vendredi 3 mai 2013

La notion d'obstacle esthétique en photographie (I)

PREMIÈRE PARTIE

La photographie est née et s'est développée au XIXe siècle. Elle est le produit du génie technique de quelques bricoleurs habiles plus que de savants bien établis. C'est un mode de saisie d'images qui repose sur des objets et des procédés techniques. En cela, elle est une nouveauté inouïe dans l'espace des arts picturaux. Comme telle, tout semblait alors la promettre aux improvisations et expériences individuelles les plus débridées, puisque a priori sans tradition picturale propre et sans exigences esthétiques spécifiques.

Or l'histoire de la photographie nous montre, tout au contraire, qu'elle a dû conquérir sa liberté de voir, conquête qui ne fut en rien affaire qui allait de soi. On doit s'étonner de cela : pourquoi, aussitôt née, la photographie fut-elle parquée dans un espace esthétique exigu, et soumise à des canons et des règles qui semblaient vouloir en faire un art secondaire, un art subordonné, un art mineur – bref, un art moyen ? La reconnaissance finale de la photographie comme forme d'expression artistique à part entière fut le résultat d'une véritable lutte, qui eut à vaincre bien des réticences, bien des préjugés, bien des obstacles.

On peut discerner, dans l'histoire de la photographie, deux moments majeurs où de tels obstacles furent surmontés. La conception et l'affirmation d'une pure photographie avec Alfred Stieglitz, et la reconnaissance de la valeur artistique de la photographie couleur, notamment avec William Eggleston, représentent ce que j’appellerais des ruptures esthétiques, par lesquelles la photographie devait se frayer sa voie propre.

S'il y a rupture, c'est qu'un monde, ou une conception du monde, dévalue et est rejeté, et passe à la trappe de l'histoire. Mais une telle rupture n'est jamais spontanée; elle est le fruit de l'affirmation d'une nouvelle façon de voir les choses. Et cette affirmation passe par la négation de tout ce qui pouvait lui faire obstacle. C'est cette notion d'obstacle esthétique que je voudrais aborder aujourd'hui.

Casserole dans le caniveau. Bruxelles, 2009

J'emprunte à Gaston Bachelard sa notion d'obstacle épistémologique (La Formation de l'Esprit scientifique) pour forger le concept d'obstacle esthétique en photographie. Selon Bachelard, l'émergence et le développement des sciences passent par une réforme de l'esprit, qu'il faut libérer de ses habitudes et préjugés, mythes et fantasmes, afin de l'ouvrir aux découvertes et conceptions véritablement scientifiques, et ainsi assurer leur progrès. Cette réforme exige le dépassement des habitudes de penser sclérosées ou lénifiantes qui font désormais obstacle à la pensée scientifique. Ma thèse est alors la suivante : de même avec la photographie, dont la conquête de son mode de perception spécifique a dû se faire au prix de réformes dans l'art de voir, il y a eu là aussi autant d'obstacles surmontés. Je nomme ces obstacles des obstacles esthétiques, car ils contrecarrent l'accès à une esthétique photographique spécifique.

Je ne m'aventurerais pas à appliquer cette notion aux autres formes des beaux-arts. Leur évolution est beaucoup plus complexe, et d'autant plus qu'elle est ancienne, pour pouvoir réduire leurs transformations à cette notion simple. Outre que je ne jouis pas de l'érudition requise pour seulement esquisser une telle application. En revanche, la photographie, que je connais mieux, semble d'y prêter plus particulièrement.

Pourquoi ? Parce que, si elle n'est pas une science sensu stricto, la photographie est néanmoins, à bien des égards, un mode de connaissance. Non qu'elle soit seulement un outil documentaire – elle nous enseigne en révélant des faits et des détails par l'image – mais surtout parce qu'elle est le mode d'expression d'une conscience du monde. Elle révèle le monde dans le même mouvement où elle est ouverture à ce dernier. Elle est le reflet d'un savoir du monde. Mais ce savoir lui-même peut être imprégné de croyances, d'approximations, de fausses idées, d'erreurs, de conventions faciles, d'intérêts étrangers et de valeurs trompeuses – bref, ce savoir peut aussi être l'expression d'un rapport au monde inauthentique. Comme pour les sciences, ce savoir immédiat et premier bloque la perception par des «évidences» usurpées et des «obligations» autoritaires, qui interdisent l'ouverture totale à un monde qui serait au plus près de révéler ce dernier dans un paraître original. La photographie est une invite à la liberté du regard, mais cette liberté n'est jamais spontanément acquise ni facile. Elle doit se conquérir.

Cette conquête se heurte donc à de tels obstacles dont je viens d'en esquisser quelques causes. Je vais essayer de dresser maintenant la liste des obstacles formels les plus courants que rencontre le regard photographique :
  • Premier obstacle : la réduction de la photographie à l'image en général. Cette réduction conduit à considérer la photographie selon les catégories des arts picturaux en général, de la peinture en particulier.
  • Deuxième obstacle : la définition de la praxis photographique selon les critères des arts picturaux. Poussée à son terne, cette définition réduit la photographie à une variante de la peinture. C'est l'impasse du pictorialisme.
  • Troisième obstacle : le jugement esthétique porté sur la photographie se fait selon les critères d'une esthétique du Beau. C'est l'investissement par l'esthétique traditionnelle, d'origine kantienne, de la praxis photographique, sans que soit préalablement posée la question de savoir si cette esthétique lui est encore adéquate.
  • Quatrième obstacle : l'esthétique du Beau est, in fine, définie par ce que l'«on» juge «beau». C'est une des inepties de la définition sociale de la photographie.
On aura noté la progression qui enchaîne chaque obstacle à celui qui le précède, tout partant du préjugé selon lequel la photographie se réduit à produire des images comme les autres. Chacun de ces obstacles exigerait un développement spécifique pour en bien montrer l'impact sur la praxis photographique, et son rôle dans l'histoire du média. Afin de ne pas allonger outre mesure ce billet, j'en réserve le développement dans une deuxième partie.

D'Alfred Stieglitz et sa pure photographie, jusqu'à l'émergence et l'affirmation de la photographie couleur, ces obstacles ont pu, peu ou prou, être surmontés. Un obstacle surmonté appelle une rupture; une rupture que l'on peut, à son tour, qualifier d'esthétique. La photographie est l'ouvrière des ruptures esthétiques les plus marquantes du XXe siècle.

Il y a rupture parce que, dans cette progressive évolution ou conquête de la liberté du regard, la photographie pose les bases d'une «esthétique» – s'il faut encore la nommer ainsi – qui se déprend de son héritage kantien. On y abandonne l'idée du Beau et on y réinscrit le sujet dans le monde (le photographe se veut d'abord témoin avant d'être «créateur»). Cette esthétique passe par le déni de la composition et de la maîtrise formelle des éléments d'une image comme vecteurs essentiels et fondamentaux d'une création d'image : on ne «fait» pas une photo, on la prend. L'acte de saisie rejette toute volonté de construire. C'est un rapport au monde dans lequel les œuvres d'art sont cueillies ou piégées en leur épiphanie même, et cela par la magie de l'appareil photographique : le monde est, pour le photographe, une collection secrète de ready-made qu'il s'agit de débusquer et de capturer. Ce n'est plus le goût qui compte, ainsi que le pensait Kant – ce qui faisait ironiser Heidegger constatant qu'avec Kant, l'art relève désormais de la compétence du confiseur –, mais l'épreuve d'une émotion par laquelle s'ouvre le monde. La photographie est au-delà de l'esthétique kantienne; en procédant d'une philosophie du non, elle propose et revendique une non-esthétique.

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