samedi 11 mai 2013

Porter témoignage

On ne saurait faire abstraction de la dimension documentaire d'une image photographique, même dans les intentions les plus opiniâtres de lui donner un statut de pure œuvre d'art. Comme si la dimension documentaire de la photographie était une trivialité qu'il fallait éviter. Les excès d'une certaine Fine Art Photography ont pu faire croire que la photographie désignée comme artistique devait singer les us et coutumes des formes traditionnelles des arts picturaux, comme les gravures, les eaux-fortes ou les estampes. La limitation volontaire du nombre des tirages photographiques, par exemple, y est comme une illusoire et vaine tentative de faire de la photo un «art» au sens traditionnel du terme. Le côté pervers de cette pratique est qu'elle autorise de nombreuses espèces de facilités, de laisser-aller et d'imitations, lors que ce que l'image photographique représente n'a pour seul but que de plaire. Limiter le nombre des épreuves pour en accroître ce que Walter Benjamin appelait l'aura – mais qui n'est finalement que le moyen à peine avoué d'en justifier un prix élevé –, va à l'encontre de la photographie qui, par nature, est un procédé de reproduction technique (potentiellement illimitée) des images. Cette manière de procéder est une négation de la photographie.

Parce qu'elle jouit de cette dimension documentaire, et que cette dernière n'en saurait être soustraite, la photographie implique que le regard qu'elle représente soit aussi, toujours et nécessairement, un témoignage. Porter témoignage est ainsi un des aspects les plus fondamentaux de la praxis photographique.

Qu'est-ce que cela signifie «porter témoignage» ? Cela signifie tout d'abord que l'image photographique est re-présentification – sur un mode temporel spécifique que j'ai décrit dans un billet précédent – d'un objet, d'une personne, d'un événement, d'une scène auxquels, d'une manière ou d'une autre, le photographe était présent (les cas de photographies «aléatoires», réalisées par un appareil automatique, ou des photos obtenues par le sujet même qui déclenche l'appareil, comme cela se pratique en photographie animalière, restent des cas marginaux). Mais ce n'est pas cette présence en tant que telle qui est importante. Est important ce que cette présence peut rapporter; ce que le regard d'un instant peut transmettre à d'autres par le biais de l'image reproduite et diffusée. Porter témoignage, c'est aussi refuser que ce qui a été vu une fois soit à jamais englouti dans le flux du temps. C'est une farouche résistance à l'oubli.

L'oubli est ce qui autorise tous les excès futurs; il rend l'avenir incertain. La photographie est la forme de résistance la plus acharnée contre l'oubli. Porter témoignage s'impose alors comme la mission fondamentale pour qui s'engage à devenir photographe, fût-il le plus modeste des amateurs. L'album de famille en est l'objet le plus humble peut-être, mais aussi le plus symbolique, le paradigme des entreprises les plus ambitieuses ou les plus héroïques des photographes engagés.

Entendons bien que porter témoignage n'exclut pas l'interprétation. C'est une compréhension du monde. Et comprendre le monde – je l'ai déjà écrit ailleurs – c'est aussitôt interpréter le monde. Il n'y a pas de compréhension sans interprétation, ni d'interprétation sans compréhension. Les deux termes sont synonymes. C'est dire aussi que porter témoignage signifie affirmer un regard sur le monde qui porte en lui une saisie spécifique de ce monde, selon une certaine intentionnalité, que celle-ci soit bien consciente ou, au contraire, totalement opaque au photographe. De cette variété de points de vue, naît une richesse qui nous engage à réfléchir sur le monde et sur le regard divers et parfois contradictoire, que nous portons sur lui.

Pour illustrer combien un regard sur le monde, ou un événement particulier peut, par un point de vue original, ouvrir à une compréhension inédite et saisissante de cet événement, je voudrais prendre pour exemple les attentats du 11 septembre 2001 sur les Twin Towers de New York. Événement emblématique s'il en est, que la profusion d'images dont il fut l'objet et qui furent diffusées à l'envi, pourrait faire croire que le sujet est épuisé. Pourtant, quelques jours après que l'attentat fut commis, et que Ground Zero était encore un champ de ruines fumantes, le photographe new-yorkais Jay Maisel s'est rendu sur les lieux, l'appareil à la main. Et qu'y a-t-il photographié ? Le champ de décombres ? Non pas; cela, des dizaines de photographes l'ont fait. C'eût été une redondance inutile. Non, ce que Jay Maisel a photographié, c'est l'émotion que cet événement a suscité dans l'âme des Américains. Je dis bien que ce qu'il a photographié, c'est cette émotion même, émotion totale, profonde, irrépressible, faite d'horreur, d'incompréhension, de colère contenue, de douloureux chagrin – mais aussi de volonté de rebondir, de force morale, de refus d'être abattu. Jay Maisel n'a pas photographié le champ de ruines; il n'a pas tiré le portrait des héros de ce jour – pompiers, policiers, victimes, sauveteurs improvisés. Non, il a photographié le visage et l'expression des innombrables et anonymes citoyens américains venus contempler, quelques jours plus tard, la scène de cette horreur. Regardez ces images par le lien ci-dessous qui vous redirigera vers son blog. Elles sont bouleversantes.



Jay Maisel a choisi d'intituler cette série «Bearing Witness» justement – «porter témoignage». En quelques 35 images, il a su nous montrer le sentiment des Américains devant cet événement. Un sentiment qui, pour la plupart d'entre nous, est aussi le nôtre. Nous nous reconnaissons dans l'expression de ces visages bouleversés.

Une certaine caste de collets montés représentant la frange la plus hautaine et la plus méprisante de la Fine Art Photography, a longtemps considéré l’œuvre de Jay Maisel avec condescendance, n'y voyant que le travail d'un photographe commercial. Ce dédain fut aussi le lot de Ernst Haas ou de Pete Turner, et d'autres encore. Mais les images que Jay Maisel a rapportées de son passage à Ground Zero sont une réponse cinglante à ce mépris affiché. Elles portent à son plus haut degré la responsabilité de l'engagement qu'un photographe doit montrer, conscient que son travail est, toujours et essentiellement, porter témoignage.

La notion d'obstacle esthétique en photographie (II)

DEUXIÈME PARTIE

Dans un message précédent, j'avais énuméré les principaux obstacles esthétiques que la photographie a dû, ou doit encore surmonter, afin de s'établir comme un mode d'expression propre. Je voudrais à présent revenir sur ceux-là pour en développer quelque peu la teneur et leur influence sur la praxis photographique.

Premier obstacle : la réduction de la photographie à l'image en général. — Certes la photographie produit des images. À partir de cette évidence, il n'est que trop tentant de la réduire à cela; plus exactement de la réduire à un moyen parmi d'autres pour réaliser des images en général. Ce faisant, on ignore ostensiblement sa spécificité. C'est comme si l'on réduisait la littérature à la production de pages imprimées. Or, comme la littérature, la photographie est porteuse d'un sens qui va au-delà de l'image, comme le sens littéraire transcende le texte imprimé en sa matérialité même. L'image photographique ne saurait se réduire à ce que l'on pourrait appeler sa «pictorialité». La peinture, peut-être, est pur sens coagulé en image, en aplats de couleurs sur une toile; l'image photographique, pour sa part, est concrétisation matérielle d'un regard porté sur le monde. Elle exprime cette relation justement, en révélant comment autrui – le photographe – voit le monde. Son regard n'est pas le mien, et de là je m'étonne de ce qu'il a vu, de ce que j'ai peut-être manqué de voir, ou de ce qui m'était apparu comme contingent ou futile et qu'il manifeste pourtant comme si important pour lui. Le regard du photographe, toujours, m'étonne, parce qu'il me donne à voir dans ce monde qui est aussi le mien, une diversité du paraître que je ne soupçonnais pas.

À réduire la photographie à l'image ordinaire, à faire de cette dernière un simple objet graphique que l'on contemple selon les habitudes formelles de la critique picturale, on oublie et on occulte cette puissance d'étonnement, ce trouble du regard, cette folie qui me permet, un moment, de voir le monde avec les yeux d'autrui. Or c'est bien là que se recèle quelque chose de propre à la photographie; en occultant ce phénomène de transposition du regard par la photo pour ne plus y voir qu'une image, on s'interdit de pénétrer au cœur de ce monde d'autrui, de voir par ses yeux, de sentir par son cœur, et d'éprouver une relation au monde qui n'est pas la nôtre.

Roland Barthes avait déjà souligné cette folie du regard photographique et dénoncé l'affairement social à la masquer (La Chambre claire, pp. 180-184). Car il s'agit bien d'assagir la photographie en la neutralisant par des conventions commodes et consensuelles. Le refus ou le rejet de la folie de l'image photographique réduite à une variante des images en général participe de cette neutralisation et oblitère les intentions ou ressentis du photographe. Cette occultation et cette inhibition constituent le premier obstacle esthétique que rencontra la photographie.

Deuxième obstacle : la définition de la praxis photographique selon les critères des arts picturaux. — Dans la foulée de ce qui précède, à juger l'image photographique selon les critères hérités des arts picturaux traditionnels, on en fait des «peintures» sans toile ni pinceaux. Et c'est en agitant les critères de la composition, de l’équilibre des ombres et des lumières, des couleurs et des formes, que l'on entend «comprendre» une image photographique. Au terme de ce malentendu, la photographie se réduit à devoir imiter la peinture; elle se fait pictorialisme dont on sait aujourd'hui toute la stérilité. Ce faisant, c'est non seulement la dimension mondaine-concrète de la photographie qui est ostensiblement ignorée, mais aussi sa secrète proximité avec le langage. 

Le regard photographique, rapporté par l'image, est porteur de sens. Et l'acte photographique – nous l'avons vu précédemment – est un acte donateur de sens. Il constitue une expérience première et primordiale de notre relation au monde qui appelle le langage. Photographier, c'est engager une expérience antéprédicative du monde, ou pré-langagière si l'on préfère, qui ne demande qu'à se développer et à s'exprimer. C'est un «langage» certes encore fort primitif. La photo dit «vois cela !», «là, regarde !», «hé ! regarde ce que j'ai vu !». Mais cette primordialité du langage – presque enfantin; on montre du doigt : «ça, là» (Roland Barthes nommait cela l'opération déictique de la photo) – se traduit concrètement par le souci de la légende dont on veut voir accompagner chaque photographie. Une bonne photographie éveille du sens en racontant une histoire, c'est-à-dire qu'elle donne matière au langage. Et même ceux qui se refusent à apporter un quelconque texte, description ou légende sous leurs images ne font que confirmer ce qui précède : ils veulent que leurs photos «parlent d'elles-mêmes».

C'est à refuser ce développement du langage que se dresse un obstacle à l’accomplissement de la photographie. Il y a obstacle car le sens commun ne peut concevoir que des images se nient elles-mêmes pour se transcender en parole. Il y a même d'ailleurs quelque perversité à feindre d'ignorer que «derrière» chaque photo, il y a un monde et un certain regard posé sur lui. Un monde fait de lumière et d'ombres, de poussière ou de boue, de difficultés opiniâtres; un monde rebelle, sinon hostile – mais aussi, quelquefois, enchanteur. Un regard fait d'admiration, de respect, d'amusement; ou de dédain et de mépris. Ce rapport du monde au regard que le photographe pose sur lui doit être porté au langage pour advenir pleinement. Qu'une photographie soit «belle» ne se résume pas à un canevas éprouvé et entendu de règles de composition, de maîtrise des couleurs et de construction graphique.

Troisième obstacle : le jugement esthétique porté sur la photographie se fait selon les critères d'une esthétique du Beau. — À contempler une image photographique, on s'écriera moins «que c'est beau !» que l'on s'interrogera «qu'est-ce que cela veut dire ?». Ce n'est pas tant une extase devant la beauté qui nous transporte qu'une curiosité éveillée par la seule représentification du monde par l'image photographique. «Si c'est une photo», se dit-on, «c'est qu'il y a eu un photographe». C'est-à-dire un être de chair et de sang qui voit, qui sent, qui souffre ou qui s'anime de joie de par sa présence au monde. Je vois ce qu'il a vu. Mais pourquoi me donne-t-il cela à voir ? Comment dois-je interpréter son invite à pénétrer par son regard dans son monde ?

Ces questions ne sont pas celles qui auraient pu être suggérées par une esthétique du Beau de tradition kantienne. Quand Kant écrivit sa Kritik der Urteilskraft (1790), la photographie n'était pas encore née. Cette esthétique, propre aux beaux-arts traditionnels, allait pourtant régler la réflexion sur l'art et les œuvres d'art durant tout le XIXe siècle. La photographie ne devait pas y échapper, incapable qu'elle était encore d'exprimer sa voie propre, et tout affairée à la production d'images à des fins commerciales. Toute l'inadéquation de cette esthétique traditionnelle du Beau devait éclater quand, au tournant du siècle, s'imposaient progressivement comme une expression spécifique et majeure de la photographie, des genres inédits jusqu'alors, tels que la photographie documentaire, d’illustration, de voyage, le reportage de guerre ou la street photography. Tous ces genres échappent à cette esthétique. Or ils furent relégués comme genres artistiques mineurs par cette même esthétique car ils ne montraient rien de «beau» absolument. Si, aujourd'hui, nous les considérons d'un autre œil, c'est au prix d'une rupture esthétique majeure qui déclare obsolète la conception idéaliste et kantienne de l'art. Cette rupture est peut-être la plus spectaculaire de toutes : en affirmant et en exaltant la dimension documentaire de la photographie – sans lui refuser sa valeur artistique au demeurant – elle libéra la peinture de cette tâche et lui ouvrit ainsi la voie du surréalisme et de l'abstraction. L'agonie de l'esthétique kantienne était alors consommée.

Mais avons-nous alors, aujourd'hui, une esthétique adéquate susceptible d'englober la diversité de la praxis photographique ? Force est de constater qu'une «esthétique» au sens traditionnel du mot, c'est-à-dire supposant une métaphysique sur laquelle elle s’appuierait, n'est tout simplement plus possible. Sans cette unité de pensée, on assiste alors à un éclatement des théories sur l'art et ses pratiques. Nous sommes à l'ère du sur mesure, de l'esthétique do it yourself. Il règne une certaine liberté du regard et de l'expression – ce qui n'exclut pas les redites – poussant chaque photographe de quelque envergure ou renommée, à forger sa propre esthétique. Ceci laisse à penser que, peut-être, le temps de l'esthétique est révolu. Le critère définissant la valeur d'une photographie n'est plus le «beau», mais l'original, c'est-à-dire ce qui crée la surprise : il faut étonner, émerveiller, épater, voire choquer. Une bonne photo ne se juge plus à l'aune d'un discours savant, mais à l'onomatopée qu'elle suscite : wow ! La photographie contemporaine se règle à la mesure d'une esthétique du wow ! Mais cela ne constituerait-il pas, à son tour, un nouvel obstacle esthétique ?

Quatrième obstacle : l'esthétique du Beau est, in fine, définie par ce que l'«on» juge «beau». — Comme il y a une définition sociale de la photographie, il y a une définition sociale du Beau : est «beau» ce que l'«on» juge beau.

Je ne reviendrai pas en détail sur cet aspect que j'ai eu l'occasion de traiter dans un message précédent. Je noterais seulement, à juger par les discussions et forums consacrés à la critiques des images photographiques, que ce jugement social déterminant le Beau est décidément toujours dominant. Il suffit d'observer un concours – amateur, mais aussi professionnel (les awards en tous genres) – pour mesurer ce que j'entends par là. S'il s'agit de gagner, il faut «faire du beau», même si celui-ci tend de plus en plus, comme évoqué il y a un instant, à se confondre avec l'intention de créer la surprise. Proposer une vision neuve et originale du monde est une garantie d'échec dans cette optique. C'est un obstacle majeur, insidieux et despotique. La réception, ô combien controversée, de l’œuvre de William Eggleston notamment, illustre bien avec quelle opiniâtreté et quelle intransigeance cet obstacle se dresse devant une œuvre innovante. Aujourd'hui encore, il nous prive sans doute de bien des regards originaux, de bien des aspects inédits du monde.


Toits de Bruxelles. 1980

Sans doute n'y a-t-il pas de recette universelle et définitive qui devrait permettre de faire un bon photographe. Chacun a sa propre histoire, et celle-ci définit le regard que l'on porte sur le monde. Mais à moins d'avoir vécu des choses extraordinaires, comment un photographe né d'une bonne famille sans histoire pourrait-il proposer un regard original ?

Il n'y a pas de réponse pratique et définitive à cette question. Notre relation au monde est un tissu d'expérience et de savoir, d'émotions et d'intuitions, que l'on ne peut guère créer ou même seulement maîtriser. Il faut donc que le photographe se résolve à n'être rien d'autre qu'un «pur regard». Il faut pourtant aussi qu'il échappe à la trop facile tentation de répéter le déjà-vu, de faire des clichés. Il doit donc, malgré tout, porter par devers soi toute une culture, surtout visuelle, mais aussi intellectuelle, pour reconnaître l'original de ses reproductions.

Mais dès qu'il sort, l'appareil à la main, dans le désordre, la rumeur et la moiteur du monde, il faut que tout ce savoir se mette au service d'une attitude étrange : celle qui consiste à prendre la perspective du Martien qui débarque sur Terre. Il doit apprendre à s'étonner. Un étonnement devant ce que sa culture ne l'aura pas préparé à voir. Un étonnement qui lui permettra de voir le monde enfin comme personne ne l'a vu. Alors, dans cette extase du pur regard, tous les possibles obstacles esthétiques pourront être levés.

vendredi 3 mai 2013

La notion d'obstacle esthétique en photographie (I)

PREMIÈRE PARTIE

La photographie est née et s'est développée au XIXe siècle. Elle est le produit du génie technique de quelques bricoleurs habiles plus que de savants bien établis. C'est un mode de saisie d'images qui repose sur des objets et des procédés techniques. En cela, elle est une nouveauté inouïe dans l'espace des arts picturaux. Comme telle, tout semblait alors la promettre aux improvisations et expériences individuelles les plus débridées, puisque a priori sans tradition picturale propre et sans exigences esthétiques spécifiques.

Or l'histoire de la photographie nous montre, tout au contraire, qu'elle a dû conquérir sa liberté de voir, conquête qui ne fut en rien affaire qui allait de soi. On doit s'étonner de cela : pourquoi, aussitôt née, la photographie fut-elle parquée dans un espace esthétique exigu, et soumise à des canons et des règles qui semblaient vouloir en faire un art secondaire, un art subordonné, un art mineur – bref, un art moyen ? La reconnaissance finale de la photographie comme forme d'expression artistique à part entière fut le résultat d'une véritable lutte, qui eut à vaincre bien des réticences, bien des préjugés, bien des obstacles.

On peut discerner, dans l'histoire de la photographie, deux moments majeurs où de tels obstacles furent surmontés. La conception et l'affirmation d'une pure photographie avec Alfred Stieglitz, et la reconnaissance de la valeur artistique de la photographie couleur, notamment avec William Eggleston, représentent ce que j’appellerais des ruptures esthétiques, par lesquelles la photographie devait se frayer sa voie propre.

S'il y a rupture, c'est qu'un monde, ou une conception du monde, dévalue et est rejeté, et passe à la trappe de l'histoire. Mais une telle rupture n'est jamais spontanée; elle est le fruit de l'affirmation d'une nouvelle façon de voir les choses. Et cette affirmation passe par la négation de tout ce qui pouvait lui faire obstacle. C'est cette notion d'obstacle esthétique que je voudrais aborder aujourd'hui.

Casserole dans le caniveau. Bruxelles, 2009

J'emprunte à Gaston Bachelard sa notion d'obstacle épistémologique (La Formation de l'Esprit scientifique) pour forger le concept d'obstacle esthétique en photographie. Selon Bachelard, l'émergence et le développement des sciences passent par une réforme de l'esprit, qu'il faut libérer de ses habitudes et préjugés, mythes et fantasmes, afin de l'ouvrir aux découvertes et conceptions véritablement scientifiques, et ainsi assurer leur progrès. Cette réforme exige le dépassement des habitudes de penser sclérosées ou lénifiantes qui font désormais obstacle à la pensée scientifique. Ma thèse est alors la suivante : de même avec la photographie, dont la conquête de son mode de perception spécifique a dû se faire au prix de réformes dans l'art de voir, il y a eu là aussi autant d'obstacles surmontés. Je nomme ces obstacles des obstacles esthétiques, car ils contrecarrent l'accès à une esthétique photographique spécifique.

Je ne m'aventurerais pas à appliquer cette notion aux autres formes des beaux-arts. Leur évolution est beaucoup plus complexe, et d'autant plus qu'elle est ancienne, pour pouvoir réduire leurs transformations à cette notion simple. Outre que je ne jouis pas de l'érudition requise pour seulement esquisser une telle application. En revanche, la photographie, que je connais mieux, semble d'y prêter plus particulièrement.

Pourquoi ? Parce que, si elle n'est pas une science sensu stricto, la photographie est néanmoins, à bien des égards, un mode de connaissance. Non qu'elle soit seulement un outil documentaire – elle nous enseigne en révélant des faits et des détails par l'image – mais surtout parce qu'elle est le mode d'expression d'une conscience du monde. Elle révèle le monde dans le même mouvement où elle est ouverture à ce dernier. Elle est le reflet d'un savoir du monde. Mais ce savoir lui-même peut être imprégné de croyances, d'approximations, de fausses idées, d'erreurs, de conventions faciles, d'intérêts étrangers et de valeurs trompeuses – bref, ce savoir peut aussi être l'expression d'un rapport au monde inauthentique. Comme pour les sciences, ce savoir immédiat et premier bloque la perception par des «évidences» usurpées et des «obligations» autoritaires, qui interdisent l'ouverture totale à un monde qui serait au plus près de révéler ce dernier dans un paraître original. La photographie est une invite à la liberté du regard, mais cette liberté n'est jamais spontanément acquise ni facile. Elle doit se conquérir.

Cette conquête se heurte donc à de tels obstacles dont je viens d'en esquisser quelques causes. Je vais essayer de dresser maintenant la liste des obstacles formels les plus courants que rencontre le regard photographique :
  • Premier obstacle : la réduction de la photographie à l'image en général. Cette réduction conduit à considérer la photographie selon les catégories des arts picturaux en général, de la peinture en particulier.
  • Deuxième obstacle : la définition de la praxis photographique selon les critères des arts picturaux. Poussée à son terne, cette définition réduit la photographie à une variante de la peinture. C'est l'impasse du pictorialisme.
  • Troisième obstacle : le jugement esthétique porté sur la photographie se fait selon les critères d'une esthétique du Beau. C'est l'investissement par l'esthétique traditionnelle, d'origine kantienne, de la praxis photographique, sans que soit préalablement posée la question de savoir si cette esthétique lui est encore adéquate.
  • Quatrième obstacle : l'esthétique du Beau est, in fine, définie par ce que l'«on» juge «beau». C'est une des inepties de la définition sociale de la photographie.
On aura noté la progression qui enchaîne chaque obstacle à celui qui le précède, tout partant du préjugé selon lequel la photographie se réduit à produire des images comme les autres. Chacun de ces obstacles exigerait un développement spécifique pour en bien montrer l'impact sur la praxis photographique, et son rôle dans l'histoire du média. Afin de ne pas allonger outre mesure ce billet, j'en réserve le développement dans une deuxième partie.

D'Alfred Stieglitz et sa pure photographie, jusqu'à l'émergence et l'affirmation de la photographie couleur, ces obstacles ont pu, peu ou prou, être surmontés. Un obstacle surmonté appelle une rupture; une rupture que l'on peut, à son tour, qualifier d'esthétique. La photographie est l'ouvrière des ruptures esthétiques les plus marquantes du XXe siècle.

Il y a rupture parce que, dans cette progressive évolution ou conquête de la liberté du regard, la photographie pose les bases d'une «esthétique» – s'il faut encore la nommer ainsi – qui se déprend de son héritage kantien. On y abandonne l'idée du Beau et on y réinscrit le sujet dans le monde (le photographe se veut d'abord témoin avant d'être «créateur»). Cette esthétique passe par le déni de la composition et de la maîtrise formelle des éléments d'une image comme vecteurs essentiels et fondamentaux d'une création d'image : on ne «fait» pas une photo, on la prend. L'acte de saisie rejette toute volonté de construire. C'est un rapport au monde dans lequel les œuvres d'art sont cueillies ou piégées en leur épiphanie même, et cela par la magie de l'appareil photographique : le monde est, pour le photographe, une collection secrète de ready-made qu'il s'agit de débusquer et de capturer. Ce n'est plus le goût qui compte, ainsi que le pensait Kant – ce qui faisait ironiser Heidegger constatant qu'avec Kant, l'art relève désormais de la compétence du confiseur –, mais l'épreuve d'une émotion par laquelle s'ouvre le monde. La photographie est au-delà de l'esthétique kantienne; en procédant d'une philosophie du non, elle propose et revendique une non-esthétique.