samedi 29 août 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Quarante et unième semaine

 

Zinneke Parade 2016


LE REGARD PERDU


Elle participait à une zinnode qui venait d'achever une ultime répétition avant que le cortège ne s'ébranlât. Je ne me souviens plus quel y était son rôle, actrice ou musicienne.

Après le tonitruant tapage de la répétition, un silence relatif était tombé sur la ruelle. Un instant de répit avant de devoir recommencer les mêmes gestes deux heures durant. Elle souffle un peu, la clope mal roulée au bec, sa casquette lui donnant un air gavroche, et avec son grimage appro­ximatif.

Elle semble rêver, et son regard s'est perdu. Comment peut-on perdre son regard ? Pour un photographe, c'est à peine compréhensible, et surtout terriblement angoissant. Que serait un photographe qui aurait perdu son regard ?...

Mais il n'est pas perdu pour tous. Non, elle n'a pas perdu son regard ; elle se l'est réapproprié. Elle regarde non plus le monde qui l'entoure, mais observe un instant ce qui se passe à l'intérieur. À l'intérieur d'elle-même, où elle vient soudain de découvrir un souvenir négligé, un espoir ancien, un désir secret qu'elle observe avec un peu de nostalgie, comme quelque chose d'émouvant qu'elle sait ne pouvoir saisir. Elle s'est rendue à elle-même après avoir donné aux autres, et avant d'en donner plus encore. Elle fait le point sur ce qu'elle est avant de faire ce qu'elle doit paraître.

Son regard est absent, mais il n'est pas vide. Il est plein d'elle-même, de toute son intimité. Nous y devinons un monde riche, empli d'aventures extraordinaires et de rêves fascinants, de désirs apaisants et d'espoirs réconfortants... Nous devinons tout cela, mais nous n'y avons pas accès. Son regard est perdu, et il nous ferme ainsi l'entrée à ce que nous brûlons pourtant de connaître. Son regard est perdu, mais le photographe a su le recueillir. Il reste ainsi perdu à jamais, nous laissant éternellement interrogatifs devant son énigme.

dimanche 23 août 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Quarantième semaine

 

Rue Navez, 2019


CERCLE D'AMIS

Il est des quartiers de Bruxelles où l'on s'étonne de constater combien peuplées se révèlent de modestes demeures. Ne nous y trompons pas ; les adresses fictives foisonnent dans la ville, grossières fraudes qui cachent mal tout un affairement interlope.

Mais si l'on veut aller au-delà de ce constat judiciaire, si l'on veut bien faire l'effort de ne considérer que ce qui se montre, c'est alors une singulière poésie qui se dégage parfois de ces portes rébarbatives. Cette ronde de sonnettes agencées dans un équilibre graphique et chromatique improbable qui les rehausse, en est un exemple.

Qu'évoquent-elles ? Un trafic minable et maladroit ? Peut-être pas. Plutôt un cercle d'amis qui affichent leur convivialité dès la porte d'entrée. C'est comme un accueil : « Sonnez et entrez sans hésiter. Vous êtes des nôtres. – Venez ! Il y a encore de la place... ».

Peut-être faut-il être photographe pour voir et imaginer tout cela.

samedi 15 août 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Quarante-deuxième semaine

 

Tour de l'hôtel de ville

vue de la place Poelaert, 1981


L'HEURE BLEUE


Il y a un moment particulier, propre à l'été, quand le soleil a sombré sous l'horizon et avant que la nuit noire ne tombe, durant lequel tout se trouve baigné d'une lumière bleue. Nous autres photographes nommons ce moment « l'heure bleue ».

Un soir d'été, alors que je m'étais attardé dans les rues de Bruxelles et m'apprêtais à rentrer, passant par la place Poelaert d'où l'on découvre tout le bas de la ville, je jetai un coup d'œil en direction de la Grand Place. On venait d'allumer l'éclairage qui illumine la tour de l'hôtel de ville. Elle se détachait avantageusement des arrière-plans qui commençaient à s'effacer dans la nuit tombante.

Nous sommes en 1981 et la photographie numérique ne pointait pas encore à l'horizon. Mise au point automatique et stabilisateur d'image inconnus. Sur le boîtier, un 500 mm catadioptrique. Ouverture fixe : f/8. Dans le boîtier, du Kodachrome 64. J'ai fait la photo à main levée, sans appui, avec la seule aide du moteur qui permet un déclenchement électrique.

J'étais jeune, j'étais fou. Tout m'était possible.

52 SEMAINES À BRUXELLES – Trente-neuvième semaine

 

Zinneke Parade 2016


L'ANGE BLEU


Ange bleu de mon imagination, de mes fantasmes, de mes rêves, que ne puis-je te saisir un jour au sortir de mon sommeil !

Et pourtant te voilà, toi ainsi que tes sœurs, figée, épinglée, statufiée à jamais dans ton attitude hiératique, telle qu'enfin l'image te rende à toi-même.

Dans ce bleu conquérant qui inondait mon viseur, à l'instant encore incertain d'appuyer sur le déclencheur, la lumière de tes yeux jaillit comme un impératif auquel je ne pouvais me soustraire : maintenant ! Oui, c'est à cet instant que je me devais de fixer mon rêve secret.

Ange bleu aux yeux clairs, sois désormais l'irrécusable témoignage de ma rêverie offerte à tous.

samedi 8 août 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Trente-huitième semaine

Place de la Bourse, 2012

SCULPTURE


La sculpture a déserté les constructions modernes. À la profusion des figures qui ornaient les cathédrales médiévales, s'est substitué la lisse nudité des cathédrales de la finance.

Au XIXe siècle pourtant, les églises de l'argent-roi, les bourses, se paraient encore d'allégories sculptées glorifiant les vertus du travail, du capital et de l'exploitation. Concession hypocrite à un sentiment religieux en déliquescence sans doute.

Aujourd'hui, les masques sont tombés. La bourse de Bruxelles, déchue devant l'hyperactivité des microprocesseurs, a trouvé refuge ailleurs, phagocytée par plus grosse qu'elle. Il ne reste plus que les corps libérés pour exalter la plastique humaine.

Sûr que la sculpture reviendra dans nos rues, sur nos bâtiments, quand l'argent-roi sera condamné au Grand Exil.

samedi 1 août 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Trente-septième semaine

Rue de la Madeleine, 2010

NUDITÉ PUBLIQUE


La nudité publique dérange, choque certains, embarrasse les autres. Certes, c'est aussi selon les circonstances et les cultures, mais dans une grande ville comme Bruxelles, elle n'a pas sa place dans l'espace public.

Mais qu'en est-il d'un mannequin nu ? Ne s'agit-il pas là que d'une poupée, grandeur nature, plutôt réaliste par certains aspects, certes, mais qui reste néanmoins un objet ?

Je ne me souviens plus très bien des circonstances dans lesquelles cette photo fut prise. C'était au bas de la rue de la Madeleine, où se tient une sorte de marché à babioles pour touristes. Ce mannequin se tenait ainsi affublé, à la vue de tous, dans une échoppe qu'on avait désertée. Singulièrement, on avait pris soin de « l'habiller », comme s'il fallait faire quelque chose, fût-ce peu, pour que la pudeur ne soit pas attentée.

Mais quel accoutrement bizarre ! Un bonnet digne d'hivers sibériens et une écharpe dont la couleur orange a pour effet d'attirer le regard sur ces seins qu'elle tente approximativement de cacher... et c'est tout ! Le bas du corps, avec ses profils et galbes suggestifs, ne manque pas de faire finalement, et peut-être même premièrement, converger les regards vers ce point du corps féminin qui constitue la plus grande affaire de l'humanité depuis qu'elle existe, et par lequel nous sommes tous passés.

On se prend d'affection pour ce corps offensé tant il semble l'être par surprise : il rejette les bras en arrière, comme s'il venait d'être soudain dévoilé, ainsi que le révèle de même l'expression troublante du visage.

Il n'y a pas de doute que notre phobie de la nudité publique finit par se porter sur les objets aussitôt que ceux-ci la suggèrent, fût-ce elliptiquement. Et révélant ainsi notre malaise, sinon notre hypocrisie, devant ce qui nous rappelle cet angoissant fantasme qui nous hante tous : être exposé nu en public.