samedi 28 décembre 2019

52 SEMAINES À BRUXELLES - Sixième semaine

Rue Ravenstein, 2013



SOURIRE AVENANT




Ô toi, passant trop pressé, au regard ombrageux, ne me toise pas ainsi avec une telle défiance ! Ne vois-tu donc pas que ce n'est pas toi que je vise, mais le séduisant sourire de Julia Roberts, que tu ne vois pourtant pas t'inviter, toi aussi, à trouver abri auprès d'elle dans cette aubette ?

À vrai dire, la réalité était beaucoup plus prosaïque. Le soleil d'hiver, rasant et insinuant, s'amusait à n'éclairer que le visage de la comédienne qui prêtait son image à une publicité. Je tournais autour de l'abri depuis un moment déjà, cherchant à rendre au mieux cette facétie de la lumière, et n'espérant pas trop qu'un usager put prendre place dans l'abri encore désert. Il aurait pu ainsi prêter sa présence à une photo qui pouvait être plaisante. Mais c'était un dimanche et les passagers des transports publics étaient rares.

Et puis soudain, alors que j'en étais encore à photographier sans trop de conviction ce sujet un peu pauvre, à l'instant même où je m'apprêtai à appuyer sur le déclencheur, surgit dans le champ de l'image cet impromptu mais salutaire passant. Le tout s'était enfin cristallisé en une image porteuse d'un sens potentiel, illustration d'une histoire à raconter qu'il suffisait juste encore à inventer.

Je t'en laisse le soin, patient spectateur de cette photo, car toi seul, qui ignore comment elle fut prise, saura imaginer plus librement cent contes sur le thème du passant anonyme et de la belle comédienne.

samedi 21 décembre 2019

52 SEMAINES À BRUXELLES - Cinquième semaine

Grand Place, 2016



NOËL SUR LA GRAND PLACE





À l'approche de Noël, la Grand Place de Bruxelles se pare des atours qui conviennent à cette circonstance : on y dresse un grand sapin, et une crèche grandeur nature y est installée. On la peuple d'animaux vivants et de figures bibliques figées. C'est un pittoresque convenu qui a le don d'éveiller la plus grande frénésie photographique parmi les milliers de touristes qui fréquentent chaque jour ce haut lieu de la capitale.

Cela a la vertu de pousser le photographe au bout de son obsession : comment, sur un sujet aussi connu, couru, rebattu, faire la photo que personne n'a jamais faite ? La recette est pourtant simple : observez dans quelle direction se pointent les objectifs des touristes et tournez-leur résolument le dos. Visez leurs antipodes et vous verrez ce qu'aucun d'entre eux n'a vu.

Sur un perron qui domine quelque peu la place, là où dix touristes agglutinés s'affairaient à faire tous le même cliché, j'avisai la fenêtre à laquelle ils tournaient le dos. Ce qui j'y ai vu me satisfit d'autant plus qu'aucun ne s'inquiétait de l'original qui faisait des photos là où, pensent-ils, il n'y a rien à voir.

Il ne suffit pas d'avoir des yeux pour voir. Ce serait même plutôt l'inverse : c'est à ceux qui sont soucieux de voir que la vue leur est accordée. Ce n'est pas parce que nous avons des yeux que nous voyons ; c'est quand nous nous faisons voyants que des yeux nous sont octroyés.

samedi 14 décembre 2019

52 SEMAINES À BRUXELLES - Quatrième semaine

Rue des Colonies, 2010



LA PLUS BELLE MOUSTACHE DE BRUXELLES




C'est une des plus belles moustaches de Bruxelles. « Il y en a de belles ailleurs. Mais les moustaches de Bruxelles sont quand même les plus belles ». Ainsi le président de « l'Ordre de la Moustache de Bruxelles ».

Qui oserait le contredire ? Se risquerait-on à défier cette luxuriance capillaire ? Je me contente de la constater et me garderais bien de tout jugement négatif.

Un jour – qui sait ? –, peut-être plus proche qu'on n'ose l'imaginer, ce genre d'humour bon enfant, pur produit de la zwanze* bruxelloise, sera interdit. Dissimulation, invoquera-t-on. Parce que les algorithmes de reconnaissance faciale, qui nous jaugent jusque dans les WC publics, seront incapables d'y reconnaître un faciès humain. Donc, individu hostile.

Contre l'obsession sécuritaire liberticide, Bruxelles a choisi la moustache comme arme de résistance. J'aime Bruxelles. Vivent ses moustaches !

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*Zwanze (du brabançon « radotage ») est un type d'humour gouailleur associé à Bruxelles. Par extension, le terme désigne un art de vivre bruxellois (Wikipédia).

samedi 7 décembre 2019

52 SEMAINES À BRUXELLES - Troisième semaine

Place Sainte-Catherine, 2016



L'OMBRE PORTÉE





Jeune, je dédaignais les lumières de l'hiver. Ou elles me paraissaient si grises, si ternes, si mornes que je ne pouvais imaginer qu'elles pussent exalter les couleurs. Ou alors, si la journée était ensoleillée, je les trouvais trop crues, trop rases, trop brèves. J'attendais le mois de mai pour daigner photographier au lever ou au coucher du soleil. Sot que j'étais ! Que n'ai-je manqué d'opportunités irrévocables de saisir des images exceptionnelles !

Combien riches d'images rares est le soleil d'hiver ! Il pénètre profondément dans les replis de la ville en révélant des lieux et des scènes que le soleil d'été ignore. La lumière de l'hiver dresse la scène épique où se joue la lutte éternelle de l'Ombre et de la Lumière.

C'est l'ombre qui est essentielle. S'il n'y avait point d'ombre, nous ne percevrions pas la lumière. Car si la lumière crée l'ombre, c'est l'ombre qui révèle la lumière. Une ombre est la marque visible d'un manque, c'est-à-dire d'une absence.

L'ombre et la lumière structurent cette photo. Les couleurs leur font contrepoint, créant des cases où, dans l'une d'elles, se dessine la silhouette d'une vapoteuse. « Ombre portée » dira-t-on. Quelle belle expression ! C'est la vapoteuse en effet qui porte son ombre dans cette image pour lui donner une dimension humaine sans laquelle elle resterait inintéressante, sinon ennuyeuse.

Merci Madame d'avoir su charmer la lumière pour me faire don, dans cette photo, de votre absence.