vendredi 22 novembre 2013

L'esthétique désinvolte de Garry Winogrand

Une photographie de l'ambiguïté


Je voudrais parler dans ce billet de l'esthétique de l'œuvre de Garry Winogrand, esthétique qu'il sied de qualifier de désinvolte. Le choix de ce qualificatif, qui apparaître plus clairement dans le courant de ce texte, exige toutefois un éclaircissement préalable.

Je parle bien ici d'une esthétique désinvolte, qui est celle de notre photographe. Cela ne veut justement pas dire que son œuvre soit elle-même désinvolte. Pour qui s'est un peu familiarisé avec elle ou, mieux encore, aura saisi son appareil pour « faire du Winogrand », sait ce que cette démarche exige de discipline et d'opiniâtreté : le travail requis est intense et les résultats maigres. Photographier comme l'a fait Garry Winogrand n'a rien d'une démarche qui soit en elle-même désinvolte.

Par contre, considérée du point de vue du théoricien de la photographie, dans une perspective à la fois historique et esthétique, cette œuvre s'avère difficilement classable en ce qu'elle ne peut être que malaisément pensée selon les catégories que propose cette approche historico-esthétique. Mieux : il n'est même pas sûr qu'une esthétique de quelque horizon que ce soit lui soit adéquate. Pour sûr, ce n'est pas de la Fine Art Photography. Peut-être est-elle une forme de photojournalisme, que notre photographe avait pratiqué alors qu'il était encore, selon ses dires, un « mercenaire » (hired gun). Sans doute s'agit-il d'une œuvre qui s'inscrit dans l'approche générale de la street photography – expression qui ne veut rien dire de précis. On l'a aussi qualifiée d'aesthetic snapshot, manière de dire qu'on ne sait pas à quoi on a affaire avec elle. On loue cependant l'œuvre de Garry Winogrand pour la rupture esthétique qu'elle opère. Sans doute consomme-t-elle en effet une rupture. Mais est-elle rupture dans l'ordre de l'esthétique même (une rupture esthétique) ou est-elle rupture d'avec toute esthétique possible ? Telle est la question que je voudrais aborder ici.

En quoi l'esthétique – si ce mot peut encore lui être appliqué, faute de mieux – de l'œuvre de Garry Winogrand est-elle désinvolte ? Désinvolte signifie qui prend beaucoup de liberté avec ce dont il a affaire, qui le prend à l'aise, avec une liberté iconoclaste. L'esthétique de Garry Winogrand est désinvolte parce qu'elle prend ses aises avec l'esthétique photographique consacrée de son époque.

Notre photographe n'est pas un théoricien. Même s'il a enseigné la photographie, il n'a rien laissé par écrit. Á lire les témoignages qui décrivent le personnage, son caractère ou sa manière d'être, on a du mal en effet à l'imaginer assis à une table en train de rédiger un traité d'esthétique de la photographie. Mais il nous est laissé les traces enregistrées de sa parole. Il y a les témoignages de ses contemporains, mais aussi des interviews qu'il a consenties, ou des paroles de son enseignement qui ont pu être glanées çà et là. Ce qui suit repose essentiellement sur trois interviews ou dialogues enregistrés de ses propos sur la photographie :

1.Monkeys Make the Problem More Difficult – A Collective Interview with Garry Winogrand (1970)1.
2.— An Interview with Garry Winogrand. Tiré de : Barbaralee Diamonstein : Visions and Images – American Photographers on Photography (1981)2.
3.— Garry Winogrand with Bill Moyers (1982)3. 

* 
Un possible chemin d'accès à la compréhension – ou l'interprétation – de l'« esthétique » de Garry Winogrand peut être tracé à partir de sa maxime la plus connue, la plus discutée aussi : « je photographie pour voir à quoi ressemble une chose quand elle a été photographiée4 ». Cette maxime, pour qui veut l’entendre bien, ne laisse pas d'être énigmatique. Elle pose en effet une difficulté d'interprétation pour laquelle d'autres déclarations de Winogrand ne nous viennent guère en aide :

« Eh bien, je ne pense pas que ce soit aussi simple que cela non plus. Il y a des choses que je photographie parce que je suis intéressé par ces choses. Mais à la fin, vous voyez ce que j'ai voulu dire. Plus tôt dans la soirée, je disais qu'une photographie n'est pas ce qui a été photographié, c'est quelque chose d'autre. Il s'agit d'une transformation. Et c'est de cela qu'il s'agit. Cela n'a pas changé fondamentalement. Mais ce n'est pas si simple. Prenez-le de cette manière – je photographie ce qui m'intéresse tout le temps. Je vis avec des images pour voir à quoi ressemble une chose photographiée. Je dis la même chose, je ne l'ai pas changée. Je ne suis pas en train de dire quelque chose de différent, vous voyez5. »

Ce que notre photographe évoque ici, c'est une évidence qui n'est qu'apparente : l'objet photographié n'est pas – n'est plus – l'objet lui-même, le « sujet » que le photographe a choisi de saisir. Sa transformation en image l'affecte jusque dans ses statuts ontologiques. Il perd de sa « réalité » pour meubler le monde irréel de l'image. Une pomme photographiée n'assouvira jamais ma faim ; seule une pomme de pulpe et de pépins le peut (il aurait été maladroit de dire de chair et d'os). Mais cette duplication de l'objet réel dans l'irréalité de l'image ne l'isole pas entièrement ni ne l'oblitère. Il garde un lien étroit et vivant avec le monde réel d'où il provient : la photo d'une pomme peut éveiller en moi – qui demeure vivant dans le monde réel – l'envie d'en croquer une ; elle peut me révéler soudain de j'ai faim. Le monde irréel de l'image photographique conserve ainsi une certaine effectivité (une certaine Wirklichkeit dirait-on en Allemand) – elle exerce un effet – sur le monde réel (real).

Cette évidence phénoménologique cache cependant une difficulté majeure que Garry Winogrand a bien perçue, même s'il éprouve quelque difficulté à l'exprimer. À considérer la photographie d'une pomme comme objet solitaire dans une image, dépouillé de tout environnement ou autre accessoire, objet nu et unique donc – j'aurais aussi pu choisir un poivron d'Edward Weston – l'effectivité qui se manifeste dans ce cas est simple et unidimensionnelle : l'objet dans l'image ne peut « communiquer » que dans un sens : vers le monde réel. Tout change quand j'inclus dans l'image les éléments d'un environnement. Par l'effet du cadrage ou de la césure temporelle (le moment du déclenchement de l'obturateur) cet objet se voit maintenant mis en relation avec ceux qui, justement, dans les limites du cadre de l'image, constituent son environnement d'image. Il se tisse ainsi une trame relationnelle nouvelle et spécifique, détachée du monde réel, jouissant d'une certaine autonomie de sens, mais qui entretient pourtant encore avec la réalité d'origine un lien sans lequel cette nouvelle trame relationnelle ne saurait être signifiante. La communication de l'objet photographié se voit maintenant orientée dans deux directions : vers le monde réel et, c'est nouveau, à l'intérieur du monde irréel de l'image vers son environnement. Lequel, toutefois, ne peut prendre du sens que par une relation demeurée « active » avec la réalité. Cet entrelacement de liens signifiants entre monde réel et monde irréel de l'image représente un problème ontologique particulièrement difficile à dénouer. Garry Winogrand exprime cette difficulté de la manière suivante, lors de son entretien avec Barbaralee Diamonstein :

« BD Qu'est-ce qui est alors vraiment important ?
GW La photo.
BD C'est la façon dont vous organisez des situations complexes pour faire une image.
GW L'image, exact. Non pas comment je fais quoi que ce soit. À la fin, peut-être que le langage correct serait de dire comment le fait de mettre quatre côtés autour d'un ensemble d'informations ou de faits, les transforme. Une photo n'est pas ce qui a été photographié. C'est quelque chose d'autre6. »

Cette structure signifiante que crée ainsi le monde d'image, parfois, échappe au photographe dans l'instant où il presse sur le bouton de l'obturateur. Il ne la découvre souvent qu'à l'examen de sa planche-contact. La fugacité des relations vivantes, qui intéresse le photographe, souvent fortuites et involontaires, imprévisibles, échappe aussi à la conscience percevante. Seul l'appareil photo peut les matérialiser en les retenant. Leur banalité éventuelle ne doit pas faire illusion ; l'émergence de leur signification vient d'un autre ordre : celui du monde d'image ainsi créé. La magie de l’appareil photographique repose justement dans ce pouvoir de rendre intéressants les choses ou les événements les plus banals, les plus triviaux.

L'intéressant est ce que vise l'esthétique de Garry Winogrand. L'intéressant et rien que cela. Lors d'un workshop au Rochester Institute of Technology, en 1970, notre photographe répond aux questions posées par les participants. Une partie de ce dialogue mérite d'être reproduit ici in extenso :

« Participant : J'ai vu une photographie qui... il y a une photo où il y a Kodak et il y a un enfant tenant un chien..
 GW : Oui.
P : ... et les gens marchent ici et là. Maintenant, peut-être que cela est dû à mon ignorance ou quelque chose comme ça, mais pourriez-vous donner une réponse claire sur ce que vous essayez de dire dans cette photo ?
GW : Je n'ai rien à dire.
P : Rien à dire ? Pourquoi l'avez-vous tirée alors ?
GW : Je n'ai rien à dire dans aucune image7. »

Le lendemain, un autre participant, non moins perplexe, reprend la discussion entamée la veille :

« P : Hier, au RIT, quelqu'un vous a demandé ce que vous essayez de dire avec une certaine image et vous disiez que vous n'aviez rien à dire. Il sauta alors à la conclusion qu'elle était sans signification, et si elle était sans signification, pourquoi vous soucier à la tirer, et il semblait très perturbé à ce propos. Pourriez-vous me dire ce qui...
GW : Dites-moi.
P : ... je ne peux pas vous le dire, mais si vous pouviez encore le faire, je pourrais en avoir une meilleure idée.
GW : Mon seul intérêt quand je photographie, c'est la photographie. C'est vraiment ça la réponse8. »

On croirait entendre le dialogue d'un maître zen enseignant la doctrine à un novice. Mais les réponses qu'avance Winogrand ne sont pas tant absconses. Alors qu'une certaine tradition photographique nous avait habitué à considérer l'image et l'œuvre photographique comme porteuses d'un message, ou de représenter un témoignage avec ses implications politiques et sociales – que l'on songe notamment au travail des photographes au sein du projet de la FSA – Garry Winogrand prend ses aises avec cet aspect de la photographie pourtant bien établi : il n'a rien à dire, pas de message à faire passer, pas d'attente vis-à-vis de son public. Ce qui compte, c'est que l'image soit intéressante. Mais qu'est-ce que cela signifie, dans le chef de notre photographe, une photo intéressante ? Dans son entretien avec Barbaralee Diamonstein, Garry Winogrand esquisse une réponse :

GW : Comme c'est problématique ! Cela a à voir avec la tension entre contenu et forme. Ce qui en est invariablement responsable, ce sont ces énergies, ces tensions, ce qui rend intéressant ou non [...].
BD : Et comment décelez-vous le mystère dans le banal ?
GW : Eh bien, c'est ça qui est intéressant. Il y a une transformation, vous voyez, quand vous mettez quatre bords autour. Ça le change. Un nouveau monde est créé.
BD : Est-ce que ce contexte discret le rend plus descriptif, et en le transformant, lui donne une tout autre signification ?
GW : Vous êtes en train de me demander pourquoi cela se produit. À côté du fait que les choses sont juste prises hors de leur contexte, je ne sais pas pourquoi. C'est une part du mystère. D'une certaine manière, une transformation est un mystère pour moi. Mais il y a une transformation, et c'est ça qui est fascinant [...]9. »

Ce qui nous ramène à l'importance du cadrage en photographie comme acte donateur de sens qu'est l'acte photographique. C'est par cette conscience de l'importance du cadrage – toujours spatial et temporel en photographie – que se trahit, chez Garry Winogrand, la désinvolture de son esthétique. Mais c'est aussi une pratique du cadrage qui bouleverse les canons établis. Elle rompt avec tous ceux qui faisaient de la rigueur du cadrage et des « règles » de la « composition » la pierre de touche d'une photographie artistique. Les vues basculées, penchées, chavirées de notre photographe sont une marque évidente de son regard propre. Cela n'a pas manqué de troubler nombre des spectateurs de ses photos, comme en témoigne cet échange avec un participant au workshop du RIT en 1970, trouble exprimé non sans une certaine candeur :

« P : Je me suis toujours senti très troublé quand je regarde vos images. J'ai le sentiment de chavirer. Est-ce que c'est parce que vous ne... vous n'utilisez pas de viseur ?
GW : Je ne vois pas pourquoi vous avez le sentiment de vous dites – qu'est-ce que vous voulez savoir ?
P : En fait, ce que je veux savoir est si vous photographiez sans utiliser votre viseur.
GW : Je ne photographie jamais sans utiliser le viseur [...]10. »

Lors de son entretien avec Barbaralee Diamonstein, Garry Winogrand revient plus précisément sur cette question, quand son interlocutrice lui avoue avoir essayé de faire « du Winogrand », mais sans succès :

« BD : Quand je faisais votre photo plus tôt dans la journée, je penchai mon appareil avec une malice bien intentionnée dans la tentative de faire mon propre Winogrand. J'en ai compris que ce n'est pas fait de cette manière. Quelle est la signification de l'appareil basculé horizontalement que vous utilisez souvent ? Et est-ce que votre appareil est penché quand vous faites la photo ?
GW : Il n'est pas penché, non.
BD : Qu'est-ce que vous faites alors ?
GW : Eh bien regardez. C'est une idée arbitraire que le bord horizontal du cadre doit être le point de référence. Si vous examinez ces images, vous verrez que j’utilise le bord vertical assez souvent. Si c'est valable pour le bord vertical, ce l'est aussi pour le bord horizontal. Je ne le fait jamais sans raison. Les seules photos que vous pouvez voir sont celles qui fonctionnent. Il y a diverses raisons de le faire. Mais, voyez-vous, elles ne sont pas penchées. »
BD : Comment créez-vous alors cet angle ?
GW : Vous utilisez le bord vertical comme point de référence au lieu du bord horizontal. [...] Tout cela est un jeu vous savez. Mais il reste intéressant de le faire, de jouer11. »

Il faut s'arrêter un moment sur le mode spécifique du cadrage que Garry Winogrand applique à certaines de ses photos. Non, en effet, l'appareil n'est pas basculé – volontairement ou consciemment. À examiner ces images, on a plutôt le sentiment que le photographe chercher à ce que « ça rentre dedans » – géométrie gauche imposée par les éléments de la scène qu'il veut saisir. Winogrand photographiait souvent quasi à la volée, à l'instinct, cadrant intuitivement, soucieux de saisir des scènes éminemment éphémères. Guère de temps pour « soigner sa composition ». L’orthogonalité de l'image, c'est-à-dire du cadre et de son contenu, exige un parfait parallélisme de l'appareil au plan principal du sujet. Cette position idéale n'est que rarement possible pour des scènes à saisir sur le vif. Or le moindre défaut de parallélisme crée des fuyantes qui, elles aussi, perdent tout parallélisme avec les bords de référence du cadre. Effet qu'accentue encore l'usage du grand angulaire de 28 mm qu’affectionnait Winogrand.

Mais ceci n'est encore qu'un aspect technique du cadrage chez Winogrand. Quand je dis qu'il faut bien que « ça rentre dedans », cela est à prendre comme la volonté d'imposer au contenu de l'image une forme qui lui donne du sens. Ou qui pourrait lui donner du sens, car à la prise de vue, ce raisonnement discursif ne s’applique pas. Mais c'est quand même par ce biais que la photo peut devenir intéressante. Dans le prolongement de la question d'un participant du RIT en 1970, Winogrand répond ceci :

« Fondamentalement, je veux dire, heu... bon, disons que pour qu'une photo soit intéressante de quelque manière, elle est intéressante par le type de problème photographique qu'elle pose – ce qui a à voir avec la... tension entre contenu et forme12. [...] »

Tâchons d'illustrer cette déclaration quelque peu sibylline par une image extraite d'un de ses livres les plus connus : The Animals. Page 41, on trouve cette photo d'un homme notant quelque chose sur son calepin qu'un lion et une panthère (ou un jaguar, ou un léopard – je ne suis pas zoologiste) semblent observer depuis leur cage respective :


© Garry Winogrand. The Animals. p. 41.

   L'entièreté de l'image semble basculée ; ni le bord horizontal, plus plus que le bord vertical, ne sert de référence – du moins en apparence... Car que doit-on considérer dans cette image comme ce qui fait qu'elle est intéressante ? Les grillages des cages ? Si on les considérait comme réellement importants, alors oui, l'image entière est en train de chavirer. Mais Garry Winogrand a-t-il cherché là à photographier des cages et leurs barreaux ? Manifestement non. Ce qui importe dans cette image, ce qui la rend intéressante, ce sont les faces et le regard des deux félins qui semblent converger vers ce que le personnage est en train d'écrire. Ils construisent un rapport – une tension – qui rend leur relation signifiante ; cette tension fait le contenu intéressant. Si l'on prend alors ces trois faces ou visage dans la forme qui établit leur relation, on constate qu'ils sont parfaitement alignées selon une droite horizontale parallèle aux bords horizontaux de l'image. Le bord de référence de cette image est le bord horizontal. Imaginons maintenant qu'au tirage, le photographe ait tenté de la redresser afin que les verticales des cages (notamment la gouttière au centre de l'image) soient parfaitement parallèles aux deux bords verticaux. Ou comme le montre l'image ci-dessous, que la magie du numérique permet de reproduire ainsi :

L'alignement des trois faces s'inscrit maintenant selon une diagonale montante. Mais cela bouleverse la perception de l'image et affaiblit significativement la tension décrite ci-dessus13. Le lion se trouve maintenant vers le coin supérieur de l'image tandis que l'homme se voit rejeté vers le coin inférieur gauche (revanche du roi des animaux ?). Cela crée une tension nouvelle dans la photo, en imposant une autre hiérarchie dans l'ordre de la perception, faisant maintenant du lion l'élément majeur de l'image, alors que c'était l'homme dans l'image originale. Garry Winogrand aurait sans doute pu photographier la scène en respectant la verticale des grillages, mais cela eût été une autre image. Il ne l'a pas fait... Pourquoi ? Par jeu...

« GW : J'utilise le mot ˮjouerˮ, mais vous comprenez le mot ˮjouerˮ – si vous avez jamais vu des enfants jouer – qu'est-ce que vous constatez quand vous regardez des enfants jouer ? Ils sont sérieux à mort vous savez. Ils ne sont pas en vacances14. »

Tel est peut-être finalement le fin mot de l'esthétique de Garry Winogrand : photographier est un jeu, un jeu dont les règles ont à être réécrites chaque fois. Un jeu où l'inventivité est la plus cardinale des vertus ; un jeu qui ne prend au sérieux que lui-même. Un jeu enfin auquel l'esthétique de la photographie conventionnelle n'a pas été conviée.

*
Reprenons notre question initiale : en quoi la photographie de Garry Winogrand est-elle une rupture avec la tradition photographique de son époque ?

Cette question présuppose que soit préalablement définie quelle était cette tradition. Qu'est-ce qui, au moment où Garry Winogrand photographie – c'est-à-dire, principalement, des années 60 jusqu'à sa mort en 1984 – régnait en termes de « canons esthétiques » dans la photographie ? Esquissons un tableau de cette photographie d'après-guerre aux États-Unis.

Trois figures sont d'une importance séminale pour de nombreux photographes américains de cette époque : le Français Henri Cartier-Bresson, l'Américain de souche Walker Evans, et l'expatrié suisse Robert Frank. Ces trois photographes proposent une évolution – je ne parlerais pas ici de rupture – du regard photographique qu'avait initialement instauré Alfred Stieglitz et quelques autres issus de sa mouvance. Une évolution car certains héritiers directs du père fondateur de la photographie moderne s'enferraient déjà dans un académisme qui s'étiolait en poncifs, butant sur les limites d'un regard qui s'auto-encensait en confondant la qualité technique du tirage avec l'originalité d'une vision du monde. C'est aussi le moment où s'impose massivement le fruit d'une mutation technologique à maints égards des plus bouleversantes dans l'histoire du regard photographique : la généralisation de l'appareil petit format utilisant le film 35 mm. Cartier-Bresson, Robert Frank et Garry Winogrand lui-même en furent les plus remarquables ambassadeurs. Cet appareil – principalement le Leica – autorise une mobilité du photographe – et donc, du regard – inconnue jusqu'alors. Le temps des vues statiques était révolu ; révolu aussi le temps passé en chambre noire pour confectionner des tirages léchés au « zone system ». La mobilité, sinon l’impatience du regard prend le dessus et réclame désormais du photographe sa présence dans le flux de la vie ; il faut saisir l'instant à tout instant, et le laboratoire se voit maintenant limité à la tâche, nécessaire mais non plus essentielle, de l'intendance technique.

Malgré cette évolution – plus ou moins profonde, consciente ou non –, les protagonistes du nouveau regard, tout en s'opposant à certains héritiers se réclamant de Stieglitz, charriaient encore des pans entiers de cette esthétique surannée. Walker Evans fut longtemps encore adepte de la chambre grand format et du regard statique qu'elle impose comme de sa vision méditative d'un monde presque immobile. Cartier-Bresson jugeait la forme dans la construction de l'image – ce qu'il appelait sa « géométrie » – comme ce qu'il y a de fondamental pour sa lisibilité. Robert Frank enfin, quoique proposant une vision des plus libres jusqu'à lui, posait sur les Américains un regard amusé et désabusé à la fois, non sans cruauté parfois, dans lequel perce un humanisme et une vision sociale somme toute assez classique, telle qu'on avait pu la voir avec le projet de la FSA, dont il aurait peut-être pu être un des membres de son staff s'il avait vécu à cette période. Mais son désintérêt soudain et presque dédaigneux de la photographie peu après son livre culte Les Américains, laissait en friche un terrain que d'autres allaient occuper pour le cultiver. Parmi ceux-ci, Garry Winogrand.

Il serait inexact de dire que notre photographe se place en opposition radicale avec l'esthétique de ses prédécesseurs. Il hérite d'une situation ambivalente, à la croisée de deux courants : l'un qui s'achève et l'autre qui émerge. Le regard neuf et mobile autorisé par l'appareil petit format, attaché à la vie et à son incessant flux, reste toutefois encore imprégné d'une tradition esthétique issue d'une époque où la photographie n'avait pas (encore) les moyens techniques de ce nouveau regard. Winogrand sera celui qui achèvera la métamorphose qui se dessinait quand il commença à photographier. Mais notre homme n'a pas de volonté revendicative ni d’intention polémique. Ce qui compte pour lui, ce sont les photos. Et d’abord les photos « intéressantes ». Cette notion d'intéressant, centrale dans son œuvre, et qui constitue le critère premier de ses choix photographiques, représente néanmoins une rupture esthétique par le côté systématique avec lequel il est appliqué. Le « beau » ou l'« esthétique »  ne comptent plus au regard de l'« intéressant » : « Je suis surpris que mes images se vendent », déclare-t-il. « Elles ne sont pas jolies, elles ne sont pas ce genre d’images que les gens accrochent facilement à leurs murs ; elles ne sont pas cette fenêtre ouverte un beau paysage ou quelque chose comme ça15. » C'est en effet là l'expression d'une rupture avec l'esthétique du « beau », avec le critère alors encore dominant qui veut que la photographie artistique propose de « belles » photos. L'ambiguïté de cette relation du « beau » à l'« artistique » en photographie se trahit quand l'image photographique envahit le champ visuel public par la photo de mode, la publicité (le calendrier), ou un certain genre de photojournalisme bon chic bon genre qui échoue la plupart du temps dans les revues promotionnelles des agences de voyage. On dira peut-être que Robert Frank avait déjà, avant Winogrand qu'il influença tant, rompu avec cette esthétique. Mais il semble s'être arrêté en chemin ; s'il n'y avait pas eu Winogrand, cette rupture aurait pu rester comme inachevée, fait singulier d'un photographe marginal. Avec Winogrand, elle s'impose comme une conquête du regard.

Démystifier l'importance, voire le sens, de ce qui a été convenu d'appeler « l'instant décisif » est une autre rupture qu'accomplit notre photographe. On sait que cette expression n'est pas d'Henri Cartier-Bresson, même s'il a pu quelquefois la reprendre à son compte. L'expression a été forgée par les éditeurs anglo-saxons de son œuvre, embarrassés par la traduction an Anglais du titre original du livre que le photographe français fit paraître en 1952 : Images à la sauvette. L'expression « à la sauvette » n'a pas d'équivalent en Anglais. Mais sa traduction approximative par decisive moment aura connu une fortune particulière en s'imposant comme ce qui définit l'acte photographique dans son mouvement donateur de sens.

La photographie de Winogrand rompt avec cet impératif de l'instant décisif (rétro-traduction vers le français de decisive moment) tel que l'entendait Cartier-Bresson. C'est-à-dire comme cette conjonction fortuite et presque miraculeuse de l'instant et de l'espace, ce dernier se donnant comme « géométrie » ou équilibre des formes dans l’image. Cette conception du rapport temps/espace suggère qu'il n'y a, pour un ensemble cohérent et signifiant donné, qu'un seul instant décisif, condition de possibilité du surgissement du sens dans l'image. Cet aspect formel d'une part, et unique dans son émergence – l'unicité spatio-temporelle de la coïnci­dence – d'autre part, n'est pas présente dans l'œuvre de Garry Winogrand. Pour lui, chaque instant est potentiellement décisif ; il ne dépend pas de la volonté du photographe de le choisir. Cartier-Bresson figeait ses scènes dans la perspective intentionnelle d'un sens à mettre en évidence ; Winogrand saisit tout instant dont le sens apparaîtra peut-être, inattendu, à l'examen de la planche-contact. Il n'y a pas chez lui d'instant décisif qui a ce rôle prépondérant qu'il joue chez son maître français. S'il y a un formalisme chez Garry Winogrand, ce n'est pas à l'instar de Cartier-Bresson et de sa « géométrie », échafaudage d'un sens qui dépend désor­mais d'un seul instant, devenant par là, en effet, décisif. Chez notre photographe, il émerge de la gestuelle des personnages mis en scène – rares sont ses images qui n'incluent pas des personnages –, gestuelle toujours fortuite, changeante, fugace, mais aussi dépendante de la relation que le cadrage va lui conférer. Cadrer, pour Winogrand, c'est « mettre dedans » ; c'est-à-dire créer un tissu de relations nouvelles, inédites, imprévisibles, génératrices d'un sens lui aussi inattendu. Tout cela se trouve soudainement figé par la facétie de l'obturateur dont l'action instantanée – Winogrand travaillait ordinairement avec des vitesses d'obturation élevées, sinon même au flash, figeant tout geste dans une netteté pétrifiée – n'est pas toujours intentionnelle. Car dans cette perspective, tout instant devient « décisif ». Ou se révèle tel a posteriori : le sens qui en émerge éventuellement n'apparaît souvent au photographe qu'à l'examen de sa planche-contact. Bien plus que par la perception consciente dans le flux des menus événements de la rue. Garry Winogrand photographie d'instinct, presque à l'aveugle : c'est un chalut qui ramasse poissons et cailloux, algues et crustacés ou coquillages indistinctement, mais parmi lesquels se découvre, parfois, l'huître porteuse de perle.

Il y a enfin rupture avec ce que je qualifierais de « dimension du documentaire convenu ». Les photos de Winogrand ne portent de message que celui que leur spectateur voudra bien leur prêter. Pour notre photographe, disons-le encore, il suffit qu'elles soient « intéressantes ». Il n'a jamais voulu illustrer la vie trépidante des rues de New York, ou la condition animale dans les zoos ; il n'a pas voulu signifier aux jeunes femmes que leur beauté est éphémère. Ces intentions sont absentes de la démarche du photographe même si, après coup, après avoir rassemblé ces photos autour de tels thèmes, nous pouvons légitimement leur prêter ce sens. Mais cela est de notre responsabilité.

Rupture avec l'esthétique du « beau », négligence envers la règle de « l'instant décisif », refus de politiser l’image en la transformant en vecteur d'information, l'esthétique de Garry Winogrand prend ses distances avec toute cette tradition, à ses yeux arbitraire, en affichant une désinvolture qui laisse parfois perplexe. Mais cette désinvolture n'est pas gratuite : elle est la rançon d'une liberté nouvelle offerte au regard photographique et qui se pose avec une rigueur inédite, condition de cette liberté. L'œuvre de Garry Winogrand n'est pas désinvolte ; c'est son rapport à la tradition photographique qui l'est. C'est une esthétique nouvelle – s'il fallait encore utiliser ce mot – qui fait la part belle à l'inattendu, au saugrenu, au fugitif, à tout ce qui requiert aussi une bonne dose de chance – mais que seul notre photographe savait saisir avec virtuosité – pour se figer en une scène bourrée de sens. Scène éminemment évocatrice et, par là, intéressante. Gestes esquissés, regards subrepticement croisés, coïncidences heureuses... les photos de Garry Winogrand sont toutes faites de ces amorces de relations qui ne peuvent se révéler qu'en image. Et que le spectateur ne peut pas ne pas en achever par lui-même les suggestions ou les insinuations qu'elles évoquent. Il n'y a pas de « beau » chez Winogrand, pas plus qu'il n'y a d'instant effectivement « décisif » ou de « message », parce que le centre de gravité de son regard doit se chercher dans cette évocation de l'ambiguïté (et non pas du « chaos ») qui caractérise les relations des hommes aux choses et des hommes entre eux. L'esthétique de Garry Winogrand est celle d'une photographie de l'ambiguïté.

La rupture esthétique qu'accomplit l'œuvre de notre photographe apparaît donc bien plutôt comme une rupture d'avec l'esthétique (en général) que comme une rupture esthétique – qui ne ferait que consacrer cette dernière au prix de sa transformation. L'esthétique traditionnelle ne peut penser l'œuvre de ce photographe car le monde de l'ambiguïté qu'elle révèle n'est tout simplement pas à sa portée. L'ambiguïté est opaque à l'esthétique car cette opacité est le résultat d'une dissolution du concept au profit d'une expérience vécue qui ne se laisse pas réduire en catégories manipulables. C'est une œuvre à vivre, où l’étonnement, l'amusement, la perplexité du spectateur constituent les catégories principales. Ce ne sont pas des catégories esthétiques, mais celles d'une phénoménologie du regard qui doit apprendre à forger sa propre herméneutique par le seul effet de l'œuvre contemplée.

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NOTES


1Publié initialement dans « Image Magazine », édité par George Eastman House, vol. 15, n° 2, Rochester, juillet 1972. http://www.americansuburbx.com/2012/01/interview-monkeys-make-problem-more.html 
Garry Winogrand a passé deux jours à Rochester, New York, en octobre 1970. Le vendredi 9, il était l'hôte du Rochester Institute of Technology (RIT). Le samedi 10, il participa au Visual Studies Workshop. L'exposé qu'il y fit était identique durant les deux événements : Winogrand, sans faire de commentaire, projeta des images de ses toutes dernières œuvres et répondit ensuite aux questions de l'assistance. Au total, il parla près de cinq heures. La transcription utilisée ici est établie à partir d'une bande enregistrée durant ses interventions, mais elle ne donne qu'un aperçu parmi les nombreuses idées qui furent évoquées.
2Barbaralee Diamonstein. Visions and Images – American Photographers on Photography. Rizzoli, New York 1981-1982. http://jnevins.com/garywinograndreading.htm 
Cette interview de Garry Winogrand a été enregistrée en 1981 avant une audience publique à la New School for Social Research à New York, Parsons School of Design. La production et la diffusion en a été assurée par le chaîne ABC. Cette interview peut être visionnée sur You Tube (qualité médiocre) :
3Creativity, WNET 1982. http://www.americansuburbx.com/2009/06/interview-garry-winogrand-excerpts-with.html 
Le texte disponible transcrit les remarques de Garry Winogrand enregistrées lors d'une vidéo également dispo­nible sur You Tube (qualité médiocre) :
4Barbaralee Diamonstein, op. cit., p. 185.
5Idem.
6Ibid., p. 181.
7Visual Studies Workshop, RIT 1970.
8Idem.
9Barbaralee Diamonstein, op. cit., p. 185.
10Visual Studies Workshop, RIT 1970.
11Barbaralee Diamonstein, op. cit., p. 182.
12Visual Studies Workshop, RIT 1970.
13Le redressement de l'image opéré ici implique nécessairement un fort recadrage. Si Winogrand avait voulu respecter la verticale des cages, il aurait dû faire un pas en arrière pour inclure le même espace que dans l'image basculée. Autrement dit, le redressement opéré ici par la manipulation numérique de l'image originale ne rend même pas encore bien compte de ce qui ce serait passé si le photographe avait photographié en respectant la verticalité de l'environnement. Cela illustre aussi ce que j'entends quand je qualifie le cadrage de Winogrand de « rentre dedans ».
14Visual Studies Workshop, RIT 1970.
15Garry Winogrand with Bill Moyers.