dimanche 29 décembre 2013

Recommandation n° 3 : Robert Herman - The New Yorkers

Ce qu'il est convenu d'appeler, fort maladroitement il est vrai, la street photography ou photographie de rue constitue une discipline majeure de l'expression photographique, et peut-être même sa discipline la plus innovante et la plus créative. On ne s'attardera pas ici à critiquer l'expression «photographie de rue» tant on sait qu'elle est trop restrictive. Garry Winogrand la fustigeait à chaque occasion qu'il lui était donné de le faire, ironisant que son travail sur les animaux devait, en toute rigueur, s'appeler de la «zoo photography». Il reste que l'expression est aujourd'hui consacrée par l'usage, et qu'il serait bien difficile de s'en défaire. Car que proposer d'autre qui serait plus adéquat ? On vivra donc avec ce qualificatif qui désigne autre chose que ce qu'il nomme.

Si la tradition de la street photography est ancienne on peut la faire remonter dès la fin du XIXe siècle(1); seul l'art du portrait la précède  , son expression par la couleur est, en revanche, beaucoup plus tardive. Cela tient bien sûr à des exigences techniques, comme celle de disposer d'une émulsion adéquate à cet usage. C'est-à-dire compatible avec un appareil petit format 35 mm, tel que le Leica l'avait rapidement définit comme la norme du genre. Une émulsion en particulier allait rencontrer ces exigences : le Kodachrome. Ce film, imaginé par deux chercheurs de la célèbre firme de Rochester (qui étaient aussi musiciens; il est amusant de le noter), commercialisé dès 1935, apportait une restitution des couleurs remarquable associée à une longévité exceptionnelle. C'était certes un film lent, mais ses qualités étaient telles que tous apprirent à le maîtriser. Mais c'était aussi un film destiné au marché des amateurs, restriction qui ne fut pas sans conséquences sur le développement de la photographie couleur et sur sa reconnaissance en tant qu'expression spécifique. Tout ceci eut son influence sur l'apparition relativement tardive d'une street photography couleur à part entière. Si l'on excepte les expériences marginales de la FSA (dès la fin des années 30), il faudra attendre le courant des années 40 pour voir se répandre, timidement d'abord, aux États-Unis(2), chez les photographes professionnels, l'usage de ce film destiné aux amateurs. Harry Callahan fut parmi les pionniers du genre; il fut aussi un des maîtres à voir de Robert Herman.

Si quelques autres photographes de rue recoururent eux aussi à la couleur citons les noms de Fred Herzog ou d'Helen Levitt; Ernst Haas aussi, quoique peut-être sur un autre registre leur œuvre demeurait marginalisée ou ignorée. Une tradition de la street photography couleur était encore à peine émergente au début des années 70. John Szarkowski n'avait pas encore «découvert» William Eggleston, et l'œuvre de photographes réputés «commerciaux», tel Jay Maisel, était dédaignée. Le noir et blanc régnait encore en maître, porté par l'autorité d'un Henri Cartier-Bresson ou d'un Robert Frank, ainsi que par la désastreuse oukase de Walker Evans, déclarant la couleur «vulgaire».

Dans le fil de cette révolution encore hésitante, somme toute encore fort étriquée alors, le livre de Robert Herman(3) apparaît comme une révélation à l'intérieur de cette même tradition.


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Si, d'emblée, The New Yorkers m'est apparu comme une œuvre majeure dans la perspective d'une photographie de rue en couleur, c'est parce qu'il est constitué d'images faites, pour la plupart, au début des années 80. À ce moment, la photographie couleur venait à peine d'être reconnue comme genre propre. L'exposition initiatique au MoMA de William Eggleston, qui devait enfin consacrer la couleur comme expression propre dans la photographie contemporaine, s'est faite en 1976; Joël Meyerowitz présente son travail sur Cape Cod (plutôt une «beach photography» réalisée avec une chambre grand format) en 1978(4), c'est-à-dire à peu près au moment où Robert Herman commence à photographier les New Yorkais. Et il le fait en couleur, sur Kodachrome. La présence encore écrasante de la photo de rue noir et blanc ne le perturbe pas. Elle ne le perturbe pas parce que ce n'est pas là qu'il puise sa principale source d'inspiration. Sa principale source d'inspiration lui vient du cinéma des années 60 et 70.

Fils d'un propriétaire de salles de spectacle, il était donné à notre futur photographe, encore adolescent, de voir nombre des film-culte des années 60. Blow Up et Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni notamment, mais d'autres encore(5) tous films tournés en couleur. Et à force de voir et de revoir ces films, jusqu'au point où leur fil narratif s'use et s'estompe, il ne reste plus que les images qui s'imposent à l'attention du jeune spectateur. Ces images lui seront inspirantes. Peu avant d'écrire cet article, j'ai moi-même revu Zabriskie Point. Les plans qui enchaînent les vues sur les grands panneaux publicitaires et leurs couleurs souvent vives, situant les personnages dans le Los Angeles de la fin des années 60, créent une esthétique fondée sur la dialectique d'un environnement coloré et verbeux avec des personnages en situation. Le travail couleur que Robert Herman déploie dans The New Yorkers fait écho à cette esthétique. En apportant une vision de la couleur inspirée du cinéma, il s'affranchit de l’esthétique consacrée d'une certaine tradition déjà trop étroite de la photographie de rue.

Le titre de l'ouvrage ne trompe pas : il s'agit bien d'un livre sur les New-Yorkais. Sur les New-Yorkais et non pas sur New York : on n'y trouvera pas une image du skyline de cette grande cité. Mais, pourtant, c'est aussi un livre qui inscrit les habitants de la ville dans leur environnement urbain. Un environnement qui, pour Robert Herman, est celui de murs couverts de graffiti, d'annonces publicitaires, de signes divers de lettrages qui donnent souvent leur titre aux images , lesquels contribuent au jeu des couleurs qu'accentue une lumière à la présence impérative. Souvent, c'est une lumière solaire vive qui illumine les scènes et révèle leurs couleurs; une lumière d'après-midi aux tons chauds qui les exalte au plus fort de leur saturation. Une lumière qui apporte contraste, sans jamais être trop dure, et qui autorise des jeux d'ombre complexes qui structurent le graphisme une référence à Harry Callahan sans doute. Dans le New York de Robert Herman, jamais il ne pleut ni ne neige. Une vision de New York impossible en noir et blanc.

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Please, New York, NY, 1980 (page 4) - (c) Robert Herman

Pas d'effets «grand angle» faciles, ni de vues «téléobjectif» qui effaceraient l'environnement. Une perspective toujours naturelle, à hauteur d’œil le plus souvent. C'est le regard d'un badaud fasciné. C'est un livre sur la présence, quand même n'est-elle quelquefois que suggérée. C'est un regard sur la vie des rues de New York qui ne pouvait être fait qu'en ce début des années 80.


SAMO is dead, SoHo, New York, NY, 1981 (page 121) - (c) Robert Herman

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Comme je le disais au début de ce billet, le livre de Robert Herman The New Yorkers m'apparaît comme une œuvre majeure de la street photography couleur, une étape dans l'exploration de la couleur par le regard photographique. Elle s'inscrit certes dans le fil d'une tradition sûre, mais étroite : il y a du Harry Callahan dans cette œuvre, mais aussi un Robert Frank qui aurait glissé des rouleaux de Kodachrome dans son Leica. Mais on ne rendrait pas justice à cette œuvre si on la réduisait à une liste d'influences et de prédécesseurs. La démarche de Robert Herman est ici unique et originale. Il photographie les New-Yorkais, et il les photographie en couleur. Cela signifie que la couleur joue un rôle essentiel quant à révéler l'âme des New-Yorkais et leur relation à la ville.

Signes, graffiti, lettrages, publicités, sont autant d'éléments que Robert Herman choisit d'insérer dans le cadre de ses images quand il photographie. L'environnement new-yorkais se dévoile dans ces images comme un véritable tohu-bohu, où se répondent lettres, textes, couleurs, lumière et gestuelle des personnages. La trépidation de la ville transparaît au travers de ce cocktail d'impressions visuelles. Leur combinaison avec une lumière riche crée une sorte d'ivresse chromatique qu'on en se lasse pas d'éprouver à contempler ces photos.
  
The End of a Day in Long Island City, Queens, NY, 1980 (page 93) - (c) Robert Herman

La postface aux New Yorkers nous apprend que son auteur souffrait d'un trouble mental le trouble bipolaire (bipolar disorder) quand il commença à photographier les New-Yorkais(6). Cette affection a-t-elle pu influencer son regard ? Robert Herman l'affirme, en considérant ainsi que les photos qui peuplent son livre son aussi celles qui témoignent du processus de sa guérison. J'incline à penser, pour ma part, que ces images furent généralement saisies lors des phases euphoriques de son trouble. J'y vois comme ce qui le poussait à voir en couleur. Je me garderai bien cependant de réduire son œuvre à l'expression de cette maladie. Mais il y a une telle jouissance à la vue des couleurs dans ces images qu'on ne saurait exclure entièrement cette influence. Aurions-nous là un Van Gogh de la photographie couleur ?

Ce livre ne m'en paraît que plus séminal en ce qu'il apporte un regard neuf qui ne manquera pas je le parie d'influencer une génération de jeunes photographes coloristes. Un ouvrage promis à impulser un souffle nouveau à la street photography, une photographie de rue encore trop encline à se satisfaire du noir et blanc pour s'exprimer. Le travail de Robert Herman représente un effort important pour se déprendre de recettes esthétiques sclérosantes qui encombrent encore trop souvent la street photography contemporaine. Ce regard neuf est une ouverture régénérante sur le monde de la rue, mais aussi et surtout sur cette évidence si massive qu'elle en passe inaperçue : la vie se passe en couleur.


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NOTES

  1. Colin WESTERBECK, Joël MEYEROWITZ. Bystander A History of Street Photography. Bulfinch Press. Boston/New York/Toronto/London 1994.
  2. Pendant ce temps, l'Europe en guerre manquait complètement ce tournant.
  3. Robert HERMAN. The New Yorkers. Proof Positive Press, New York 2013. Cf. aussi http://www.robertherman.com
  4. Travail souvent pris, à tort, comme l’œuvre d'un paysagiste. Joël MEYEROWITZ. Cape Light. Museum of Fine Arts, Boston. Bulfinch Press, Boston/Toronto/New York 1978.
  5. «Robert Herman Talks About "The New Yorkers"». Stella KRAMER, May 27, 2010. http://blog.stellakramer.com/2010/05/robert-herman-talks-about-new-yorkers.html
  6. Robert HERMAN, op.cit., pp. 123-124.