lundi 15 décembre 2014

Recommandation n° 4 : Light, Gesture & Color de Jay Maisel

C'était au printemps de 1977, si je me rappelle bien, que mon père apporta un soir, au retour de son travail, une pile de magazines PHOTO. C'était un don d'un de ses collègues de bureau qui avait appris que j’étais alors étudiant en photographie à l'INRACI à Bruxelles. Il avait sans doute trouvé là l'occasion de dégager son grenier en se donnant la bonne conscience de faire plaisir à quelqu'un. Mais il ne savait pas qu'il apportait là bien plus qu'une pile de magazines poussiéreux.

C'est à la lecture de ces magazines que commença l'éducation de mon regard de photographe, car l'INRACI avait pour ambition de former des techniciens supérieurs en photographie, et non des artistes. L'éducation du regard y était indigente, sinon inexistante, et notre cours « d'esthétique », prodigué par un critique d'art reconnu (sous le nom de plume André Jocou) s’intéressait bien plus à la peinture qu'à la photographie, avec un faible pour les impressionnistes. Ah ! Je me rappelle bien combien s'allumait son regard quand il parlait de l'œuvre de Renoir, et combien il était intarissable quand il s'agissait de décrire la sensualité de la pointe d'un sein peint par cet artiste...

En feuilletant ces magazines, des noms émergèrent, parfaitement inconnus pour moi à l'époque, et à peine mieux connus de mes compagnons de classe (avec une exception notable et suspecte pour David Hamilton...) : Henri Cartier-Bresson, Robert Frank, Jean-Loup Sieff furent parmi les premiers à m'impressionner. Brassaï aussi, à l'occasion d'un travail imposé : « La nuit tombe sur la ville », dont j'ai conservé les tirages. À les lire, je me constituai ainsi progressivement une culture photographique, et appris à y reconnaître les grands maîtres et les classiques.

Bardé d'une formation en chimie, l'option photographie m'intéressait jusqu'alors plus comme une application de cette science que comme une manière de m'exprimer. Ce que je faisais tenait plutôt des expériences de chimie que de photographie, privilégiant le noir et blanc car plus facile à manipuler que les traitements couleur. Mais, pourtant, une certaine sensibilité aux images proprement dite s'éveillait lentement. J'ai « fait » du Jean-Loup Sieff durant quelques mois : acquisition d'un objectif de 20 mm et tripotages divers en chambre noire pour retrouver ce grain et cette texture propres aux images de ce photographe. Et j'aimais (et aime toujours) les « paysages tristes » de cet artiste, que je cherchais à reproduire ; quant à ses « nus mollement las »... les copines de classe feignaient de n'y trouver guère d'intérêt. À cette époque, j'étais bien trop timide pour être persuasif...



Un soir, feuilletant un peu négligemment ces magazines, quelques photos couleur, imprimées pour la plupart en pleine page, ou en double page, m'arrêtèrent. Je ne sais plus trop quelle image particulière m'avait, comme on dit, « sauté aux yeux ». Elle faisait partie un portfolio intitulé Un badaud dans les rues du monde entier, (PHOTO, juin 1975). Son auteur : le photographe new-yorkais Jay Maisel. Ses images, prises en instantané un peu partout dans le monde, offraient autant de scènes de la vie quotidienne, lesquelles, saisies intelligemment, me semblaient rendre une certaine « évidence » de la vie de tous les jours ; une sorte de condensé de ce que le chaos de la rue ne permet que de percevoir de manière très fugace. J’ignorais alors qu'il existait une tradition de street photography qui permettait de révéler autant de beauté. « Londres, un dimanche matin, 1966 », « Une petite ville à côté de Tokyo, 1972 », « Mexico, 1971 » (extraordinaire !), « Joueur de contrebasse à vent, Londres, 1966 », « Gare de Genève, 1971 », « Le vendeur de cartes postales, Milan, 1972 » autant d'images qui se gravèrent aussitôt dans ma mémoire. D'autres numéros révélèrent d'autres portfolios encore : J'aime les avions (PHOTO, août 1976 ; New York vu de ma fenêtre (PHOTO, mars 1977). J'avais découvert « mon » photographe ; j'avais découvert ce que les couleurs peuvent exprimer ; j'avais découvert que la lumière détermine tout.

Ce que j'avais découvert, c'était des photos qui s'imposaient avec une charge d'évidence impérative. Il est difficile de décrire ce sentiment qui s'empara de moi à la vue de ces images, et le mot d'« évidence » est encore celui qui convient le mieux (plus tard, étudiant la phénoménologie chez Husserl, Heidegger, et surtout Merleau-Ponty, je compris mieux d'où ce sentiment d'évidence provenait et ce qu'il signifiait). Deux choses s'imposèrent à moi à la vue de ces photos, deux choses qui devaient bouleverser la photographie finalement fort conventionnelle qui nous était enseignée : Primo : tout est digne d'être photographié. C'est une question de lumière, de moment, d'association de couleurs (et moins il y a en a, au mieux ça marche) qui est déterminante, et non ce qui est photographié. À partir de là, les conventions visant à définir ce qui est photographiable ou non volent en éclats. Pierre Bourdieu venait de signer son livre sur la photographie Un art moyen, qu'il était déjà obsolète... Secundo : le monde est en couleur. Ah ça, pour une évidence, on serait bien en peine d'en trouver plus écrasante ! Et j'ignorais alors jusqu'au nom de William Eggleston, que j'allais découvrir beaucoup, beaucoup plus tard... Mais c'était là aussi une découverte : savoir le monde fait de couleurs n'est pas encore y percevoir les couleurs pour elles-mêmes. Néanmoins, l'évidence de ces images fut si forte qu'un moment je les ai cru miennes. Oui, un instant j'ai cru être moi-même l'auteur de ces photos ! Et, à tout le moins, je me suis aussitôt senti capable de faire de même. Depuis ce jour, j'engageai des rouleaux de Kodachrome dans mes appareils et tentai ce qu'il ne fallait pas faire : « faire du Jay Maisel »... L'expérience fut d'abord un échec cuisant. Mais, petit à petit, à force de persévérance, et toujours en revenant sur ces photos qui m'avaient tant impressionné et qui, chaque fois, me remotivaient, je commençai à accumuler une certaine expérience de la photo de rue. En couleur. Et depuis ce moment, je n'ai plus jamais cessé de photographier.



Il ne suffit pas de posséder un appareil photo pour être, ipso facto, un photographe. Être photo­graphe signifie engager un rapport au monde par lequel voir est une fonction dominante. Certains y vont par l'ouïe et se font musiciens ; d'autres par le langage et deviennent des romanciers ou des poètes. Mais tout comme le musicien ou le littéraire doit apprendre son métier, le photographe doit apprendre à voir. On se tromperait à croire que voir est si naturel qu'un apprentissage serait superflu, voire nuisible. Voir, dans le flux de l'existence ordinaire, obnubilée par les soucis quotidiens, n'est qu'une fonction de ce souci. On ne voit que ce qui peut nous apporter un intérêt immédiat. Le photographe professionnel « voit » ainsi : ses images doivent être le moyen de sa subsistance. Mais donc, un moyen précisément, et non pas quelque chose qui vaut par soi-même et pour soi-même. Ce n'est qu'en s'échappant des habitudes sclérosantes des affaires quotidiennes qu'un regard original et révélateur peut se développer et qu'un appareil photo permettra de saisir. Cet apprentissage-là est rarement dispensé, car rares sont les « voyants » d'envergure qui sont à même de le partager.

C'est précisément cette ambition celle de prodiguer une éducation du regard proprement photographique que Jay Maisel s'est proposé dans son dernier livre Light, Gesture & Color. Ce livre est certes aussi comme une anthologie de quelques des meilleures images de ce photographe. On y découvrira certaines bien connues, iconic comme disent les anglo-saxons, mais d'autres encore, beaucoup moins connues, et peut-être même inédites. À cet égard, ce livre est pour moi, qui pourtant prétend connaître assez bien l'œuvre de ce photographe, un enrichissement visuel excitant. Mais ce livre est aussi bien plus que cela. Chaque image présentée est, pour l'auteur, l'occasion d'exposer ce qui peut être vu comme des sentences ou des maximes d'une pratique de la photographie qui ne demande qu'à être imitée. Chaque image illustre une expérience du voir, du rapport au monde, et une compréhension particulière des choses qui s'y manifestent. C'est le livre d'un sage qui dispense son savoir. Ce n'est pas un simple livre d'images que l'on feuillette un peu nonchalamment, et qu'on referme distraitement pour le plus le rouvrir que des mois plus tard. Non, c'est un livre qui s'étudie. On doit s'y attarder ; lire et relire les textes qui éclairent les images, voir et revoir les images qui illustrent le texte. Il faut l'étudier avec le sérieux que l'on mettrait à lire un texte de philosophie. Et quand je dis étudier, il ne s'agit pas encore de méditer passivement ce qu'il donne à voir ou ce qu'il donne à penser : il appelle aussi à mettre en pratique ce qu'il énonce et ce qu'il montre. Il faut s'en imprégner d'abord, sortir ensuite l'appareil à la main et aussitôt l'oublier afin de répondre à un de ses préceptes fondamentaux : être ouvert à ce qui se donne à voir et éviter d'imiter, éviter l'inlassable répétition du déjà vu.

Les livres qui prétendent enseigner comment « mieux photographier » sont légion. Mais ils ont ceci de commun qu'ils ne donnent que des recettes techniques pour reproduire ces « belles photos » qui sont toutes autant de poncifs. Maisel nous offre tout autre chose : apprendre à développer un regard qui révèle, c'est-à-dire qui montre ce qui, jusqu'ici, était resté inaperçu. Il ne s'agit pas d'être « original » dans cette démarche. Non, il faut tout au contraire être humble, et savoir s'ouvrir aux manifestations du monde qui appellent d'être retenues et partagées par l'image photographique. C'est une leçon de grande sagesse qui va bien au-delà de la seule photographie, car elle porte une valeur universelle qui s'applique à bien des aspects de la vie.

Qui a l'ambition d'être photographe au sens le plus noble du mot, ne saurait se soustraire à l'étude de cet ouvrage qui, je pense, deviendra bientôt un classique.




Petite bibliographie de l'œuvre de Jay Maisel.



Pour qui souhaiterait découvrir plus avant l'œuvre de Jay Maisel, je propose ci-après une bibliographie succincte, ou plutôt une iconographie, qui n'a cependant pas l'ambition de se vouloir exhaustive. Car elle omet les musées ou galeries où des tirages originaux peuvent être vus, et ne reprend pas les sites internets qui donnent accès à certaines de ces images. Une exception toutefois : le site propre du photographe www.jaymaisel.com/



1972 : Mexico's Baja California. Time-Life Books. Amsterdam.

Cet ouvrage est un livre de vulgarisation relatif à la Basse Californie mexicaine. La plupart des photos sont de Jay Maisel. Elles s'inscrivent dans le contexte d'un reportage à caractère commercial et visent à rendre ce que les éditeurs du livre voulaient. Certaines de ces images sont néanmoins remarquables, même si la qualité de l'impression ne leur rend pas justice.



1976 : Jérusalem. Time-Life Books, Amsterdam. Dans la série « Les grandes cités ».

Il s'agit ici encore d'un ouvrage de vulgarisation. On y perçoit déjà beaucoup mieux la « patte » du photographe, et certaines des images qui y sont publiées feront partie de celles que l'on retiendra comme iconic et faisant souvent partie des portfolios de Maisel (par exemple, p. 28, au bas).



1978 : San Francisco. Time-Life Books, Amsterdam. Dans la série « Les grandes cités ».

Dans la même veine que les ouvrages sus-mentionnés. Comme dans l'ouvrage précédent, c'est le travail d'un street photographer que l'on voit s'y déployer.



Ces trois ouvrages étaient, si je ne me trompe, les seuls accessibles alors, fin des années '70, dans lesquels l'on pouvait trouver des photos de Jay Maisel. Mais ce ne sont pas des livres de photographie dans lesquels le photographe a liberté de montrer ce qu'il veut. C'est un choix d'éditeurs que l'on a là, et à les feuilleter, on ne saurait guère imaginer l'originalité du regard de ce photographe. En revanche, ils m'ont bien appris comment construire une démarche de reportage dans le contexte d'un travail imposé. Le résultat en aura été un projet personnel de cette veine sur Bruxelles, la ville où je demeurais alors. Ce fut une bonne école.



1983 : Jay Maisel. Les Grands Maîtres de la Photo, 2ème album. Union des Éditions Modernes, Paris.

Une monographie publiée à l'instigation du magazine PHOTO. Pour ceux qui suivaient l'œuvre de Jay Maisel, c'était là un premier recueil qui devait élargir la vision de l'on avait de l'œuvre de Maisel. Un ouvrage propre à susciter l'inspiration en proposant une large palette des thèmes abordés par le photographe.



1986 : Lumières sur l'Amérique. United Technologies Corporation.

C'est là enfin le premier livre publié par Jay Maisel sur un choix personnel de photographies. Certaines d'entre elles étaient connues dès les années '70, grâce notamment aux magazines consacrés à la photographie, mais on a là un choix personnel qui permet au photographe de donner toute la mesure de son talent.



1990 : On Assignment. Smithsonian Institution Press, Washington and London.

Un petit recueil (63 pages, 30 photographies), fort intéressant, dans lequel Jay Maisel expose comment il concilie son travail commercial avec ses recherches plus strictement artistiques, ou plutôt son plaisir de photographier. La frontière entre ces deux modes de travail n'est jamais nette pour lui, car le travail du photographe commercial est aussi l'occasion d'une recherche artistique, tout comme cette dernière ne manque pas d'influencer le travail commercial. On ne saurait le lire sans quelque nostalgie : existe-t-il encore aujourd'hui des agences qui offrent au photographe tant de liberté ? Le règne autoritaire des « directeurs » artistiques, aux idées bien arrêtées, fait des photographes de simples fonctionnaires de l'obturateur et les rendent, à leur corps défendant, complices de toute cette ennuyeuse médiocrité qui s'étale un peu partout en matière d'illustration photographique.



2000 : Jay Maisel's New York. Firefly Books Ltd.

C'est le second livre de Maisel basé sur un choix personnel de photographies. Mais il ne faut pas se méprendre à lire son titre trop hâtivement : il s'agit bien ici du New York de Jay Maisel, et non d'un livre sur New York. Le photographe y livre son travail de street photographer – entendu dans un sens très large – et sa vision très personnelle de la ville qui l'a vu naître et dans laquelle il a toujours résidé. C'est tout un pan souvent méconnu du travail de Maisel qui se révèle dans ce livre.



2001 : A Tribute. Barnes & Nobles Books, New York.

2001 est l'annus horribilis pour les new-yorkais tout particulièrement. Le 11 septembre, les deux immenses tours jumelles du World Trade Center disparaissait du paysage, entraînant dans leur effondrement près de 3000 victimes. Quelque chose d'impensable s'était produit ; le traumatisme est immense et n'est pas près de s'effacer. Jay Maisel a photographié les tours jumelles depuis leur construction jusqu'à leur effondrement et il leur rend un hommage photographique dans ce livre. On ne peut qu'admirer l'extraordinaire variation des images sur ce seul thème ; une magistrale leçon de photographie.

On trouvera, sur le site du photographe, un billet de blog consacré à une visite sur le site qu'il effectua quelques semaines plus tard. J'en ai parlé ici même dans le billet intitulé Porter témoignage.



2014 : New York in the '50s. Nazraeli Press, Portland.
        Recueil des œuvres en noir et blanc de Maisel, ce livre éclaire un pan de son travail totalement inconnu jusqu'alors. La date précise  à laquelle ces photos ont été prises n'est pas indiquée. Ce qui surprend à considérer ces images, c'est leur proximité avec celles du recueil Les Américains de Robert Frank. Difficile de dire s'il y a eu là influence ou non, mais, pour certaines d'entre elles, la proximité est si grande que la question se pose. Seul Maisel lui-même pourrait y répondre avec certitude.


2015 : Light, Gesture & Color. New Riders (2015 est la date du copyright, mais le livre est disponible depuis novembre 2014).


2015 : It's not about the f-stop. New Riders, 2015.
     C'est, en quelque manière, la suite de l'ouvrage précédent discuté dans ce billet. Maisel  y continue le développement de sa « philosophie » de la photographie, ou plutôt; sa philosophie de l'art de photographier. Les anecdotes qui accompagnent les images, sont autant de révélateurs d'une « technique » de savoir-voir, qu'elles révèlent la personnalité de leur auteur. Voyez en particulier le commentaire de l'image de Marilyn Monroe : You're not alone. Savoureux...