C'était
au printemps de 1977, si je me rappelle bien, que mon père apporta
un soir, au retour de son travail, une pile de magazines PHOTO.
C'était un don d'un de ses collègues de bureau qui avait appris que
j’étais alors étudiant en photographie à l'INRACI à Bruxelles.
Il avait sans doute trouvé là l'occasion de dégager son grenier en
se donnant la bonne conscience de faire plaisir à quelqu'un. Mais il
ne savait pas qu'il apportait là bien plus qu'une pile de magazines
poussiéreux.
C'est
à la lecture de ces magazines que commença l'éducation de mon
regard de photographe, car l'INRACI avait pour ambition de former des
techniciens supérieurs en photographie, et non des artistes.
L'éducation du regard y était indigente, sinon inexistante, et
notre cours « d'esthétique », prodigué par un critique
d'art reconnu (sous le nom de plume André Jocou) s’intéressait
bien plus à la peinture qu'à la photographie, avec un faible pour
les impressionnistes. Ah ! Je me rappelle bien combien
s'allumait son regard quand il parlait de l'œuvre de Renoir, et
combien il était intarissable quand il s'agissait de décrire la
sensualité de la pointe d'un sein peint par cet artiste...
En
feuilletant ces magazines, des noms émergèrent, parfaitement
inconnus pour moi à l'époque, et à peine mieux connus de mes
compagnons de classe (avec une exception notable et suspecte pour
David Hamilton...) : Henri Cartier-Bresson, Robert Frank,
Jean-Loup Sieff furent parmi les premiers à m'impressionner. Brassaï
aussi, à l'occasion d'un travail imposé : « La nuit
tombe sur la ville », dont j'ai conservé les tirages. À les
lire, je me constituai ainsi progressivement une culture
photographique, et appris à y reconnaître les grands maîtres et
les classiques.
Bardé
d'une formation en chimie, l'option photographie m'intéressait
jusqu'alors plus comme une application de cette science que comme une
manière de m'exprimer. Ce que je faisais tenait plutôt des
expériences de chimie que de photographie, privilégiant le noir et
blanc car plus facile à manipuler que les traitements couleur. Mais,
pourtant, une certaine sensibilité aux images proprement dite
s'éveillait lentement. J'ai « fait » du Jean-Loup Sieff
durant quelques mois : acquisition d'un objectif de 20 mm et
tripotages divers en chambre noire pour retrouver ce grain et cette
texture propres aux images de ce photographe. Et j'aimais (et aime
toujours) les « paysages tristes » de cet artiste, que je
cherchais à reproduire ; quant à ses « nus mollement
las »... les copines de classe feignaient de n'y trouver guère
d'intérêt. À cette époque, j'étais bien trop timide pour être
persuasif...
Un
soir, feuilletant un peu négligemment ces magazines, quelques photos
couleur, imprimées pour la plupart en pleine page, ou en
double page, m'arrêtèrent. Je ne sais plus trop quelle image
particulière m'avait, comme on dit, « sauté aux yeux ».
Elle faisait partie un portfolio intitulé Un badaud dans les rues
du monde entier, (PHOTO, juin
1975). Son auteur : le photographe new-yorkais Jay Maisel. Ses
images, prises en instantané un peu partout dans le monde, offraient
autant de scènes de la vie quotidienne, lesquelles, saisies
intelligemment, me semblaient rendre une certaine « évidence »
de la vie de tous les jours ; une sorte de condensé de ce que
le chaos de la rue ne permet que de percevoir de manière très
fugace. J’ignorais alors qu'il existait une tradition de street
photography qui permettait de
révéler autant de beauté. « Londres, un dimanche matin,
1966 », « Une petite ville à côté de Tokyo, 1972 »,
« Mexico, 1971 » (extraordinaire !), « Joueur
de contrebasse à vent, Londres, 1966 », « Gare de
Genève, 1971 », « Le vendeur de cartes postales, Milan,
1972 » –
autant d'images qui se gravèrent aussitôt dans ma mémoire.
D'autres numéros révélèrent d'autres portfolios encore :
J'aime les
avions
(PHOTO, août 1976 ; New
York vu de ma fenêtre
(PHOTO, mars 1977). J'avais découvert « mon »
photographe ; j'avais découvert ce que les couleurs peuvent
exprimer ; j'avais découvert que la lumière détermine tout.
Ce
que j'avais découvert, c'était des photos qui s'imposaient avec une
charge d'évidence
impérative. Il est difficile de décrire ce sentiment qui s'empara
de moi à la vue de ces images, et le mot d'« évidence »
est encore celui qui convient le mieux (plus tard, étudiant la
phénoménologie chez Husserl, Heidegger, et surtout Merleau-Ponty,
je compris mieux d'où ce sentiment d'évidence provenait et ce qu'il
signifiait). Deux choses s'imposèrent à moi à la vue de ces
photos, deux choses qui devaient bouleverser la photographie
finalement fort conventionnelle qui nous était enseignée :
Primo : tout
est digne d'être photographié.
C'est une question de lumière, de moment, d'association de couleurs
(et moins il y a en a, au mieux ça marche) qui est déterminante, et
non ce qui est photographié. À partir de là, les conventions
visant à définir ce qui est photographiable ou non volent en
éclats. Pierre Bourdieu venait de signer son livre sur la
photographie Un
art moyen,
qu'il était déjà obsolète... Secundo : le
monde est en couleur.
Ah ça, pour une évidence, on serait bien en peine d'en trouver plus écrasante ! Et j'ignorais alors jusqu'au nom de
William Eggleston, que j'allais découvrir beaucoup, beaucoup plus
tard... Mais c'était là aussi une découverte : savoir le
monde fait de couleurs n'est pas encore y percevoir les couleurs pour
elles-mêmes. Néanmoins, l'évidence de ces images fut si forte
qu'un moment je les ai cru miennes.
Oui, un instant j'ai cru être moi-même l'auteur de ces photos !
Et, à tout le moins, je me suis aussitôt senti capable de faire de
même. Depuis ce jour, j'engageai des rouleaux de Kodachrome dans mes
appareils et tentai ce qu'il ne fallait pas faire : « faire
du Jay Maisel »... L'expérience fut d'abord un échec cuisant.
Mais, petit à petit, à force de persévérance, et toujours en
revenant sur ces photos qui m'avaient tant impressionné et qui,
chaque fois, me remotivaient, je commençai à accumuler une certaine
expérience de la photo de rue. En couleur. Et depuis ce moment, je
n'ai plus jamais cessé de photographier.
Il
ne suffit pas de posséder un appareil photo pour être, ipso
facto,
un photographe. Être photographe signifie engager un rapport au
monde par lequel voir
est une fonction dominante. Certains y vont par l'ouïe et se font
musiciens ; d'autres par le langage et deviennent des romanciers
ou des poètes. Mais tout comme le musicien ou le littéraire doit
apprendre son métier, le photographe doit apprendre
à voir.
On se tromperait à croire que voir est si naturel qu'un
apprentissage serait superflu, voire nuisible. Voir, dans le flux de
l'existence ordinaire, obnubilée par les soucis quotidiens, n'est
qu'une fonction de ce souci. On ne voit que ce qui peut nous apporter
un intérêt immédiat. Le photographe professionnel « voit »
ainsi : ses images doivent être le moyen de sa subsistance.
Mais donc, un
moyen
précisément, et non pas quelque chose qui vaut par soi-même et
pour soi-même. Ce n'est qu'en s'échappant des habitudes
sclérosantes des affaires quotidiennes qu'un regard original et
révélateur peut se développer et qu'un appareil photo permettra de
saisir. Cet apprentissage-là est rarement dispensé, car rares sont
les « voyants » d'envergure qui sont à même de le
partager.
C'est
précisément cette ambition –
celle de prodiguer une éducation du regard proprement photographique
–
que Jay Maisel s'est proposé dans son dernier livre Light,
Gesture & Color.
Ce livre est certes aussi comme une anthologie de quelques des
meilleures images de ce photographe. On y découvrira certaines bien
connues, iconic
comme disent les anglo-saxons, mais d'autres encore, beaucoup moins
connues, et peut-être même inédites. À cet égard, ce livre est
pour moi, qui pourtant prétend connaître assez bien l'œuvre de ce
photographe, un enrichissement visuel excitant. Mais ce livre est
aussi bien plus que cela. Chaque image présentée est, pour
l'auteur, l'occasion d'exposer ce qui peut être vu comme des
sentences ou des maximes d'une pratique de la photographie qui ne
demande qu'à être imitée. Chaque image illustre une expérience du
voir, du rapport au monde, et une compréhension particulière des
choses qui s'y manifestent. C'est le livre d'un sage qui dispense son
savoir. Ce n'est pas un simple livre d'images que l'on feuillette un
peu nonchalamment, et qu'on referme distraitement pour le plus le
rouvrir que des mois plus tard. Non, c'est un livre qui s'étudie.
On doit s'y attarder ; lire et relire les textes qui éclairent
les images, voir et revoir les images qui illustrent le texte. Il
faut l'étudier avec le sérieux que l'on mettrait à lire un texte
de philosophie. Et quand je dis étudier,
il ne s'agit pas encore de méditer passivement ce qu'il donne à
voir ou ce qu'il donne à penser : il appelle aussi à mettre en
pratique ce qu'il énonce et ce qu'il montre. Il faut s'en imprégner
d'abord, sortir ensuite l'appareil à la main –
et aussitôt l'oublier afin de répondre à un de ses préceptes
fondamentaux : être ouvert à ce qui se donne à voir et éviter
d'imiter, éviter l'inlassable répétition du déjà vu.
Les
livres qui prétendent enseigner comment « mieux
photographier » sont légion. Mais ils ont ceci de commun
qu'ils ne donnent que des recettes techniques pour reproduire ces
« belles photos » qui sont toutes autant de poncifs.
Maisel nous offre tout autre chose : apprendre à développer un
regard qui révèle,
c'est-à-dire qui montre ce qui, jusqu'ici, était resté inaperçu.
Il ne s'agit pas d'être « original » dans cette
démarche. Non, il faut tout au contraire être humble, et savoir
s'ouvrir aux manifestations du monde qui appellent d'être retenues
et partagées par l'image photographique. C'est une leçon de grande
sagesse qui va bien au-delà de la seule photographie, car elle porte
une valeur universelle qui s'applique à bien des aspects de la vie.
Qui a l'ambition d'être
photographe au sens le plus noble du mot, ne saurait se soustraire à
l'étude de cet ouvrage qui, je pense, deviendra bientôt un
classique.
Pour
qui souhaiterait découvrir plus avant l'œuvre de Jay Maisel, je
propose ci-après une bibliographie succincte, ou plutôt une
iconographie, qui n'a cependant pas l'ambition de se vouloir
exhaustive. Car elle omet les musées ou galeries où des tirages
originaux peuvent être vus, et ne reprend pas les sites internets
qui donnent accès à certaines de ces images. Une exception
toutefois : le site propre du photographe www.jaymaisel.com/
1972 : Mexico's Baja
California. Time-Life Books. Amsterdam.
Cet ouvrage est un livre de
vulgarisation relatif à la Basse Californie mexicaine. La plupart
des photos sont de Jay Maisel. Elles s'inscrivent dans le contexte
d'un reportage à caractère commercial et visent à rendre ce que
les éditeurs du livre voulaient. Certaines de ces images sont
néanmoins remarquables, même si la qualité de l'impression ne leur
rend pas justice.
1976 : Jérusalem.
Time-Life Books, Amsterdam. Dans la série « Les grandes
cités ».
Il s'agit ici encore d'un ouvrage
de vulgarisation. On y perçoit déjà beaucoup mieux la « patte »
du photographe, et certaines des images qui y sont publiées feront
partie de celles que l'on retiendra comme iconic et faisant
souvent partie des portfolios de Maisel (par exemple, p. 28, au bas).
1978 : San Francisco.
Time-Life Books, Amsterdam. Dans la série « Les grandes
cités ».
Dans la même veine que les
ouvrages sus-mentionnés. Comme dans l'ouvrage précédent, c'est le
travail d'un street photographer que l'on voit s'y déployer.
Ces trois ouvrages étaient, si
je ne me trompe, les seuls accessibles alors, fin des années '70,
dans lesquels l'on pouvait trouver des photos de Jay Maisel. Mais ce
ne sont pas des livres de photographie dans lesquels le photographe a
liberté de montrer ce qu'il veut. C'est un choix d'éditeurs que
l'on a là, et à les feuilleter, on ne saurait guère imaginer
l'originalité du regard de ce photographe. En revanche, ils m'ont
bien appris comment construire une démarche de reportage dans le
contexte d'un travail imposé. Le résultat en aura été un projet
personnel de cette veine sur Bruxelles, la ville où je demeurais
alors. Ce fut une bonne école.
1983 : Jay Maisel.
Les Grands Maîtres de la Photo, 2ème album. Union des
Éditions Modernes, Paris.
Une monographie publiée à
l'instigation du magazine PHOTO. Pour ceux qui suivaient l'œuvre de
Jay Maisel, c'était là un premier recueil qui devait élargir la
vision de l'on avait de l'œuvre de Maisel. Un ouvrage propre à
susciter l'inspiration en proposant une large palette des thèmes
abordés par le photographe.
1986 : Lumières sur
l'Amérique. United Technologies Corporation.
C'est là enfin le premier livre
publié par Jay Maisel sur un choix personnel de photographies.
Certaines d'entre elles étaient connues dès les années '70, grâce
notamment aux magazines consacrés à la photographie, mais on a là
un choix personnel qui permet au photographe de donner toute la
mesure de son talent.
1990 : On Assignment.
Smithsonian Institution Press, Washington and London.
Un petit recueil (63 pages, 30
photographies), fort intéressant, dans lequel Jay Maisel expose
comment il concilie son travail commercial avec ses recherches plus
strictement artistiques, ou plutôt son plaisir de photographier. La
frontière entre ces deux modes de travail n'est jamais nette pour
lui, car le travail du photographe commercial est aussi l'occasion
d'une recherche artistique, tout comme cette dernière ne manque pas
d'influencer le travail commercial. On ne saurait le lire sans
quelque nostalgie : existe-t-il encore aujourd'hui des agences
qui offrent au photographe tant de liberté ? Le règne
autoritaire des « directeurs » artistiques, aux idées
bien arrêtées, fait des photographes de simples fonctionnaires de
l'obturateur et les rendent, à leur corps défendant, complices de
toute cette ennuyeuse médiocrité qui s'étale un peu partout en
matière d'illustration photographique.
2000 : Jay Maisel's New
York. Firefly Books Ltd.
C'est le second livre de Maisel
basé sur un choix personnel de photographies. Mais il ne faut pas se
méprendre à lire son titre trop hâtivement : il s'agit bien
ici du New York de Jay Maisel, et non d'un livre sur
New York. Le photographe y livre son travail de street
photographer – entendu dans un sens très large – et sa
vision très personnelle de la ville qui l'a vu naître et dans
laquelle il a toujours résidé. C'est tout un pan souvent méconnu
du travail de Maisel qui se révèle dans ce livre.
2001 : A Tribute.
Barnes & Nobles Books, New York.
2001 est l'annus horribilis
pour les new-yorkais tout particulièrement. Le 11 septembre, les
deux immenses tours jumelles du World Trade Center disparaissait du
paysage, entraînant dans leur effondrement près de 3000 victimes.
Quelque chose d'impensable s'était produit ; le traumatisme est
immense et n'est pas près de s'effacer. Jay Maisel a photographié
les tours jumelles depuis leur construction jusqu'à leur
effondrement et il leur rend un hommage photographique dans ce livre.
On ne peut qu'admirer l'extraordinaire variation des images sur ce
seul thème ; une magistrale leçon de photographie.
On trouvera, sur le site du
photographe, un billet de blog consacré à une visite sur le site
qu'il effectua quelques semaines plus tard. J'en ai parlé ici même
dans le billet intitulé Porter témoignage.
2014 : New York in the '50s. Nazraeli Press, Portland.
Recueil des œuvres en noir et blanc de Maisel, ce livre éclaire un pan de son travail totalement inconnu jusqu'alors. La date précise à laquelle ces photos ont été prises n'est pas indiquée. Ce qui surprend à considérer ces images, c'est leur proximité avec celles du recueil Les Américains de Robert Frank. Difficile de dire s'il y a eu là influence ou non, mais, pour certaines d'entre elles, la proximité est si grande que la question se pose. Seul Maisel lui-même pourrait y répondre avec certitude.
2015 : Light, Gesture & Color. New Riders (2015 est la date du copyright, mais le livre est disponible depuis novembre 2014).
Recueil des œuvres en noir et blanc de Maisel, ce livre éclaire un pan de son travail totalement inconnu jusqu'alors. La date précise à laquelle ces photos ont été prises n'est pas indiquée. Ce qui surprend à considérer ces images, c'est leur proximité avec celles du recueil Les Américains de Robert Frank. Difficile de dire s'il y a eu là influence ou non, mais, pour certaines d'entre elles, la proximité est si grande que la question se pose. Seul Maisel lui-même pourrait y répondre avec certitude.
2015 : Light, Gesture & Color. New Riders (2015 est la date du copyright, mais le livre est disponible depuis novembre 2014).
C'est, en quelque manière, la suite de l'ouvrage précédent discuté dans ce billet. Maisel y continue le développement de sa « philosophie » de la photographie, ou plutôt; sa philosophie de l'art de photographier. Les anecdotes qui accompagnent les images, sont autant de révélateurs d'une « technique » de savoir-voir, qu'elles révèlent la personnalité de leur auteur. Voyez en particulier le commentaire de l'image de Marilyn Monroe : You're not alone. Savoureux...
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