Grand
Place, 1979
LA
TOUR INVISIBLE
L'année
1979 fut faste à Bruxelles, riche en manifestations et événements
qui font le bonheur d'un photographe. 979-1979 : on fêtait le
millénaire de la ville.
Un
jour gris de printemps, mes pas m'amenèrent, comme souvent, sur la
Grand Place. Un kiosque à musique y était en cours de montage. Je
m'en approchai, jugeant que quelque chose d'intéressant pourrait s'y
trouver. Nul ouvrier ne s’affairait sur l'ouvrage. Étaient-ils
occupés ailleurs ou étaient-ils en pause ? Peu importe ;
cela me donnait tout le loisir de rôder autour du chantier quand,
levant le nez, j'aperçus la tour de l'hôtel de ville qui se
dessinait dans l'échancrure laissée par la toile non encore
ajustée.
La
photo devait être prise ; c'était impératif. La scène
suggérait quelque idée de dévoilement, de révélation,
d'inauguration. Je pris mon temps pour faire plusieurs clichés quand
je m'aperçus qu'un touriste m'observait intensément, cherchant à
deviner ce que cet olibrius de photographe pouvait bien trouver là
d'intéressant à photographier. Il s'éloigna quand je cessai ma
série de clichés, manifestement frustré de n'avoir pu satisfaire
sa curiosité.
Cela
me fit réfléchir. Je demeurai un moment encore auprès du kiosque
afin de voir si l'un des nombreux touristes-photographes présents
allait lui aussi être séduit par cette scène. Les ouvriers
revinrent et fermèrent l'ouverture sans qu'aucun autre photographe
levât le nez assez pour apercevoir la scène.
Cette
expérience n'a cessé depuis de me hanter. Si tant de photographes,
ou même de simples curieux, ne virent cette scène offerte, à mon
sens éminemment photographiable, quel rare privilège m'était-il
donc donné pour l'avoir aperçue ? Ou, pour le dire dans une
autre perspective, plus angoissante peut-être : combien de
telles scènes n'ai-je pas moi-même manqué d'apercevoir et de
photographier, aveugle que j'aurais pu être comme tous ces quidams
qui se pressaient sur la Grand Place ce jour-là ?
J'appris
deux choses fondamentales à cette occasion : la déclosion du
photographiable n'est pas une faculté innée et universelle. Et si
le bon Dieu a créé les photographes, c'est pour montrer aux autres
animaux tout ce qu'ils ont manqué de voir.