lundi 31 décembre 2018

JAY MAISEL ET L'EXPÉRIENCE PHOTOGRAPHIQUE. CHAPITRE CINQUIÈME : L'OEUVRE DE JAY MAISEL

V

L'ŒUVRE DE JAY MAISEL



Jay Maisel est un photographe « populaire ». J'entends par là, ce qui justifie les guillemets, non qu'il soit connu du tout grand public – à l'instar de Nadar, de Cartier-Bresson ou... David Hamilton –, mais qu'il est reconnu par ses pairs. Son œuvre photographique inspire le respect et suscite des vocations. C'est une œuvre dont l'influence est patente et significative... parmi les photographes. Pour le grand public, il reste à peu près un inconnu. Pour les musées aussi – ce qui laisse planer le soupçon que les commissaires en connaissent autant de la photographie de Maisel que le grand public qui l'ignore. Mais laissons-là ces persiflages.
Sa faible représentation muséale ne laisse pas d'étonner au regard de cette « popularité »... confidentielle. Comme si les photographes n'étaient pas à même de juger la valeur de leurs confrères. Dans le cas précis de Maisel, on peut même parler d'ostracisme. Il fut pourtant, dès la fin des années 60 et durant tout le courant de la décennie suivante, un représentant et promoteur majeur de la photographie couleur, dans le sillage de Ernst Haas notamment, et avant Eggleston, Shore, Meyerowitz et consorts. S'il ne fut pas, à proprement parler, un pionnier de la photographie couleur (pas plus que ceux que je viens de mentionner), il n'en reste pas moins un de ses représentants les plus influents. Mais il fut sans doute victime de cette conception de l'histoire de la photographie couleur dévoyée par John Szarkowski qui a cru, et a finit par convaincre, que William Eggleston avait en premier créé le langage adéquat à la présence des couleurs dans l'image photographique. On sait que cette opinion s'est forgée comme le rejet des prétentions à l'art de la photo couleur confondue avec les productions des amateurs photographes et les professionnels de la publicité. Leur propension à chercher les couleurs franches et saturées, criardes même parfois – mais n'étaient-ils pas sous l'influence des productions pop art, qui avait pourtant bien trouvé le chemin des cimaises ? –, au détriment parfois du sens de l'image, avaient convaincu les puristes de la photographie d'art que la couleur est le fait du vulgus pecus, du vulgaire, et que, par conséquent, elle ne pouvait qu'exprimer de la vulgarité. Pourtant les travaux d'un Maisel ou d'un Ernst Haas étaient déjà d'une tout autre facture. C'est en cela que le directeur du département de la photographie au MoMA new yorkais dans les années 70 avait perfidement loué la photographie couleur de Ernst Haas – dont l'exposition dans le célèbre musée new yorkais était encore un héritage de son prédécesseur Edward Steichen, alors juste parti à la retraite. En lui reconnaissant le talent d'associer les belles couleurs de manière judicieuse, Szarkowski éreintait Ernst Haas en insinuant que sa conception de la photo couleur était facile et naïve. Cette feinte louange était plutôt l'expression d'un rejet de fait qui allait se confirmer, en 1976, avec la mise en épingle de l'œuvre de William Eggleston 1. S'inscrivant largement et ouvertement dans le sillage de Ernst Haas, le travail photographique de Maisel n'apparaissait dès lors que comme la prolongation, ou une variante, de celle-là, le condamnant tout aussitôt comme inintéressant. Les dés étaient pipés avant même que le jeu commençât.
Ce n'est peut-être pas la seule raison qui a mené à cet ostracisme muséal. La photographie de Maisel était en outre frappée d'une tare plus lourde encore : celle d'être le produit d'un photographe commercial. Parce qu'un « commercial » ne saurait être « artiste », selon ce dogme arrogant et méprisant, puéril tout à fois, il n'avait pas sa place dans un musée d'art. Certes les choses ont changé depuis, mais l'opprobre de Szarkowski qui plane sur tout un courant majeur de la photographie couleur, et la mise en avant d’œuvres jugées plus dignes d'être qualifiées d'« artistiques », selon des critères qui lui sont très personnels, aura pesé deux décennies durant sur la représentation muséale de ceux qui, paradoxalement, avaient les premiers proclamé suffisamment fort l'évidence de la couleur dans la photographie pour que l'œuvre des Eggleston, Shore, Meyerowitz... se frayât le chemin des cimaises. Il n'est pas douteux non plus que les canons esthétiques de la publicité eussent aussi joué un rôle négatif dans cette appréciation. La publicité est alors sous l'influence du pop art, de ses couleurs intenses, saturées, contrastées, alimentant ainsi le jugement ordinaire, initié par Walker Evans, que la couleur est vulgaire. On ne saurait donc être un artiste si l'on est un commercial pour les raisons évoquées ci-dessus, et peut-être aussi parce que règne encore un résidu romantique issu du XIXe siècle, selon lequel il ne semblait pas normal qu'un artiste gagnât de l'argent comme a pu le faire Maisel. C'est le mythe tenace du Lumpenkünstler qu'on essayait encore de nous faire avaliser.
Cet antagonisme commercial ↔ artistique est d'autant moins justifié que l'histoire de l'art multiplie les exemples d'artistes qui, en marge d'un travail alimentaire, se ménageaient la liberté requise pour poursuivre la réalisation de leur œuvre propre. C'est le cas de Maisel. Nombre des photos qu'il propose comme étant les plus représentatives de son expression n'ont pas été faites dans le cadre d'une commande. Certaines, cependant, le sont. Par quoi les reconnaît-on ? Rien ne permet de les distinguer si l'artiste lui-même ne nous le dit pas. Que des travaux publicitaires puissent aussi constituer le terreau d'une œuvre personnelle et originale est un fait que l'on ne saurait nier ni, surtout, qu'on ne pourrait prendre comme prétexte pour rejeter une œuvre dans son entièreté. Il serait peut-être temps de considérer l'œuvre de Maisel en faisant abstraction du photographe commercial à succès qu'on connaît pour ne considérer ses photos que pour elles-mêmes, et dépasser ainsi ce distinguo stérile qui aveugle encore trop souvent les nostalgiques de l'art pour l'art, et qui se permettent de juger une œuvre de haut.
Jusqu'à ce que s'impose la photographie couleur sur les cimaises des musées d'art moderne, régnait une esthétique de la photo centrée sur l'image monochromatique. Depuis le picto­rialisme de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, on louait l'image photographique noir et blanc en ce quelle allait à l'essentiel, sans décors ni effets parasites. Ce qui excluait la couleur perçue comme superflue, distrayante et inutile. On dira peut-être que ce rejet de la couleur était imposé par la limitation des moyens techniques pour la reproduction des couleurs. Je ne le pense pas ; les photographes d'alors étaient vraiment aveugles aux couleurs. Non qu'ils ne les aperçurent pas, mais qu'ils étaient incapables de les saisir comme incitants émotionnels. C'est pourtant chose étrange d'affirmer que le noir et blanc va à l'essentiel en excluant justement ce qui, dans de nombreux cas, doit donner sens à l'image. Tout ce que la couleur apporte était ainsi nié, notamment la qualité de la lumière, notamment la structuration de l'espace par valeurs chromatiques (et non plus par les seules densités de gris), notamment l'expérience émotionnelle que seule la couleur peut susciter. Le noir et blanc se révèle en fin de compte plutôt comme un rendu particulièrement abstrayant du réel alors que, justement, il prétendait s'en rapprocher au plus près. Telle était la position des artistes photographes éduqués dans l'ombre d'Alfred Stieglitz, lorsque fut dépassée l'esthétique stérile et servile du pictorialisme, appelant nécessairement la photographie couleur. Ce fut le cas quand apparu le premier film couleur effectivement utilisable. Mais cet achèvement du dépassement du pictorialisme ne se fit cependant pas aussi naturellement.
Car si la couleur aura permis d'accomplir le dépassement de la vision monochromatique et, avec elle, du pictorialisme (jusqu'à ce que la photo numérique et Photoshop l'eurent remis au goût du jour), ce dépassement ne fut pourtant pas une révolution. Les images en couleur étaient naturellement répandues ; la peinture avait appris à voir le monde en couleur. Et c'est peut-être justement sa formation auprès du peintre Josef Albers qui aura permis à Maisel d'accomplir ce dépassement avec brio. Pour quelqu'un qui avait fréquenté son cours et appris que, en matière de couleurs, ce qui compte « n'est pas la prétendue connaissance de prétendus faits, mais la vision – le voir. Le voir implique ici Schauen (comme dans Weltanschauung) et va de pair avec le fantasme, l'imagination 2. », il ne pouvait être question d'ignorer les couleurs, leur « langage », leur suggestivité affective, leur interaction et leur instabilité – bref tout ce que le noir et blanc manque. Nul doute que chez Maisel, même s'il se décrit comme un lousy painter, un mauvais peintre, c'est la peinture qui lui ouvre le domaine des couleurs en photographie.
Quand notre photographe entame sa carrière de coloriste, le pop art est encore bien vivant. Ce dernier aura imposé le goût des couleurs franches, contrastées, saturées et lumineuses. Le film Kodachrome répondait parfaitement à cette sensibilité. Elle était partagée par les principaux coloristes de l'époque : Ernst Haas en premier. Véritable pionnier de la photo couleur ; malheureusement pour lui, « simple » photojournaliste de l'agence Magnum. Ou par le brillant et exubérant Pete Turner. Maisel, avec ceux-là, propagèrent le goût et le sens de la couleur en photographie. Leur influence fut énorme, jusques y compris chez les photographes amateurs qui, les premiers peut-être, avaient saisi d'instinct la couleur comme modalité expressive dans la photo : couchers de soleil sanglants, peinture rutilante des automobiles neuves ou des panneaux publicitaires, vert soutenu de la végétation, bleu infini du ciel et de l'océan... Mais aussi naïve fut-elle, cette appréciation de la couleur permit une réelle éducation du regard à la couleur dont Eggleston et les autres furent les premiers à en bénéficier. Leur reconnaissance comme artistes photographes coloristes et, avec elle, celle de la photo couleur comme mode d'expression artistique, se fondent sur cette première expérience de la couleur. Eggleston lui-même n'a jamais caché que son regard s'est forgé à l'observation des clichés couleur d'amateurs dans le laboratoire photo où il officiait. Nouvelle illustration, s'il le fallait, que l'évolution du regard en photographie provient le plus souvent de la pratique la plus profane, celle de l'amateur en l'occurrence. C'est que la couleur s'offre au regard de tous – même si tous ne la « voient » pas –, et n'est pas une matière si subtile que seul l'artiste pourrait la percevoir et l'utiliser.
L'originalité de Maisel est précisément d'avoir reconnu ce fait, et de l'avoir conjugué avec l'auxiliaire émotionnel que les couleurs appellent. Quand il dit qu'il faut photographier ce qui nous émeut, il entend par là, tout d'abord, l’ébranlement affectif que la couleur suscite. Pas sûr que ceux qu'on loue trop fort comme les pionniers de la couleur l'aient ainsi perçu. Ce qui est fort embarrassant pour eux car c'est par ce truchement émotionnel que les spectateurs abor­dent leurs images, en y cherchant – et y trouvant parfois – quelque chose que le photographe n'avait pas l'intention de révéler. Ainsi quand John Szarkowski, rédigeant l'introduction au catalogue de l'exposition d'Eggleston en 1976 au MoMA, évoque telle image du photographe en la commentant ainsi :
« Considérons par exemple la photo de la page 75.
« Pensez-là comme une image qui décrit des limites [...], les limites qui séparent le jour de la nuit, le temps des ombres dures et de la chaleur jaune de celui du crépuscule au bleu froid opalescent, le temps de la distinction entre les vies séparées et publiques du jour de celui des vies privées du soir, le point où les familles commencent à se rassembler à nouveau sous leurs toits ancestraux et quand le voisinage résonne de voix de femmes criant des noms d'enfants 3. »
Une telle description pourrait s'appliquer à maintes photos de Jay Maisel.


Phillip Prodger. « Ernst Haas – another history of color » in Ernst Haas, Color Correction. Steidl Verlag, Göttingen 2011. Non paginé. « The best example of this posture was Szarkowski's advocacy for William Eggleston, whom he helped to make famous. American to his core and a product of the Deep South, Eggleston was everything Haas was not – frank, direct, and disaffected. Though much of his subject matter was the same – old tires, signs, cars, torn posters, and parkingmeter, for example – Eggleston confronts the ordinariness of such things without embellishment. Whereas Haas was concerned with personal expression, Eggleston is concerned with vernacular tradition. Its cousins are not paintings, but the ruthless onslaught of snapshot, documentary, and advertising imagery that Haas helped create as a commercial photographer.
« Szarkowski's reluctance to support Haas is evident in his press release for Ernst Haas Color Photography. Describing color as a new philosophy of seeing, Szarkowski is quoted, the color in color photography has often seemed an irrelevant decorative screen between the viewer and the fact of the picture. Ernst Haas has resolved this conflict by making the color sensation itself the subject matter of his work. No photo­grapher has worked more successfully to express the sheer physical joy of seeing. [Ernst Haas – Color Photography, press release, August 4, 1962, Museum of Modern Art, New York]. Szarkowski's text is damning in its faint praise. Describing the color sensation, that is to say, the personal experience of color, as the subject of Haas' work is to neglect the other elements that make his photographs so powerful. Absent is any discussion of the composition themselves – the choice of subjects, their formal sophistication, or the quality of the prints. Reading the press release, one has no sense of what is actually depicted in Haas' Photographs. It is as of color is all that matters. [...]. »
Je considère cet essai de Phllip Prodger comme un des textes les plus pertinents relatif à l’histoire de la photographie couleur.
Josef Albers. L'interaction des couleurs, op. cit., — p. 11.
John Szarkowski. « Introduction » au William Eggleston's Guide. The Museum of Modern Art. New York 1976. Réimpression 2011, pp. 12-13 : « For example, consider the picture on page 75.
« Think of it as a picture that describes boundaries [...], the boundary that separates day from evening, the time of hard shadows and yellow heat from de cold blue opalescent dusk, the time of demarcation between the separate and public lives of the day and the private communal lives of evening, the point at which families begin to gather again beneath their atavistic roofs ans the neighborhood sounds with women's voices crying the names of children. »

mercredi 26 décembre 2018

JAY MAISEL ET L'EXPÉRIENCE PHOTOGRAPHIQUE. CHAPITRE QUATRIÈME : L'EXPÉRIENCE PHOTOGRAPHIQUE

IV

L'EXPÉRIENCE PHOTOGRAPHIQUE



En 1978 parut un livre sur la photographie qui ne manqua pas de se faire remarquer : On Photography de Susan Sontag 1. Cet ouvrage représentait la première étude sérieuse sur la photographie depuis La photographie en France au XIXe siècle de Gisèle Freund 2. Au-delà d'une thèse sociologique qui ne pouvait que manquer son sujet, Susan Sontag brossait un tableau fouillé de la photographie au faîte de sa popularité. D'une certaine manière, ce livre propose une description de la pratique photographique sous nombre de ses aspects, exposant ainsi divers modes de l'expérience photographique.
Voici ce que Jay Maisel déclare à propos de ce livre qu'il inscrit dans la perspective de sa propre expérience de photographe : « Susan Sontag, dans son livre intitulé  On Photo­graph”, parle avec un talent fou des divers aspects de la prise de vue et de la création d'une image. J'y ai découvert des vérités auxquelles je n'avais même pas songé. Il n'y a qu'un fait qu'elle passe sous silence et c'est le plus important : la joie pure d'être photographe et de réaliser un cliché. Personne ne peut aborder ce sujet exceptés les photographes eux-mêmes. Pour moi, la photographie est un acte d'amour. Bêtement peut-être, je ne comprends toujours pas ceux qui refusent que je les photographie. Ne réalisent-ils pas que si je prends le temps d'enregistrer leur image, c'est que j'ai été ému ou impressionné par eux ? Ne savent-ils pas que c'est là un geste tendre et fraternel ? L'acte de photographier porte en lui tout ce qu'on appris, vu, lu, aimé. C'est le résumé des expériences d'une vie entière, réduit à la fraction d'une seconde nécessaire pour déclencher l’obturateur. L'image est une émotion physique et intellectuelle. Elle est tout, créativité, pouvoir, communication, perception, satisfaction. [...] Faire des images, c'est une façon d'être conscient du monde qui nous entoure. C'est une perpétuelle leçon d'humilité et d'humanisme 3. »
Cette déclaration dit beaucoup de la « philosophie de la photographie » selon Maisel. Il a raison quand il dit que Sontag passe sous silence la joie et le plaisir de photographier. Mais ce n'est pas parce qu'elle pèche par omission, mais parce que sa propre expérience de la photographie se trouve aux antipodes de celle de Maisel. Suivons la pensée de l'auteure à ce sujet.
Pour Sontag, photographier, c'est s'approprier la chose photographiée. C'est l'expression d'un rapport de force, l'exercice d'un certain pouvoir : celui d'un photographe sur le sujet qu'il photographie 4. Ceci définit la nature de l'acte photographique : il est agression, y compris et même lorsqu'il cherche à idéaliser son sujet et à le montrer sous ses plus beaux aspects 5. Prendre des photos, quand même s'agit-il d'un geste visant à certifier une expérience ou une présence, demeure un moyen par lequel s'exprime le refus de la réalité : cette dernière se réduit à n'être plus qu'une matière photographiable 6. Prendre une photo n'est pas simplement le fait d'une rencontre entre un événement et la photographe ; c'est aussi l'interférence de l'un sur l'autre, se traduisant par l'intrusion du second dans le premier, ce qui ne manque pas d'en changer l'apparence, le comportement, sinon la nature 7. Photographier n'est pas un acte de pure observation passive. Prendre une photo c'est avouer que l'on entretien un lien d'intérêt aux choses que l'on photographie – ce qui va dans le sens de la déclaration de Maisel –, mais selon un intérêt qui est celui du photographe (faire une image vendable, par exemple), lequel intérêt se gagne aux dépens du sujet photographié 8. Si l'appareil photographique ne viole pas au sens premier, il n'en reste pas moins perçu comme une arme, quoique non létale (voir comment la publicité pour l'équipement photographique flatte les instincts de chasseur qui sommeillent en nous 9), mais qui, néanmoins, préjuge, s'ingère, transgresse, exploite 10... Tout cela suggère qu'il y a quelque chose d'un instinct prédateur dans l'usage d'un appareil photographique 11. Photographier ne nous aide pas à mieux comprendre le monde mais à nous le montrer d'une manière acceptable 12.
Un tel réquisitoire, s'il fallait le suivre, devrait conduire à l'interdiction pure et simple de la photographie. Ce n'est pas le cas. Quelque chose résiste qui empêche de nous passer de photographier. Peut-être que Maisel a raison contre Sontag. Je ne dirai pas qu'ils ont raison tous les deux, ou alors en partie seulement. Dans ce qui apparaît dès l'abord comme la confrontation de deux points de vue antagonistes, j'y vois plutôt l'expression d'un sentiment spécifique à l'égard de l'acte de photographier, dont la spécificité justement est à chercher dans les points de vue respectifs. Maisel est photographe et se comprend comme quelqu'un qui photographie par amour, tendresse, compassion et sentiment fraternel. Sontag n'est pas photographe et ne connaît de l'expérience photographique que la situation du sujet photo­graphié. Or celui qui est photographié peut ne pas ressentir ce que Maisel affirme comme son intention photographique. Le photographié va se sentir réduit à une simple chose mise à la disposition du photographe. Et par là se sentir dépossédé de son image, exploité, violé, agressé. L'un exprime son sentiment positif de photographiant, l'autre celui, négatif, de photographié.
Selon moi, les théories et l'histoire de la photographie n'ont pas assez tenu compte de cet antagonisme. Autant les témoignages des photographes convergent en ce qu'ils expriment le point de vue du photographiant, autant les théories ou l'histoire de la photographie relatent l'expérience des non-photographes (auxquels elles s'adressent la plupart du temps), exprimant le point de vue du photographié. Or ce dernier procède d'une expérience du sujet, c'est-à-dire un assujettissement aux désirs, ou au bon plaisir du photographe. On comprend tout ce que cette expérience peut avoir de frustrant, voire de traumatisant. Se réduire à n'être qu'un sujet photographique dont on exhibe une image qui n'est peut-être pas nécessairement flatteuse, revient à peu près à se dénuder en public sans consentement. Certains s'en accommodent, jouant même avec leur image en la manipulant, d'autres, au contraire, subissent cette exhibition comme une humiliation.
Or il y a une très grande ambiguïté qui trouble la prétention morale portant l'exigence du droit à l'image que réclame cette expérience du photographié. Elle vient de ce que ceux-là mêmes dont le regard blesse et humilie – celui des voyeurs – font partie du vaste clan des photographiés. Ils semblent, par cet acte de voyeurisme, satisfaire leur propre plaisir de voir autrui soumis à cette expérience humiliante, satisfaction honteuse d'une obscure pulsion sadique. Je me demande, à lire la hargne avec laquelle Susan Sontag décrit l'acte de photo­graphier comme un acte prédateur, si elle ne trahit pas par là, par une sorte de secrète vengeance, un tel traumatisme qu'elle aurait avoir pu subi. C'est ce que son silence obstiné à considérer le point du vue du photographiant me laisse penser.
Il reste que ce point de vue, le plus commun en fin de compte, en faisant l'impasse sur celui du photographiant, donne à ce dernier le loisir de s'imposer d'autant plus librement que la plupart des photographiants feignent d'ignorer le point de vue antagoniste. Il y a peut-être chez Maisel une pointe de mauvaise foi quand il déclare ne pas comprendre ceux qui refusent de se laisser photographier. En l'ignorant, ou en feignant de l'ignorer, il exalte une expérience du photographiant par trop égoïste, dans laquelle ce dernier ne vit que pour son propre plaisir en se jouant du sentiment de dépossession de soi subit par le sujet. C'est dire toute l'ambi­valence de l'acte de photographier en ce qu'il porte en lui autant d'agressivité que de tendresse, autant de prédation que d'amour et de respect. Tant le photographié que le photographiant ont tort de réduire cet acte au sentiment issu de leur expérience respective, mais exclusive de la photographie. Pourtant, autant trouverait-on des photographes conscients et scrupuleux au regard de la relation de domination qu'ils exercent sur leur sujet – ce qui les conduit à une certaine retenue, voire à une véritable autocensure –, autant les photographiés, s'il leur arrive de prendre conscience du plaisir propre du photographe, de ses intérêts et de la sincérité de son approche, le dénoncent néanmoins trop souvent comme un pervers. Le dialogue est impossible selon ces points de vue dans tout ce qui les fait s'exclure l'un l'autre. Mais puisque l'expérience du photographe photographiant est de loin la plus mal connue – de par le dédain affiché des photographiés à l'égard de ce que les photographes disent de leur expérience –, il m'est ici imparti de l'exposer afin d'amorcer ce dialogue sur des bases enfin équitables.
On se tromperait donc à croire que le photographe aborde intentionnellement son sujet avec une visée prédatrice ; l'affirmer n'est pas le prouver. Cette intention prédatrice ne se vérifie que si l'image photographique n'est perçue que comme quelque chose de vendable, quand on la réduit à une simple marchandise, et dont la valeur n'est autre que celle de ce qu'elle représente. Le sujet photographié est par là entraîné dans un lucre qui lui échappe. Ainsi dans la photographie de mode, dans la publicité, dans les trophées rapportés par les paparazzi – lesquels n'existent que parce qu'il y a un public qui s'alimente de leurs proies, ce même public qui fera mine de s'offusquer à voir mise en pâture le vie privée et intime des autres. Il n'y qu'avec de tels exemples – qui ne représentent pas la totalité de l'expérience photographique – que la description de Susan Sontag est pertinente. Mais ce n'est pas cette photographie-là qui fait l'histoire de la photographie, c'est-à-dire l'histoire d'un certain regard posé sur le monde et qui en exprime sa relation en le montrant. Ce ne sont pas les trophées des paparazzi que l'on accroche aux cimaises des galeries et des musées. On ne peut généraliser cette expérience-là, ainsi que le fait Sontag, pour l'appliquer abusivement à l'ensemble de la pratique photographique.
Jay Maisel est un photographe que l'on expose dans les galeries d'art et les musées. On fera sans doute remarquer qu'il fut aussi un photographe commercial et que ses photos se vendent (il faut bien vivre...). Comme nombre d'artistes il a aussi une activité alimentaire. Or si ses photos se vendent, elles ne sont toutefois pas réalisées dans cette perspective par priorité et exclusivement. Leur valeur marchande est ici subordonnée à la valeur de l'expérience visuelle du monde qu'elles procurent. Je reviendrai plus tard (dans le chapitre suivant) sur ce rapport commercial/artistique en photographie. Ce que Maisel montre dans ses images, ce qu'il vise en les réalisant, c'est l'expérience du visuel articulé selon ses trois grands moments, ou « principes », qui confèrent à l'image photographique le privilège d'être le lieu où se cristallise une expérience spécifique et déterminante. Je veux parler des moments lumière, couleur et gesture. De ceux-là, les photographes prédateurs n'ont cure.
Pour Maisel, ce qui est déterminant n'est pas du tout la valeur marchande de l'image, mais le plaisir qu'on peut en retirer, à la prise de vue comme à la contemplation de l'image réalisée. « Ce que vous photographiez importe peu, la véritable question est : “ cela vous procure-t-il de la joie ? ” 13 ». Toute la pratique photographique de Maisel se trouve subordonnée à cette satisfaction. Laquelle ne s'arrête pas, comme je le disais il y a un instant, à la prise de vue. Regarder une photo participe de l'expérience photographique ; c'est, d'une certaine manière, revivre l'instant de la prise de vue. Dans cette optique, peu importe dès lors le sujet photo­graphié, pour autant qu'il procure ce plaisir. À partir du moment où ce qui peut être photo­graphié n'est plus sélectionné que selon ce critère, tout devient potentiellement digne d'être photographié et les images se trouvent partout. « Tout l'univers n'est qu'un magasin d'images et de signes auxquels l'imagination donnera une place et une valeur relative ; c'est une espèce de pâture que l'imagination doit digérer et transformer » écrit Baudelaire en pensant à la peinture 14. Maisel pourrait faire sienne cette sentence. Il suffit d'ouvrir les yeux, de s'ouvrir à ce qui se donne à voir ; d'être là, toujours prêt : « always carry a camera » répète-t-il à l'envi : toujours emporter un appareil.
L'expérience photographique commence donc par le constat que tout, potentiellement, est digne d'être photographié 15. Seuls les contraintes et interdits extérieurs à la photographie font qu'il semble y avoir une détermination – et donc une circonscription – du champ du photographiable. Parmi ces contraintes celles d'origine sociale, qui imposent les sujets et moments autorisés à être photographiés. C'est ici l'esthétique de l'album de famille qui s'érige en norme impérative. C'est aussi cette esthétique naïve et conformiste qui détermine le consensus autour de ce qui fait une « belle photo » – esthétique romantique et surannée qui conduit invariablement à l'inlassable répétition du déjà vu. Il y a ainsi un champ formellement circonscrit du photographiable, dont il convient que le photographe se déprenne. Sa tâche sera de rendre visible ce que les autres, non-photographes, ne voient pas 16. C'est une variante, constitutive de la photographie, et qui lui enjoint de porter témoignage. Et les non-photographes ne le voient pas précisément parce qu'ils se tiennent à l'intérieur du champ circonscrit et limité du photographiable convenu. Le commun des voyants ne voit ainsi que ce qu'on lui dicte de voir ; il demeure aveugle à ce monde que la photographie est en mesure de lui révéler, souvent à son plus grand étonnement. C'est sans doute là que l'art du photographe trouve à s'exprimer de la manière la plus convaincante. Quand même le photographe aurait-il « raté » sa photo, il aura, à tout le moins, aperçu cette scène que tous les autres ont ignorée. En cela seulement, il est déjà bien au-delà, en tant que voyant privilégié, de ceux qui ne peuvent tout simplement pas voir ce qu'il a vu 17. La photographie est expérience et exercice du regard. Il convient de citer ici Willy Ronis : « Le photographie, c'est le regard. On l'a ou on ne l'a pas. Il peut s'affiner la vie aidant, mais cela se manifeste au départ avec n'importe quel appareil bon marché. L'aventure ne se mesure pas au nombre de kilomètres. Les grandes émotions ne naissent pas seulement devant le Parthénon, la baie de Rio ou les chutes du Zambèze. L'émotion, on peut l'éprouver simplement devant le sourire d'un enfant qui rentre avec son cartable, une tulipe dans un vase sur lequel se pose un rayon de soleil, le visage de la femme aimée, un nuage au-dessus de la maison 18. »
Mais si tout est photographiable, qu'est-ce qui va faire que tels ou tels scène, objet, situation, etc. seront retenus par le photographe comme étant source de satisfaction photo­graphique ? Plusieurs éléments concourent à donner valeur photographique aux choses ou aux événements du monde : l'étrange, le surprenant, l'étonnant, l'adorable ou, au contraire – pourquoi pas ? – le répugnant, le glauque, le dérangeant, l'ennuyeux et le banal... parce que le banal peut être navrant... Toute situation visuelle donnant une image qui pose question, qui soulève des interrogations ou nous affecte au plus profond de nous-mêmes 19. Et c'est justement dans cette découverte de l'inattendu, dans cette rupture avec la banalité du quotidien – ou à cause d'elle – que le photographe va trouver l'élément de son propre plaisir à photographier.
Comment décrire ce qui arrête le regard du photographe dans ce vaste chaos mouvant qu'est le monde qui nous entoure ? Qu'est-ce qui désigne désormais le photographiable dans le chef du photographe, aussitôt qu'il se sera affranchi des impératifs sociaux ou autres qui en figent la définition ? Ne devrait-on pas soupçonner qu'une nouvelle définition du photo­graphiable se substitue à l'ancienne, peut-être moins autoritaire mais tout aussi arbitraire ? Je ne saurais répondre à l’affirmative à cette question. Car, en effet, se déprendre des diktats sociaux et autres qui prétendent régler la pratique photographique implique une affirmation du regard du photographe, une affirmation vigoureuse de sa subjectivité et donc, de sa liberté. Cette revendication de la liberté du photographe devant les scènes ou les objets à photo­graphier se traduit, chez Maisel, par la convocation du vécu émotionnel : « Photographiez ce qui vous émeut 20. », proclame-t-il, rejoignant en cela le témoignage de Willy Ronis que je viens de citer. Le recours à l'émotionnel a une portée plus grande qu'on serait tenté de lui concéder au premier abord. L'émotion, notamment visuelle, n'est pas un état physiologique ou psychologique perturbé, un trouble affectif de la conscience. Non, l'émotion est une attitude positive de la conscience qui fonde un véritable savoir. J'apprends à connaître le monde qui m'entoure par les émotions que je vis à sa perception. En photographiant, je visualise et fixe littéralement ma réaction émotive à l'endroit de ce que j'ai perçu. Le monde se révèle selon un mode qui n'est plus celui, indifférencié ou canalisé, domestiqué, de la vie quotidienne, sans relief ni heurt. Je brise la monotonie de cette quotidienneté en spectacularisant le monde. Ce dernier s'offre désormais à moi dans toute son étrangeté et comme une vaste potentialité d'images qui n'attendent que d'être saisies.
Cette rupture avec l'expérience quotidienne du monde est véritablement constitutive de l’expérience photographique. Visant le monde comme un pur spectacle offert au regard photo­graphique, je m'en affranchi tout autant en cessant de participer à la frénésie de ses intérêts immédiats, de ses impératifs propres, de ses contraintes lénifiantes. Il faut que j’adopte une ouverture de l'esprit telle que je n'en suis plus acteur mais le pur spectateur détaché, observateur non pas indifférent, mais désormais non participatif. C'est à une sorte de mise en suspens de mes intérêts et de mon implication avec ce qui se dévoile devant moi, une sorte d'ἐποχή qui m'invite à ne plus faire partie de ce que je vois. C'est cela que Maisel exprime si souvent quand il invite le photographe à « être ouvert pour voir 21. », ou d'« accepter d'être surpris, y compris lors de l'édition 22 » des images, c'est-à-dire au moment de les visualiser et de revivre l'instant où émergea l'impératif du photographiable.
L'exercice de cette puissance d'observation peut être considérée, superficiellement, comme celle d'un regard dominateur. Cela justifierait les reproches de Susan Sontag. Mais c'est ignorer qu'un regard prédateur est un regard visant des intérêts mondains et qu'ainsi, aussi dominateur puisse-t-il paraître, il n'est jamais un regard libre. C'est un regard perdu dans l'affairement du quotidien, aux antipodes du regard photographique authentique. Le regard chargé d'émotion qui érige le monde et les événements qui s'y déroulent en spectacle, en événements signifiants, est un regard ouvert, fait d'accueil et d'acceptation, comme Maisel le répète à l'envi. Et que loin d'être une expérience à visée prédatrice et agressive, le regard photographique authentique exprime d'abord la joie et le miracle d'être au monde et de pouvoir en jouir. « Rien ne vaut le plaisir de voir 23 », assure Maisel.
Couleur, lumière et gesture sont, pour Maisel, ce qui structure le visible en tant qu'il se donne comme image, c'est-à-dire en tant que signifiant photographique. Cette conception de l'acte de photographier et de ce qui en détermine la pertinence, cette exposition de l’expérience photographique globale (qui va du photographe au spectateur) à une portée philo­sophique réelle. L'expérience photographique est l'énoncé d'une relation au monde qui est tout à l'opposé de l'attitude prédatrice. C'est un acte d’amour disait Maisel. C'est-à-dire l'affirmation de notre appartenance à ce qui, dans ce monde, dont nous ne sommes qu'une infime partie (mais non pas insignifiante), nous le rend d'autant plus présent que nous avons appris à le reconnaître comme cela même par quoi nous existons. Cette reconnaissance de l'évidence de notre existence, que nous révèle l'expérience photographique, nous porte justement à nous ouvrir à tout cela qui reflète notre présence, à nous ouvrir à tout ce qui se donne à voir comme étant là pour nous, et à l'admirer, à le rejeter peut-être aussi quand nous en éprouvons comme la contradiction avec cette expérience, bref à comprendre et à aimer cela qui nous entoure. L’expérience photographique est la consécration de ce que notre regard peut révéler au-delà de tous les préjugés accumulés à son égard. Elle fait de nous des êtres ouverts, libres, soucieux de partager cette ouverture et cette liberté avec les découvertes visuelles qu'elle offre avec tous ceux ceux qui s'attardent, fascinés, étonnés, interrogatifs, émus, devant des photographies.


1  Susan Sontag. On Photography. Allan Lane, London 1978.
2  Gisèle Freund. La photographie en France au XIXe siècle. La Maison des amis du livre. Adrienne Monnier, Paris 1936. Réédité par Christian Bourgois, Paris 2011.
3  « Maisel le magnifique ». Magazine Photo. Novembre 1978.
4  Susan Sontag, op. cit., — p. 4 : « To photograph is to appropriate the thing photographed. It means putting oneself into a certain relation to the world that feels like knowledge – and, therefore, like power. »
5  Ibid., — p. 67 : « In deciding how a picture should look, in preferring one exposure to another, photo­graphers are always imposing standards on their subjects. [...] This very passivity – and ubiquity – of the photo­graphic record is photography's message, its aggression. »
6  Ibid., — p. 9 : « A way of certifying experience, taking photographs is also a way of refusing it – by limiting experience into an image, a souvenir. »
7  Ibid., — p. 11 : « A photograph is not just the result of an encounter between an event and a photographer ; picture-taking is an event in itself, and one with ever more peremptory rights – to interfere with, to invade, or to ignore whatever is going on. Our very sense of situation is now articulated by the camera's interventions. The omnipresence of cameras persuasively suggest that time consists of interesting events, events worth photographing. »
8  Ibid., — p. 12 : « Although the camera is an observation station, the act of photographing is more than passive observation. Like sexual voyeurism, it is a way of at least tacitly, often explicitly, encouraging whatever is going on to keep on happening. To take a picture is to have an interest in things as they are, in the status quo remaining unchanged (at least for as long as it takes to get a good picture), to be in complicity with whatever makes a subject interesting, worth photographing – including when that is the interest, another person's pain or misfortune. »
9  Ibid., — p. 14 : Like a car, a camera is sold as a predatory weapon – one that's as automated as possible, ready to spring. [...] It's as simple as turning the ignition key, or pulling the trigger»
10  Ibid., — p. 13 : « The camera doesn't rape, or even possess, though it may presume, intrude, trespass, distort, exploit and, at the farthest reach of metaphor, assassinate – all activities that, unlike the sexual push and shove, can be conducted from a distance, and with some detachment. »
11  Ibid., — pp. 14-15 : « Still, there is something predatory in the act of taking a picture. To photograph people is to violate them, by seeing them as they never have ; it turns people into objects that can be symbolically possessed. Just as the camera is a sublimation of the gun, to photograph someone is a sublimated murder – a soft murder, appropriate to a sad, frightened time. »
12  Ibid., — p. 23 : « Photography implies that we know about the world as it looks. All possibility of under­standing is rooted in the ability to say no. Strictly speaking, one never understands anything from a photo­graph. [...] Nevertheless, the camera's rendering of reality must always hide more than it discloses. [...] In contrast with the amorous relation, which is based on how something looks, understanding is based on how it functions. And functioning takes place in time, and must be explained in time. Only which narrates can make us understand. »
13  Jay Maisel. Light, Gesture & Color, op. cit., — p. 12 : « What you are shooting doesn't matter, the real question is : Does it give you joy ?. »
14  Charles Baudelaire. Salon de 1859, in Œuvres complètes II. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 2004. — p. 627.
15  Jay Maisel. It's Not About the F-Stop, op. cit., — p. 28 : « There are no defined area of subject matter. It's without limit. The average person passes by many things that seem mundane and, therefore, are to be avoided. The one who stops and sees this object is not just the creator of the photo, but one who is enriched by many things overlooked by those desperately searching for photographs. They walk past these photographs unknowingly. [...]
«  It is our job and our joy to stop and see things that do not shout. Everything has a visual story to tell. We must learn to be aware of them. As we do, learn to stop saying, There is nothing to shoot. ».
16  « Make visible, what without you, might perhaps never have been seen. » – Robert Bresson, cité par Jay Maisel. Light, Gesture & Color, op. cit., — p. 178.
17  Ibid., — p. 84 : « Remember that most people (those who are not photographers) don't even see the things you missed. Many don't even look. Ergo, you are way ahead of the game. »
18  Willy Ronis. Paris, éternellement. Éditions Hoëbeke, Paris 2005 — p. 126.
19  Jay Maisel. Light, Gesture & Color. op. cit., — p. 16 : « I love when pictures ask questions or make other ask questions. »
20  Ibid., — p. 204 : « Don't overthink things in front of you. If it moves you, shoot it. If it's fun, shoot it. If you've never seen it before, shoot it. »
21  Jay Maisel. It's Not About the F-Stop, op. cit., — p. 18 : « [...] If you are fortunate enough to be open to what's in your field of vision, something wonderful happens. [...]. »
22  Ibid., — p. 54 : « Part of being free and open is not just to accept what's in front of you at the time you're shooting. It also means being free enough to accept surprises that happen to you in the editing process. »
23  Jay Maisel. Light, Gesture & Color, op. cit., — p. 242 : « Money and fame that photography can bring you are wonderful, but nothing can compare to the joy of seeing something new. »

vendredi 21 décembre 2018

JAY MAISEL ET L'EXPÉRIENCE PHOTOGRAPHIQUE. CHAPITRE TROISIÈME : GESTURE

III

GESTURE



« Que diable est-ce au juste le gesture ?. On m'a souvent posé cette question [...].
« Cela m'enchanterait si je pouvais trouver un mot moins ésotérique, plus approprié. Je me tournai donc vers le dictionnaire et confirmai l'analyse de ma fille comme ayant des tendances monomaniaques en concluant que le dictionnaire avait tort.
« Un dictionnaire a 42 définitions de la lumière, 30 définitions de la couleur, mais seule­ment quatre pour le gesture tel qu'il nous concerne, et parmi les quatre pas une mentionnant le gesture dans le contexte qu'il m'intéresse de vous présenter 1. »
Si j'ai omis de traduire le mot gesture dans cette citation de Maisel, c'est que je suis dans le même embarras que lui. Et plus même, puisqu'à la difficulté de définir le mot anglais s'ajoute celle de lui trouver un équivalent en français. Dans une étude antérieure, j'avais décrit la notion de gestuelle en photographie comme étant une manifestation du gesture 2. Ce n'était pas faux mais, comme on le verra, insuffisant. On se tromperait à traduire gesture simplement par « gestuelle ».
Or cette notion de gesture occupe une place importante, sinon essentielle, dans la des­crip­tion et la compréhension de la pratique photographique chez Jay Maisel. On lui est d'ailleurs redevable d'avoir porté cette notion au centre de la réflexion sur la photographie, et proposé par là un outil fécond pour l'interprétation des images photographiques en général. Même si, reconnaissons-le, cet apport n'a pas toujours été considéré à sa juste valeur. Il s'agit ici de rendre à cette notion la place fondamentale qu'elle doit occuper dans la description et la com­préhension de toute pratique photographique.
Au cœur de cette difficulté se trouve peut-être aussi le fait que Maisel tend à lui donner un sens très spécifique et tout personnel. Aussi, en première approche, écoutons ce que Maisel en dit lui-même, dans sa propre tentative d'en formuler le sens. Se référant encore aux dictionnaires, il pointe les équivalents suivants : « [...] essence (probablement le meilleur), caractéristique (aussi bon), et d'autres comme descriptif, révélateur, signature, et on s'éloigne avec calligraphie, indication, ad nauseam 3. » Parler de l'essence des choses semble donc, en première approche, un équivalent des plus adéquats. Mais cette notion d'essence est de pro­venance philosophique et connote une détermination métaphysique qui n'est sans doute pas ce que Maisel veut entendre sous ce mot. Mais poursuivons notre lecture :
« Gesture est l'expression de ce qui est au cœur de tout ce que nous photographions. Ce n'est pas seulement l'aspect déterminé sur un visage ; ce n'est pas seulement la grâce d'un danseur ou d'un athlète. Ce n'est pas seulement le visage tuméfié d'un boxeur ensanglanté. Il ne se limite pas seulement à l'âge ou à la jeunesse, aux gens ou aux animaux. Il existe dans une feuille, un arbre et une forêt. Il révèle l'innervation complexe d'une feuille, le déploiement en éventail des branches d'un arbre et, vu d'en haut, dans la belle texture d'une forêt.
« Il révèle l'essence de chaque chose que nous observons : humaine, minérale ou animale, ou d'une brique, d'une pierre ou du métal. Il ne s'arrête pas là. Nous le voyons dans les nuages, les foules, dans de magnifiques demeures, et dans d'humbles huttes. [...]
« Nous avons toujours cherché la chosé-ité (it-ness) de tout ce que nous photographions. Nous désirons aller au plus profond possible dans le sujet.
« J'appelle cela gesture. Vous pouvez l'appeler comme vous voulez, mais il impose d'identifier et de travailler pour aller au cœur de tout ce que vous voyez. J'ai dit voir, pas photographier, parce que si vous parvenez à en être conscients, votre vision intensifiera votre regard” et approfondira votre photographie 4. »
Si le terme « essence » peut en effet convenir pour une première approximation de ce qu'il faut entendre ici par gesture, il faut rester prudent quant à son application dans le champ de la photographie. Comme je le disais il y a un instant, ce terme est fortement chargé de con­notations métaphysiques hors de propos ici. Elles pourraient bien mener à des méprises et de l'incompréhension si nous nous obstinions à traduire gesture par essence. Car il ne s'agit pas ici, pour le photographe, de révéler des arrières-mondes, de manifester ce qu'il y aurait au-delà de ce qui se donne à voir. Non, cela n'est d'ailleurs pas dans le pouvoir de la photo­graphie. Maisel dit très bien en anglais ce qu'il faut entendre : c'est l'it-ness de ce qui se donne à voir qu'il faut saisir. C'est-à-dire le fait qu'une chose se donne pour ce qu'elle est dans son paraître même ; elle est ce qu'elle est telle qu'elle se montre. On pourrait traduire l'it-ness par « choséité » (thingness), c'est-à-dire ce qui fait que cette chose que je vois et que je peux saisir en image est bien cette chose-là et pas une autre, qu'elle se donne ainsi en offrant la plénitude de son être. C'est le τόδε τι d'Aristote, l'être-ça, le Das-sein.
Cette « définition » a au moins le mérite de nous écarter du terrain incertain de la méta­physique. Elle nous introduit dans celui de l'ontologie. La photographie a vertu onto­logique. Ce qu'elle montre n'est pas qu'une apparence ; c'est la vérité de la chose même en ce qu'elle se manifeste sous cette apparence que l'image photographique restitue. Le terme le plus spécifiquement philosophique qui pourrait alors s'appliquer à cet it-ness, c'est celui d'eccéité, qui fait que chaque chose a un (ou plusieurs) mode(s) d'apparaître qui en manifeste la spécificité, la « personnalité » la plus propre, sa vérité. Quand une photo me rend bien le vécu ressenti au contact d'une chose, d'une scène, d'une personne au point que j'en ressens la présence par l'image presque comme directe et immédiate, je m'écrie : « comme c'est bien vrai ! » ; « c'est bien ça, là, devant moi ! ». C'est de l'être des choses dont il est question avec le gesture au sens où l'entend Maisel.
Sans doute n'avons-nous encore rien gagné en clarté en traduisant gesture par eccéité. Et pourtant nous n'avons pas perdu notre temps. En écartant la traduction par « essence », on évite la connotation métaphysique du mot. Par nature, la photographie est ancrée sur le terrain du sensible, du monde visuel plus particulièrement, et ne saurait prétendre faire voir ce qui pourrait se trouver « au-delà ». L'expérience du gesture est strictement mondaine ; elle ne se réfère ou ne s'appuie sur aucun monde surnaturel ou irréel, ni prétend s'y projeter. L'expérience photographique du gesture, que ce soit à la prise de vue ou lors de l'observation d'une photo, est une expérience d'abord strictement sensible. L'« intellectuel » vient après. Elle fait toujours appel à nos dons d'observateur, de voyant surtout, avant de se transformer en une matière qui réclame de notre part interprétation.
C'est en effet dans ce deuxième mouvement, qui va du percevoir au comprendre (à la saisie du sens), qu'intervient notre savoir pour faire de ce que l'image photographique nous montre, quelque chose que nous pouvons comprendre, parce que nous pouvons l'interpréter. Mais il faut se garder d'appliquer cette « mécanique » à l'instant de la prise de vue. Le photographe photographiant, la plupart du temps, n'a guère le loisir d'« intellectualiser » ce qu'il fait. Ce qu'il perçoit et juge instantanément digne d'être photographié, s'impose à lui comme tel et commande quasi instantanément la décision d'appuyer sur le déclencheur. Percevoir-comprendre-interpréter constituent dans ce cas tous ensemble une expérience unique et instantanée. Expérience visuelle vécue qui entraîne (et par là même définit) l'acte de photographier. Il y a surgissement du gesture dans la scène qui l'impose comme devant-être-photographiée. Percevoir comme photographe c'est, ipso facto, comprendre ce que l'on voit (même si cela ne peut encore être exprimé de façon verbale), c'est-à-dire comme la reconnaissance et l'accueil du gesture, évidence irrésistible de l'eccéité de ce qui se donne à voir.
Cette réalité phénoménologique se vérifie chaque fois que l'on est poussé à photographier, c'est-à-dire chaque fois qu'une scène, un événement, un visage, un objet se révèlent à nous comme devant être photographiés. La déclosion du photographiable émerge précisément au terme de ce processus perceptif-interprétatif spontané et immédiat, intuitif tant il est instantané, et qui nous fait voir tel ou tel sujet comme éminemment spécifique, significatif – chargé de sens –, comme un particulier porteur du sens le plus général et universel, pour que nous nous sentions comme contraints, en tant que photographes, de le saisir et de le retenir. Ernst Haas disait : « Nous ne prenons pas des photos, nous sommes pris par elles 5. », exprimant remarquablement par cette belle formule combien l'expérience photographique émane d'abord des choses elles-mêmes et du monde avant que nous puissions rationaliser l'effet qu'ils exercent sur nous. Cette présence soudain dressée devant nous comme un impératif photographique, cette sourde insistance que peuvent parfois imposer à notre regard les choses visibles, est justement l'expression de leur gesture, de leur eccéité. C'est parce qu'elles nous apparaissant soudain comme exhibant leur propre vérité, exhibant leur être comme une irréductible évidence, qu'elles se donnent pleinement à nous et nous poussent à les photographier. Plus que la lumière, plus encore que la couleur, c'est le gesture des choses, leur pure présence porteuse de leur propre vérité, qui fonde l'acte photographique. Et par lui, toute l’expérience photographique.
Le gesture est potentiellement en chaque chose, scène, événement, personne... qu'il révèle en son être le plus propre, le plus vrai. Sans doute ne se révèle-t-il pas de manière évidente, impérative (comme devant-être-photographié) chaque fois que quelque chose se donne à voir. Ce n'est pas tant une « propriété » des choses à tout instant manifestée et visible, comme mise à la disposition du regard, qu'un mode d'apparaître dont le surgissement demeure dépendant de circonstances favorables. Ce peut être une relation avec d'autres choses qui le manifeste en le contextualisant, ce peut être une lumière évocatrice, une couleur suggestive, une certaine humeur du photographe... Ce surgissement du gesture, souvent inattendu, imprévisible, je le qualifierais volontiers d'épiphanie si ce mot n'était chargé de connotations religieuses, chrétiennes en particulier, dont il sera impossible de l'en expurger complètement. Επιφάνεια : action de se montrer, d'apparaître soudainement, de se révéler d'évidence. Ce mot grec fut forgé bien avant la naissance du christianisme qui lui a prêté tardivement ce sens si spécifique qu'on lui connaît aujourd'hui. Mais faisons l'effort de l'écouter d'une oreille grecque, et il raisonne alors comme une possible traduction du gesture.
Ce qui précède montre que le gesture, épiphanie de l'eccéité des choses, est toujours présent en tout, mais plus rarement visible. Cela vaut plus particulièrement pour les scènes ou événements – soumis au flux temporel à un tempo accéléré – de nature fugace ou éva­nescente. Dans la gestuelle notamment. À ce propos Maisel écrit : « Il m'arrive souvent de constater que quand l'on pense gesture, on le prend en termes d' ”action !” avec un point d'exclamation.
« Il est important de comprendre que le gesture peut être présent chez quelqu'un qui est complètement immobile, au repos ou même endormi. Vous pouvez montrer le gesture dans des domaines qui n'ont aucune relation du tout avec l'action. Vous pouvez le montrer comme de la résignation, de la tristesse, pensée, introspection, jouissance, acceptation, et plus 6! ».
En plusieurs endroits de ses écrits Maisel nous fait ainsi part de son expérience du gesture. Il est au cœur de son expérience de photographe et s'il éprouve des difficultés à la rationaliser – ces mêmes difficultés que nous avons nous-mêmes rencontrées –, il en décrit en revanche remarquablement le vécu : « Il est évident que ce n'est pas seulement les gens qui ont le gesture », écrit-il, « [...] Il est en tout ce que nous observons... il est là.
« Choisissez le gesture que vous voulez montrer. Cela vous rendra infiniment plus attentif au monde qui vous entoure. Il va élargir votre perception et votre attention à l'égard de tout chose 7. » L'expérience photographique se fait ici amplification de la conscience du monde qui nous environne, de notre relation avec lui. Elle nous certifie notre être-dans-le-monde sans quoi la photographie ne serait pas possible. Le gesture, l'épiphanie de la vérité de ce qui se donne à voir (et à photographier), sera donc l'expérience première et fondamentale à partir de laquelle toute l'expérience photographique peut être décrite 8.


Jay Maisel. Light, Gesture & Color, op. cit., — p. 3 : « Just what the hell is gesture ?” This question has been put to me often . [...]
«  I wondered if I could find a word less esoteric, more to the point. So, I went to the dictionary and I confirmed my daughter's analysis of me having egomaniacal tendencies by concluding that the dictionary was wrong.
« One dictionary has 42 definitions of light, 30 definitions of color, but for gesture only four that concern us, and of that four, there is not one mention of gesture in the context I am interested in showing you. »
2  Marc Wauman. « Note sur la gestuelle en photographie » in https://memory-of-time.blogspot.com. Billet du 8 juin 2013.
3  Jay Maisel. Light, Gesture & Color, op. cit., — p. 3 : « [...] essence (probably the best), characteristic (also good), and others like descriptive, revealing, signature, and off we go with calligraphy, indication, ad nauseam. »
4  Ibid., — pp. 3-4 : « Gesture is the expression that is at the very heart of everything we shoot. It's not just the determined look on a face ; it's not just the grace of a dancer or athlete. It's not only the brutalized face of the bloodied boxer. Neither is it only limited to age, or youth, or people, or animals. It exists in a leaf, a tree, and a forest. Ir reveals the complicated veins of the leaf, the delta-like branches of the tree, and when seen from the air, the beautiful texture of the forest.
« It reveals the essence of each thing we look at: human, mineral, or brick, stone, or metal. It doesn't stop there. We see it in clouds, crowds, magnificent mansions, ans humble huts. [...]
« We have always wanted to find the it-ness of anything we shoot. We want to get as deep into the subject as we can.
« I call it gesture. You can call it anything you like, but it involves identifying and working to get to the heart of everything you see. I said, see, not shoot, because as you become aware of it, your seeing will intensify your looking” and deepen you shooting. »
5  Cité par Maisel. It's Not About the F-Stop, op. cit., — p. 18.
6  Jay Maisel. Light, Gesture & Color, op. cit., — p. 90 : « One of the things that occurred to me was that when people think of gesture, they think in terms of “Action !” with an exclamation mark.
« It's important to realize that gesture can be about someone who is absolutely still, in repose or even asleep.
« You can show gesture in another area that has no relationship to action at all. You can show resignation, sorrow, thought, introspection, delight, acceptance, and more. »
7  Ibid., — p. 4 : « It's obvious that it's not just people who have gesture. It's in everything we look at [...]. If we look... it's there.
« Choose the gesture you wish to show. It will make you infinitely more aware of the world around you. It will broaden your perception and awareness of everything. »
8  Cette notion de gesture telle que Maisel l'a découverte et promue, et telle que j'ai essayé ici de la comprendre, ne s'applique certainement pas à la photographie exclusivement. On peut très bien le saisir comme clef herméneutique pour interpréter d'autres formes d'expression artistique. Dans la poésie notamment – où le gesture se fait langage –, dans la musique aussi, et certainement dans tous les autres arts plastiques tels que la peinture. À cet égard je ne peux m'empêcher de citer ici un passage de La métamorphose des dieux d'André Malraux relatif au sens de l'œuvre picturale (André Malraux. Écrits sur l'art II. Œuvres complètes V. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 2004 — p. 841) : « Le peintre du Tch'an, du zen, de tout l'Extrême-Orient essentiel, pensant à ce qu'il va peindre, se pose la question de Mallarmé : “ Qu'est-ce que cela veut dire ?  Il n'en attend pas une réponse intellectuelle ou logique. En français, il pourrait traduire :  Que signifie ceci ?  par :  quel est son signe ? ”. Les langues de l'Extrême-Orient, son esprit même, postulent ou suggèrent que tout grand artiste peut découvrir le signe de ce qu'il a choisi ; parce que, deux mille ans durant, dévoiler l'univers, le transformer en signes et le soumettre ainsi à l'homme, fut la fonction propre de la peinture. »
Je ne me risquerais pas à affirmer que ce que Malraux nomme ici  signe  soit une traduction du gesture selon Maisel. Cela veut plutôt dire que l'œuvre d’art se doit de mettre au jour une vérité des choses, de ce qu'elles montrent, manifestent, désignent, et qui n'apparaît sans doute pas de manière aussi évidente à tous. Contre Werner Gombrich, Malraux a raison : l'art ne vise pas l'illusion, et la photographie – que Malraux n'a pas considérée en tant qu'expression artistique – lui aurait peut-être donné l'argument le plus probant contre la thèse de Gombrich.