samedi 30 novembre 2019

52 SEMAINES À BRUXELLES - Deuxième semaine

Galerie Anspach, 2009



PLUIE DE LUMIÈRE



Combien fascinante serait la pluie si elle était faite de gouttes de lumière ! Quelques poètes ont chanté cette merveille ; les photographes, quelquefois, ont su la saisir, avec la complicité du soleil. Mais en hiver, en pleine nuit ?...

À l'approche des fêtes de fin d'année, les illuminations qui afistolent la ville font partie de ces enchantements que la nature ne prodigue que fort rarement. Dans une galerie commerçante du centre de Bruxelles, on avait choisi la simplicité. Un faisceau de longues tresses ponctuées d'innombrables points lumineux faisaient comme autant de gouttes de lumière paraissant se précipiter au sol. Ce n'était pas de la pluie, puisqu'aucune ne tombait. Mais la hauteur du montage participait à créer cette forte impression de chute et de vertigineuse verticalité. Il semblait que les étoiles du ciel, crevant le plafond, s'étaient mises à tomber.

Pour autant que le silence put se faire dans ce passage fréquenté, je suis sûr que l'on pouvait entendre le vif crépitement de ces gouttes de lumière s'écrasant sur le sol et, l'imagination aidant, former des flaques lumineuses s'agitant de mille reflets et scintillements sous les pas des badauds qui les foulaient.

Quand je sortis de la galerie, tout ébloui encore de ce spectacle féerique, combien pauvres et triviales me parurent les décorations de la rue ! La magie des illuminations ne s'exerce que lorsqu'elle allume l'imagination de ceux qui prennent le temps d'aller au-delà de la première apparence.

samedi 23 novembre 2019

52 SEMAINES À BRUXELLES - Première semaine

Boulevard Anspach, 1978

GIGOLO DANS UN CABRIOLET ROUGE



C'est une photo qui m'en a coûté mais qui m'a aussi libéré. Elle est peut-être aussi, par là même, la plus importante que j'aie jamais saisie. C'est par elle que j'ai vaincu ma timidité, ou mon appréhension, à photographier des inconnus dans la rue. J'avais 22 ans et j'étais ébloui par les images de Jay Maisel que j'avais découvertes quelques mois plus tôt dans un magazine. J'essayais maladroitement de les imiter.
Le rouge de la voiture et le pittoresque du personnage m'avaient arrêté : la photo devait être faite. Il était arrêté à un feu rouge et le temps était compté. Mais j'hésitais. Si je le photographiais, sans doute allait-il sortir de sa voiture pour me demander des comptes, me menacer peut-être. Peut-être était-il membre d'une bande de mafiosi ? Il me regardait, j'étais figé. Il fallait me décider, mais je trouvais encore de mauvais prétextes : la lumière est trop dure... le fond est trop confus... – jusqu'au moment où une camionnette de police s'arrêta à sa hauteur. Elle faisait un écran blanc qui accentuait encore le rouge de la voiture, et la police était maintenant là s'il devait y avoir du grabuge. Je fis la photo.
Le feu passa au vert et il repartit, indifférent. J'étais soulagé et gonflé à bloc de satisfaction et de fierté. Une de mes plus intenses expériences photographiques.

vendredi 22 novembre 2019

52 SEMAINES À BRUXELLES - Introduction générale

Sous ce titre j'entame la publication hebdomadaire d'une photographie choisie parmi toutes celles que j'ai réalisées à Bruxelles. Cette publication s'étendra sur toute une année, c'est-à-dire cinquante-deux semaines, c'est-à-dire encore cinquante-deux photographies. Chacune d'elle sera accompagnée d'un court texte, sur l'intention duquel je reviendrai plus tard.
Toutes les photos qui se rassembleront sous ce titre ont donc en commun Bruxelles comme lieu de leur saisie. C'est là le seul lien qui les unifie dans l'exposition de cet aspect de mon travail de photographe. I'm a born street photographer, je suis un photographe de rue né – si je puis risquer cette expression – et Bruxelles a toujours été mon terrain de chasse privilégié. D'abord parce que cette ville m'a vu naître, parce que j'y ai grandi, et enfin parce qu'elle fut le terrain s'offrant spontanément à l'exercice de mes premiers pas de photographe dès le milieu des années 70. Il ne faut donc pas se méprendre quant à la nature de cette publication. Il ne s'agit en aucun cas de proposer je ne sais quel « reportage » sur une ville appelée Bruxelles. Celui qui y chercherait quelque illustration de la vie bruxelloise ou qui souhaiterait y trouver quelque matière à documenter le propre de cette ville, sera déçu. Ces photographies sont bien moins des images sur Bruxelles que des photos faites à Bruxelles. Cette ville y est plutôt le prétexte à l'exercice d'un regard personnel qu'un thème en soi.
Comme je le disais il y a un instant, chacune des photographies publiées sera accompagnée d'un texte qu'elle m'aura inspiré. Pour le dire simplement, c'est en quelque sorte un commentaire de mon cru sur mes propres photos. Mais là encore il convient de se garder de croire qu'il s'agit d'une légende de quelque étendue ou d'un commentaire qui chercherait à doubler l'image par des mots. Non pas dire ce que la photo montre immédiatement, mais plutôt la prolonger, l'étendre au-delà de ce qu'elle donne à voir, d'en ouvrir comme une dimension secrète, inattendue quelquefois, révélation d'un non-dit que toute photographie recèle implicitement.
Je ne vais pas ici exposer et commenter toutes les théories qui discutent du rapport image/langage, lequel rapport sous-tend toute appréhension d'une photographie, en oriente la « lecture » et influe sur son sens. Il y a de nombreux écrits qui en traitent, et je me contenterai d'y renvoyer le lecteur. Toute photographie appelle le langage, le provoque et l'impose comme son indéfectible complément. Une photo est primordialement un acte déictique : elle est pure monstration. C'est un index tendu qui pointe vers ce qu'il y a à voir : « Regarde ça, là ! Tu as vu ça ? ». On le voit, montrer c'est déjà dire – quand même ne s'agirait-il encore que de simples exclamations. Mais elles sont déjà la manifestation primordiale d'une expérience native, naturelle et spontanée de notre être au monde. La parole se joint naturellement au geste, et la photographie en est l'illustration. Pourquoi montrer ça, justement ? Parce que cela ne nous laisse pas indifférent. Une photographie, c'est une invitation à dire ce que l'on ressent, ce que l'image suscite comme émotions, ce qu'elle éveille comme idées, ce qu'elle permet comme interprétations possibles. C'est une façon de comprendre le monde, et parce que toute compréhension est par nature interprétation, il faut le dire.
Tout cela est inévitablement fort subjectif. C'est ma façon de percevoir et d'interpréter ces photographies qui s'exprime par là. Il ne saurait en être autrement d'ailleurs, et je considère que c'est même une vertu. Car c'est une invite à la réflexion et à la prise de position. Et ces commentaires sont d'autant plus subjectifs que je suis moi-même l'auteur de ces photographies. C'est une position privilégiée, certes, mais aussi d'autant plus singulière. Car ce que j'exprime là par ces mots, c'est justement ma propre expérience de photographe. Je dis ce que j'ai ressenti au moment de les faire, ce qui m'a poussé à appuyer sur le déclencheur, mais aussi ce qu'elles évoquent encore pour moi quand je les regarde quelquefois plusieurs dizaines d'années plus tard. L'acte de photographier ne se résume pas à la seule prise de vue ; il s'étend jusqu'à la contemplation de l'image réalisée, par quoi il acquiert une dimension vraiment universelle et partagée, puisqu'il peut être maintenant vécu par tous ceux qui perçoivent l'image qu'il met sous leurs yeux. Ce que j'ai finalement cherché à exprimer par ces textes, c'est justement cette expérience photographique que j'ai décrite ailleurs, et que je voudrais faire vivre maintenant de manière plus concrète, plus intuitive, plus vivante que ce que j'ai pu en dire précédemment dans une contexte et une langue plus « théoriques » ou « abstraits ».
Cinquante-deux photographies et leurs commentaires donc, à raison d'une par semaine. C'est une discipline que je m'impose car elle me force à réfléchir sur la portée émotionnelle que peut provoquer toute photographie, selon le contexte dans lequel est est réalisée et observée ultérieurement, et qui doit aider à comprendre le sens d'une démarche de photographe. De leur réception – ou non-réception – dépendra le projet de les publier sous forme d'un livre.

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