auraient pu être suggérées par une esthétique du Beau de tradition kantienne. Quand Kant écrivit sa Kritik der Urteilskraft (1790), la photographie n'était pas encore née. Cette esthétique, propre aux beaux-arts traditionnels, allait pourtant régler la réflexion sur l'art et les œuvres d'art durant tout le XIXe siècle. La photographie ne devait pas y échapper, incapable qu'elle était encore d'exprimer sa voie propre, et tout affairée à la production d'images à des fins commerciales. Toute l'inadéquation de cette esthétique traditionnelle du Beau devait éclater quand, au tournant du siècle, s'imposaient progressivement comme une expression spécifique et majeure de la photographie, des genres inédits jusqu'alors, tels que la photographie documentaire, d’illustration, de voyage, le reportage de guerre ou la street photography. Tous ces genres échappent à cette esthétique. Or ils furent relégués comme genres artistiques mineurs par cette même esthétique car ils ne montraient rien de «beau» absolument. Si, aujourd'hui, nous les considérons d'un autre œil, c'est au prix d'une rupture esthétique majeure qui déclare obsolète la conception idéaliste et kantienne de l'art. Cette rupture est peut-être la plus spectaculaire de toutes : en affirmant et en exaltant la dimension documentaire de la photographie – sans lui refuser sa valeur artistique au demeurant – elle libéra la peinture de cette tâche et lui ouvrit ainsi la voie du surréalisme et de l'abstraction. L'agonie de l'esthétique kantienne était alors consommée.

Mais avons-nous alors, aujourd'hui, une esthétique adéquate susceptible d'englober la diversité de la praxis photographique ? Force est de constater qu'une «esthétique» au sens traditionnel du mot, c'est-à-dire supposant une métaphysique sur laquelle elle s’appuierait, n'est tout simplement plus possible. Sans cette unité de pensée, on assiste alors à un éclatement des théories sur l'art et ses pratiques. Nous sommes à l'ère du sur mesure, de l'esthétique do it yourself. Il règne une certaine liberté du regard et de l'expression – ce qui n'exclut pas les redites – poussant chaque photographe de quelque envergure ou renommée, à forger sa propre esthétique. Ceci laisse à penser que, peut-être, le temps de l'esthétique est révolu. Le critère définissant la valeur d'une photographie n'est plus le «beau», mais l'original, c'est-à-dire ce qui crée la surprise : il faut étonner, émerveiller, épater, voire choquer. Une bonne photo ne se juge plus à l'aune d'un discours savant, mais à l'onomatopée qu'elle suscite : wow ! La photographie contemporaine se règle à la mesure d'une esthétique du wow ! Mais cela ne constituerait-il pas, à son tour, un nouvel obstacle esthétique ?

Quatrième obstacle : l'esthétique du Beau est, in fine, définie par ce que l'«on» juge «beau». — Comme il y a une définition sociale de la photographie, il y a une définition sociale du Beau : est «beau» ce que l'«on» juge beau.

Je ne reviendrai pas en détail sur cet aspect que j'ai eu l'occasion de traiter dans un message précédent. Je noterais seulement, à juger par les discussions et forums consacrés à la critiques des images photographiques, que ce jugement social déterminant le Beau est décidément toujours dominant. Il suffit d'observer un concours – amateur, mais aussi professionnel (les awards en tous genres) – pour mesurer ce que j'entends par là. S'il s'agit de gagner, il faut «faire du beau», même si celui-ci tend de plus en plus, comme évoqué il y a un instant, à se confondre avec l'intention de créer la surprise. Proposer une vision neuve et originale du monde est une garantie d'échec dans cette optique. C'est un obstacle majeur, insidieux et despotique. La réception, ô combien controversée, de l’œuvre de William Eggleston notamment, illustre bien avec quelle opiniâtreté et quelle intransigeance cet obstacle se dresse devant une œuvre innovante. Aujourd'hui encore, il nous prive sans doute de bien des regards originaux, de bien des aspects inédits du monde.


Toits de Bruxelles. 1980

Sans doute n'y a-t-il pas de recette universelle et définitive qui devrait permettre de faire un bon photographe. Chacun a sa propre histoire, et celle-ci définit le regard que l'on porte sur le monde. Mais à moins d'avoir vécu des choses extraordinaires, comment un photographe né d'une bonne famille sans histoire pourrait-il proposer un regard original ?

Il n'y a pas de réponse pratique et définitive à cette question. Notre relation au monde est un tissu d'expérience et de savoir, d'émotions et d'intuitions, que l'on ne peut guère créer ou même seulement maîtriser. Il faut donc que le photographe se résolve à n'être rien d'autre qu'un «pur regard». Il faut pourtant aussi qu'il échappe à la trop facile tentation de répéter le déjà-vu, de faire des clichés. Il doit donc, malgré tout, porter par devers soi toute une culture, surtout visuelle, mais aussi intellectuelle, pour reconnaître l'original de ses reproductions.

Mais dès qu'il sort, l'appareil à la main, dans le désordre, la rumeur et la moiteur du monde, il faut que tout ce savoir se mette au service d'une attitude étrange : celle qui consiste à prendre la perspective du Martien qui débarque sur Terre. Il doit apprendre à s'étonner. Un étonnement devant ce que sa culture ne l'aura pas préparé à voir. Un étonnement qui lui permettra de voir le monde enfin comme personne ne l'a vu. Alors, dans cette extase du pur regard, tous les possibles obstacles esthétiques pourront être levés.

vendredi 3 mai 2013

La notion d'obstacle esthétique en photographie (I)

PREMIÈRE PARTIE

La photographie est née et s'est développée au XIXe siècle. Elle est le produit du génie technique de quelques bricoleurs habiles plus que de savants bien établis. C'est un mode de saisie d'images qui repose sur des objets et des procédés techniques. En cela, elle est une nouveauté inouïe dans l'espace des arts picturaux. Comme telle, tout semblait alors la promettre aux improvisations et expériences individuelles les plus débridées, puisque a priori sans tradition picturale propre et sans exigences esthétiques spécifiques.

Or l'histoire de la photographie nous montre, tout au contraire, qu'elle a dû conquérir sa liberté de voir, conquête qui ne fut en rien affaire qui allait de soi. On doit s'étonner de cela : pourquoi, aussitôt née, la photographie fut-elle parquée dans un espace esthétique exigu, et soumise à des canons et des règles qui semblaient vouloir en faire un art secondaire, un art subordonné, un art mineur – bref, un art moyen ? La reconnaissance finale de la photographie comme forme d'expression artistique à part entière fut le résultat d'une véritable lutte, qui eut à vaincre bien des réticences, bien des préjugés, bien des obstacles.

On peut discerner, dans l'histoire de la photographie, deux moments majeurs où de tels obstacles furent surmontés. La conception et l'affirmation d'une pure photographie avec Alfred Stieglitz, et la reconnaissance de la valeur artistique de la photographie couleur, notamment avec William Eggleston, représentent ce que j’appellerais des ruptures esthétiques, par lesquelles la photographie devait se frayer sa voie propre.

S'il y a rupture, c'est qu'un monde, ou une conception du monde, dévalue et est rejeté, et passe à la trappe de l'histoire. Mais une telle rupture n'est jamais spontanée; elle est le fruit de l'affirmation d'une nouvelle façon de voir les choses. Et cette affirmation passe par la négation de tout ce qui pouvait lui faire obstacle. C'est cette notion d'obstacle esthétique que je voudrais aborder aujourd'hui.

Casserole dans le caniveau. Bruxelles, 2009

J'emprunte à Gaston Bachelard sa notion d'obstacle épistémologique (La Formation de l'Esprit scientifique) pour forger le concept d'obstacle esthétique en photographie. Selon Bachelard, l'émergence et le développement des sciences passent par une réforme de l'esprit, qu'il faut libérer de ses habitudes et préjugés, mythes et fantasmes, afin de l'ouvrir aux découvertes et conceptions véritablement scientifiques, et ainsi assurer leur progrès. Cette réforme exige le dépassement des habitudes de penser sclérosées ou lénifiantes qui font désormais obstacle à la pensée scientifique. Ma thèse est alors la suivante : de même avec la photographie, dont la conquête de son mode de perception spécifique a dû se faire au prix de réformes dans l'art de voir, il y a eu là aussi autant d'obstacles surmontés. Je nomme ces obstacles des obstacles esthétiques, car ils contrecarrent l'accès à une esthétique photographique spécifique.

Je ne m'aventurerais pas à appliquer cette notion aux autres formes des beaux-arts. Leur évolution est beaucoup plus complexe, et d'autant plus qu'elle est ancienne, pour pouvoir réduire leurs transformations à cette notion simple. Outre que je ne jouis pas de l'érudition requise pour seulement esquisser une telle application. En revanche, la photographie, que je connais mieux, semble d'y prêter plus particulièrement.

Pourquoi ? Parce que, si elle n'est pas une science sensu stricto, la photographie est néanmoins, à bien des égards, un mode de connaissance. Non qu'elle soit seulement un outil documentaire – elle nous enseigne en révélant des faits et des détails par l'image – mais surtout parce qu'elle est le mode d'expression d'une conscience du monde. Elle révèle le monde dans le même mouvement où elle est ouverture à ce dernier. Elle est le reflet d'un savoir du monde. Mais ce savoir lui-même peut être imprégné de croyances, d'approximations, de fausses idées, d'erreurs, de conventions faciles, d'intérêts étrangers et de valeurs trompeuses – bref, ce savoir peut aussi être l'expression d'un rapport au monde inauthentique. Comme pour les sciences, ce savoir immédiat et premier bloque la perception par des «évidences» usurpées et des «obligations» autoritaires, qui interdisent l'ouverture totale à un monde qui serait au plus près de révéler ce dernier dans un paraître original. La photographie est une invite à la liberté du regard, mais cette liberté n'est jamais spontanément acquise ni facile. Elle doit se conquérir.

Cette conquête se heurte donc à de tels obstacles dont je viens d'en esquisser quelques causes. Je vais essayer de dresser maintenant la liste des obstacles formels les plus courants que rencontre le regard photographique :
  • Premier obstacle : la réduction de la photographie à l'image en général. Cette réduction conduit à considérer la photographie selon les catégories des arts picturaux en général, de la peinture en particulier.
  • Deuxième obstacle : la définition de la praxis photographique selon les critères des arts picturaux. Poussée à son terne, cette définition réduit la photographie à une variante de la peinture. C'est l'impasse du pictorialisme.
  • Troisième obstacle : le jugement esthétique porté sur la photographie se fait selon les critères d'une esthétique du Beau. C'est l'investissement par l'esthétique traditionnelle, d'origine kantienne, de la praxis photographique, sans que soit préalablement posée la question de savoir si cette esthétique lui est encore adéquate.
  • Quatrième obstacle : l'esthétique du Beau est, in fine, définie par ce que l'«on» juge «beau». C'est une des inepties de la définition sociale de la photographie.
On aura noté la progression qui enchaîne chaque obstacle à celui qui le précède, tout partant du préjugé selon lequel la photographie se réduit à produire des images comme les autres. Chacun de ces obstacles exigerait un développement spécifique pour en bien montrer l'impact sur la praxis photographique, et son rôle dans l'histoire du média. Afin de ne pas allonger outre mesure ce billet, j'en réserve le développement dans une deuxième partie.

D'Alfred Stieglitz et sa pure photographie, jusqu'à l'émergence et l'affirmation de la photographie couleur, ces obstacles ont pu, peu ou prou, être surmontés. Un obstacle surmonté appelle une rupture; une rupture que l'on peut, à son tour, qualifier d'esthétique. La photographie est l'ouvrière des ruptures esthétiques les plus marquantes du XXe siècle.

Il y a rupture parce que, dans cette progressive évolution ou conquête de la liberté du regard, la photographie pose les bases d'une «esthétique» – s'il faut encore la nommer ainsi – qui se déprend de son héritage kantien. On y abandonne l'idée du Beau et on y réinscrit le sujet dans le monde (le photographe se veut d'abord témoin avant d'être «créateur»). Cette esthétique passe par le déni de la composition et de la maîtrise formelle des éléments d'une image comme vecteurs essentiels et fondamentaux d'une création d'image : on ne «fait» pas une photo, on la prend. L'acte de saisie rejette toute volonté de construire. C'est un rapport au monde dans lequel les œuvres d'art sont cueillies ou piégées en leur épiphanie même, et cela par la magie de l'appareil photographique : le monde est, pour le photographe, une collection secrète de ready-made qu'il s'agit de débusquer et de capturer. Ce n'est plus le goût qui compte, ainsi que le pensait Kant – ce qui faisait ironiser Heidegger constatant qu'avec Kant, l'art relève désormais de la compétence du confiseur –, mais l'épreuve d'une émotion par laquelle s'ouvre le monde. La photographie est au-delà de l'esthétique kantienne; en procédant d'une philosophie du non, elle propose et revendique une non-esthétique.

mardi 30 avril 2013

Barbershops, gas stations and covered cars

Si on devait me demander quelles sont les photographies des États-Unis qui, pour moi, lui sont particulièrement représentatives ou emblématiques, je les rassemblerais autour de trois sujets, ou trois thèmes, qui semblent apparaître de manière singulièrement récurrente chez les photographes américains : barbershops, gas stations and covered cars – les salons de coiffure, les stations-service et les voitures bâchées. Ce sont les thèmes privilégiés de nombreuses variations photographiques. Je note en effet, dans l'iconographie liée à ce pays-continent, la constance de ces thèmes et leur exploitation réitérée par ses plus grands photographes.

Je ne dispose pas d'une iconographie suffisante pour me risquer à faire l'historique de ces thèmes dans la photographie américaine, mais je crois bien que c'est Walker Evans qui, par le rayonnement de son œuvre, a sans doute le plus contribué à les populariser. On en retrouve les premiers éléments du temps de sa collaboration à la FSA (Farm Security Administration) de 1935 à 1936 durant laquelle, Evans ne perdit jamais de vue les intérêts de son esthétique alors qu'il était en service commandé pour Roy Stryker. Son intérêt pour les signes, publicités, réclames, logos... apparut dès 1929, n'a cessé de nourrir son œuvre. Dans cette optique, les devantures des salons de coiffure et les stations-service devenaient naturellement des objets dignes d'être photographiés.

À citer les photographes qui, après lui, renouvelèrent ces thèmes, la liste s'allonge bien vite : Robert Frank, Fred Herzog (tous deux immigrés européens), Elliott Erwitt, Jay Maisel, William Eggleston, Stephen Shore... plus tous ceux que j'oublie ou ignore. La récurrence de ces trois thèmes et leur persistance dans la photographie américaine étonne si l'on devait ne s'en tenir qu'à la banalité qu'ils exhibent. Qu'est-ce qui fait que ces thèmes, les objets qu'ils représentent, s'imposent ainsi durablement aux photographes à travers des styles, des démarches et des personnalités si différents les uns des autres ?

Je vais tenter d'analyser ce phénomène en le soumettant à une réflexion centrée autour de trois questions :
1.— En quoi ces objets, et les thèmes qu'ils inspirent, sont-ils emblématiques de l'Amérique ?
2.— Pourquoi fascinent-ils si durablement les photographes ?
3.— Qu'est-ce qui les relie dans cette fascination ?

1.— En quoi sont-ils emblématiques de l'Amérique ?

S'ils ne sont typiques de l'Amérique, ils sont typiques de sa photographie. Car des salons de coiffure, des stations-service et, sans doute aussi, des voitures bâchées, se trouvaient, dans cet entre-deux-guerres où on les voit surgir comme sujets photographiques, en Europe également. Or ces objets sont étroitement liés à une société industrielle et technique. En Amérique, plus qu'en Europe, ils symbolisent la réussite économique et technique du nouveau continent. On dira que ceci est peut-être vrai pour les stations-service et les voitures bâchées, mais quid d'un salon de coiffure ? Or c'est un métier qui, lui aussi, s'est fortement technicisé à cette époque (méthode de travail, équipement, produits et mode de vie); il illustre lui aussi les transformations sociales qui accompagnent le développement industriel. Ces trois thèmes sont donc liés en ce qu'ils sont les emblèmes de ce monde industriel et marchand qui faisait de l'Amérique le continent à la pointe d'un certain rêve : l'American way of life.

Barbershop. Jiashan, Chine 2013

2.— Pourquoi fascinent-ils les photographes ?

Sans doute par ce qu'ils représentent, c'est-à-dire par une charge esthétique et émotionnelle (c'est une redondance) que d'autres objets n'offrent pas avec la même intensité. Il y a là, sans doute, la matérialisation d'un monde singulier dont ces objets sont les emblèmes, c'est-à-dire du monde industriel et technique du XXe siècle. Mais le rapport au monde qu'ils entretiennent, une fois saisis en photographie, devient ambigu et allégorique.

Prenons le cas du barbershop en exemple. En quoi un salon de coiffure est-il emblématique du monde moderne ? Je disais il y a peu que le métier de coiffeur s'était fortement technicisé. Mais ce n'est pas tant le garçon coiffeur qui intéresse les photographes, mais bien plutôt le salon de coiffure en tant que tel. Qu'ils en photographient la devanture, souvent colorée et riche graphiquement – qui excite tant les photographes noir-et-blanc que les coloristes –, ou son intérieur, avec ou sans client, qu'est-ce qui les fascinent dans cette reproduction ?

Ce qui fascine dans le salon de coiffure, c'est sa capacité à exprimer allégoriquement la temporalité propre du monde industriel. C'est un lieu en marge du rythme de la vie de ce monde. On vient s'y faire couper les cheveux, c'est-à-dire que l'on va se placer dans une attitude passive, puisque c'est le garçon coiffeur qui vous prend en charge et fait tout. Cela rompt avec la précipitation de la vie professionnelle active – du moins, pour le client ! De par cette négation du rush, le salon de coiffure ne fait que ressortir plus fortement l'agitation incessante de la vie ordinaire et donc, par là, la met justement en évidence. Photographier un salon de coiffure c'est montrer, en négatif, la frénésie continuelle qui agite la vie ordinaire, celle qui demeure au-dehors. Le salon de coiffure fascine en cela, en sa capacité de ralentir durant quelques moments la temporalité précipitée du monde de l'argent; il tient par là de la sacralité du temple, d'une chapelle ou d'un oratoire.

Les stations-service procèdent d'un rapport au monde d'un autre ordre. La temporalité n'y est pas affectée : au contraire, elles ne sont le lieu que d'un bref passage. Elles sont complices du temps énervé des automobilistes pressés. Mais elles ont pour elles deux caractéristiques qui fascinent les photographes. Leur architecture d'abord. Des plus anciennes, fermes, granges ou auberges flanquées désormais de pompes; au plus récentes, à l'architecture sobre et dynamique, offrant de nombreuses opportunités graphiques. Leurs couleurs ensuite, intenses et saturées, qui contrastent souvent avec leur environnement. Elles sont en outre éclairées la nuit, comme des phares en bord de route, port rassurant au cœur de l'obscurité, oasis de lumière et d'hydrocarbures pour le voyageur que menace la panne sèche. Elles émergent du monde en s'imposant comme lieux spécifiques que l'on ne saurait confondre avec quel qu’autre établissement. Cette faculté d'émergence les rend photographiquement intéressantes.

La voiture automobile est, sans conteste, l'objet technique le plus emblématique des sociétés industrielles. Son omniprésence l'a vite retranchée dans l'anonymat de la banalité, et à les photographier telles quelles, on susciterait plutôt de l'ennui. Hormis peut-être s'il y a un intérêt documentaire. Mais tout change quand le photographe rencontre une voiture bâchée. Le spectacle, sous les latitudes nordiques des principaux pays industrialisés, est rare, partant saugrenu, et le plus souvent amusant (dans les pays d'Afrique du Nord ou subsahariens, il est  au contraire de règle de bâcher sa voiture, afin de la protéger des ardeurs du soleil et d'une poussière omniprésente et insidieuse).

Protéger ainsi sa voiture, outre qu'il s'agit de protéger son bien, est aussi un symbole de la protection de soi. De son confort notamment : une voiture surchauffée, empoussiérée ou couverte de neige ou de glace, n'est pas agréable. Cela complique son utilisation. Mais il y a là peut-être aussi une fonction narcissique paradoxale : on cache son bien, non pour le soustraire au regard (dans ce cas, on placerait plutôt son véhicule dans un garage), mais pour susciter la curiosité justement, sinon l’envie : «Quelle voiture peut-il bien avoir ?» Quand l'on sait l'identification d'une voiture avec la personnalité de son propriétaire, la chose paraît déjà moins paradoxale. C'est tout ce nexus de relations et de sens que manifeste la voiture bâchée, qui en fait justement un sujet photographique récurrent
 
Covered car. Marrakech, Maroc, 2010


3.— Qu'est-ce qui les relie dans cette fascination ?

Ce qui précède apporte déjà un premier élément de réponse : ce sont donc des objets emblématiques de la «civilisation» américaine, en ce qu'ils incarnent d'une manière particulièrement probante la spécificité du monde technique et industriel de l'Amérique du XXe siècle. Ce sont aussi des objets photogéniques. Ils exercent une véritable fascination non seulement sur les photographes, mais aussi sur ceux qui observent leurs images. Ceci est digne de question. Ils manifestent une sorte d'universalité dans leur perception esthétique qui dépasse le cercle des photographes exclusivement.

Car s'il est vrai qu'ils sont, disons, «pittoresques» et typiques du paysage américain, on aurait pu s'attendre à ce qu'ils n'intéressent que les photographes immigrés, nouveaux venus sur le continent. C'est-à-dire pour des yeux qui les découvrent justement, les perçoivent comme ce qu'il y a de plus spécifique du monde américain. On supposerait a priori qu'ils ne devraient pas éveiller l'attention des photographes autochtones, blasés de leur omniprésence et n'y trouvant dès lors aucun intérêt photographique. Or justement, il n'en est rien. Les photographes américains de souche, natifs du continent, furent parmi les premiers à s'en saisir comme d'un thème photographique privilégié.

Pour comprendre cette fascination, cette fascination presque «universelle» disais-je, je vais essayer de l'interpréter sous la catégorie de l'incongruité. Qu'est-ce que l'incongru ? En quoi une chose, un événement, une scène peuvent-ils être qualifiés d'incongrus ?

Incongru est ce qui ne convient pas, c'est-à-dire qui est inconvenant, déplacé. L'inconvenant est ce qui ne se conforme pas; c'est ce qui rompt les règles, les normes, les habitudes; bref, les convenances. L'incongruité est une disharmonie, un choc, une rupture. Elle exprime un état du monde par lequel ce dernier se révèle opposé à nos appréhensions courantes et à nos attentes. Elle est rejet d'une saisie du monde où ce dernier serait comme un système clos et entièrement balisé, où rien ne viendrait le contester ou le contredire. C'est un monde domestiqué. L'incongru fait vaciller cette familiarité; le monde en devient a-normal, étranger, étrange. L'incongruité est une modalité de la découverte de l'étrangeté du monde, motif des plus fondamentaux du désir de photographier. Elle est attestation de «photographiabilité».

Incongrus sont les salons de coiffure dans leur affirmation d'une temporalité qui conteste la frénésie du monde «extérieur». Incongrues sont les stations-service dont la présence, remarquable par leur architecture ou leurs couleurs, n'est pas présupposée par leur environnement : paysage naturel, tissu urbain ou harmonie chromatique. Incongrues sont les voitures bâchées, dont la protection nie leur fonction de véhicule pour les poser comme purs objets visuels, dépouillés de leur valeur utile.

L'incongruité des salons de coiffure, des stations-service et des voitures bâchées est une manifestation de l'essence de la civilisation américaine. L'incongru, quand il est révélé et magnifié par l'image photographique, prend ainsi une dimension critique, et même politique. Il rejoint ainsi le message des surréalistes. La reproduction photographique des salons de coiffure, des stations-services et des voitures bâchées exprime une dénonciation, souvent inconsciente, du monde-de-la-technique que ces objets représentent.

On dira que cela n'empêche pas certaines de ces photographies d'être «belles». Et que l'intention du photographe n'était pas de dénoncer mais seulement d'évoquer cette beauté ambiguë. Je ne crois pas que l'on puisse réduire une photographie à une intention supposée du photographe. Je crois plutôt que là en particulier, quand il s'agit de barbershops, gas stations and covered cars, c'est à un nouvel ordre esthétique que la photographie nous convie. Ordre dans lequel l'antique vénération pour la beauté, soudain, se révèle incongrue.