V
L'ŒUVRE
DE JAY MAISEL
Jay Maisel est un photographe
« populaire ». J'entends par là, ce qui justifie les
guillemets, non qu'il soit connu du tout grand public – à l'instar
de Nadar, de Cartier-Bresson ou... David Hamilton –, mais qu'il est
reconnu par ses pairs. Son œuvre photographique inspire le respect
et suscite des vocations. C'est une œuvre dont l'influence est
patente et significative... parmi les photographes. Pour le grand
public, il reste à peu près un inconnu. Pour les musées aussi –
ce qui laisse planer le soupçon que les commissaires en connaissent
autant de la photographie de Maisel que le grand public qui l'ignore.
Mais laissons-là ces persiflages.
Sa faible représentation muséale
ne laisse pas d'étonner au regard de cette « popularité »...
confidentielle. Comme si les photographes n'étaient pas à même de
juger la valeur de leurs confrères. Dans le cas précis de Maisel,
on peut même parler d'ostracisme. Il fut pourtant, dès la fin des
années 60 et durant tout le courant de la décennie suivante, un
représentant et promoteur majeur de la photographie couleur, dans le
sillage de Ernst Haas notamment, et avant Eggleston, Shore,
Meyerowitz et consorts. S'il ne fut pas, à proprement parler, un
pionnier de la photographie couleur (pas plus que ceux que je viens
de mentionner), il n'en reste pas moins un de ses représentants les
plus influents. Mais il fut sans doute victime de cette conception de
l'histoire de la photographie couleur dévoyée par John Szarkowski
qui a cru, et a finit par convaincre, que William Eggleston avait en
premier créé le langage adéquat à la présence des couleurs dans
l'image photographique. On sait que cette opinion s'est forgée comme
le rejet des prétentions à l'art de la photo couleur confondue avec
les productions des amateurs photographes et les professionnels de la
publicité. Leur propension à chercher les couleurs franches et
saturées, criardes même parfois – mais n'étaient-ils pas sous
l'influence des productions pop art, qui avait pourtant bien trouvé
le chemin des cimaises ? –, au détriment parfois du sens de
l'image, avaient convaincu les puristes de la photographie d'art que
la couleur est le fait du vulgus pecus, du vulgaire, et que,
par conséquent, elle ne pouvait qu'exprimer de la vulgarité.
Pourtant les travaux d'un Maisel ou d'un Ernst Haas étaient déjà
d'une tout autre facture. C'est en cela que le directeur du
département de la photographie au MoMA new yorkais dans les années
70 avait perfidement loué la photographie couleur de Ernst Haas –
dont l'exposition dans le célèbre musée new yorkais était encore
un héritage de son prédécesseur Edward Steichen, alors juste parti à
la retraite. En lui reconnaissant le talent d'associer les belles
couleurs de manière judicieuse, Szarkowski éreintait Ernst Haas en
insinuant que sa conception de la photo couleur était facile et
naïve. Cette feinte louange était plutôt l'expression d'un rejet
de fait qui allait se confirmer, en 1976, avec la mise en épingle de
l'œuvre de William Eggleston 1.
S'inscrivant largement et ouvertement dans le sillage de Ernst Haas,
le travail photographique de Maisel n'apparaissait dès lors que
comme la prolongation, ou une variante, de celle-là, le condamnant
tout aussitôt comme inintéressant. Les dés étaient pipés avant
même que le jeu commençât.
Ce n'est peut-être pas la seule
raison qui a mené à cet ostracisme muséal. La photographie de
Maisel était en outre frappée d'une tare plus lourde encore :
celle d'être le produit d'un photographe commercial. Parce qu'un
« commercial » ne saurait être « artiste »,
selon ce dogme arrogant et méprisant, puéril tout à fois, il
n'avait pas sa place dans un musée d'art. Certes les choses ont
changé depuis, mais l'opprobre de Szarkowski qui plane sur tout un
courant majeur de la photographie couleur, et la mise en avant
d’œuvres jugées plus dignes d'être qualifiées
d'« artistiques », selon des critères qui lui sont très
personnels, aura pesé deux décennies durant sur la représentation
muséale de ceux qui, paradoxalement, avaient les premiers proclamé
suffisamment fort l'évidence de la couleur dans la photographie pour
que l'œuvre des Eggleston, Shore, Meyerowitz... se frayât le chemin
des cimaises. Il n'est pas douteux non plus que les canons
esthétiques de la publicité eussent aussi joué un rôle négatif
dans cette appréciation. La publicité est alors sous l'influence du
pop art, de ses couleurs intenses, saturées, contrastées,
alimentant ainsi le jugement ordinaire, initié par Walker Evans, que
la couleur est vulgaire. On ne saurait donc être un artiste si l'on
est un commercial pour les raisons évoquées ci-dessus, et peut-être
aussi parce que règne encore un résidu romantique issu du XIXe
siècle, selon lequel il ne semblait pas normal qu'un artiste gagnât
de l'argent comme a pu le faire Maisel. C'est le mythe tenace du
Lumpenkünstler qu'on essayait encore de nous faire avaliser.
Cet antagonisme commercial ↔
artistique est d'autant moins justifié que l'histoire de l'art
multiplie les exemples d'artistes qui, en marge d'un travail
alimentaire, se ménageaient la liberté requise pour poursuivre la
réalisation de leur œuvre propre. C'est le cas de Maisel. Nombre
des photos qu'il propose comme étant les plus représentatives de
son expression n'ont pas été faites dans le cadre d'une commande.
Certaines, cependant, le sont. Par quoi les reconnaît-on ? Rien
ne permet de les distinguer si l'artiste lui-même ne nous le dit
pas. Que des travaux publicitaires puissent aussi constituer le
terreau d'une œuvre personnelle et originale est un fait que l'on ne
saurait nier ni, surtout, qu'on ne pourrait prendre comme prétexte
pour rejeter une œuvre dans son entièreté. Il serait peut-être
temps de considérer l'œuvre de Maisel en faisant abstraction du
photographe commercial à succès qu'on connaît pour ne considérer
ses photos que pour elles-mêmes, et dépasser ainsi ce distinguo
stérile qui aveugle encore trop souvent les nostalgiques de l'art
pour l'art, et qui se permettent de juger une œuvre de haut.
Jusqu'à ce que s'impose la
photographie couleur sur les cimaises des musées d'art moderne,
régnait une esthétique de la photo centrée sur l'image
monochromatique. Depuis le pictorialisme de la fin du XIXe
siècle et du début du XXe, on louait
l'image photographique noir et blanc en ce quelle allait à
l'essentiel, sans décors ni effets parasites. Ce qui excluait la
couleur perçue comme superflue, distrayante et inutile. On dira
peut-être que ce rejet de la couleur était imposé par la
limitation des moyens techniques pour la reproduction des couleurs.
Je ne le pense pas ; les photographes d'alors étaient vraiment
aveugles aux couleurs. Non qu'ils ne les aperçurent pas, mais qu'ils
étaient incapables de les saisir comme incitants émotionnels. C'est
pourtant chose étrange d'affirmer que le noir et blanc va à
l'essentiel en excluant justement ce qui, dans de nombreux cas, doit
donner sens à l'image. Tout ce que la couleur apporte était ainsi
nié, notamment la qualité de la lumière, notamment la
structuration de l'espace par valeurs chromatiques (et non plus par
les seules densités de gris), notamment l'expérience émotionnelle
que seule la couleur peut susciter. Le noir et blanc se révèle en
fin de compte plutôt comme un rendu particulièrement abstrayant du
réel alors que, justement, il prétendait s'en rapprocher au plus
près. Telle était la position des artistes photographes éduqués
dans l'ombre d'Alfred Stieglitz, lorsque fut dépassée l'esthétique
stérile et servile du pictorialisme, appelant nécessairement la
photographie couleur. Ce fut le cas quand apparu le premier film
couleur effectivement utilisable. Mais cet achèvement du dépassement
du pictorialisme ne se fit cependant pas aussi naturellement.
Car si la couleur aura permis
d'accomplir le dépassement de la vision monochromatique et, avec
elle, du pictorialisme (jusqu'à ce que la photo numérique et
Photoshop l'eurent remis au goût du jour), ce dépassement ne fut
pourtant pas une révolution. Les images en couleur étaient
naturellement répandues ; la peinture avait appris à voir le
monde en couleur. Et c'est peut-être justement sa formation auprès
du peintre Josef Albers qui aura permis à Maisel d'accomplir ce
dépassement avec brio. Pour quelqu'un qui avait fréquenté son
cours et appris que, en matière de couleurs, ce qui compte « n'est
pas la prétendue connaissance de prétendus faits, mais la vision –
le voir. Le voir implique ici Schauen (comme dans
Weltanschauung) et va de pair avec le fantasme,
l'imagination 2. »,
il ne pouvait être question d'ignorer les couleurs, leur
« langage », leur suggestivité affective, leur
interaction et leur instabilité – bref tout ce que le noir et
blanc manque. Nul doute que chez Maisel, même s'il se décrit comme
un lousy painter, un mauvais peintre, c'est la peinture qui
lui ouvre le domaine des couleurs en photographie.
Quand notre photographe entame sa
carrière de coloriste, le pop art est encore bien vivant. Ce dernier
aura imposé le goût des couleurs franches, contrastées, saturées
et lumineuses. Le film Kodachrome répondait parfaitement à cette
sensibilité. Elle était partagée par les principaux coloristes de
l'époque : Ernst Haas en premier. Véritable pionnier de la
photo couleur ; malheureusement pour lui, « simple »
photojournaliste de l'agence Magnum. Ou par le brillant et exubérant
Pete Turner. Maisel, avec ceux-là, propagèrent le goût et le sens
de la couleur en photographie. Leur influence fut énorme, jusques y
compris chez les photographes amateurs qui, les premiers peut-être,
avaient saisi d'instinct la couleur comme modalité expressive dans
la photo : couchers de soleil sanglants, peinture rutilante des
automobiles neuves ou des panneaux publicitaires, vert soutenu de la
végétation, bleu infini du ciel et de l'océan... Mais aussi naïve
fut-elle, cette appréciation de la couleur permit une réelle
éducation du regard à la couleur dont Eggleston et les autres
furent les premiers à en bénéficier. Leur reconnaissance comme
artistes photographes coloristes et, avec elle, celle de la photo
couleur comme mode d'expression artistique, se fondent sur cette
première expérience de la couleur. Eggleston lui-même n'a jamais
caché que son regard s'est forgé à l'observation des clichés
couleur d'amateurs dans le laboratoire photo où il officiait.
Nouvelle illustration, s'il le fallait, que l'évolution du regard en
photographie provient le plus souvent de la pratique la plus profane,
celle de l'amateur en l'occurrence. C'est que la couleur s'offre au
regard de tous – même si tous ne la « voient » pas –,
et n'est pas une matière si subtile que seul l'artiste pourrait la
percevoir et l'utiliser.
L'originalité de Maisel est
précisément d'avoir reconnu ce fait, et de l'avoir conjugué avec
l'auxiliaire émotionnel que les couleurs appellent. Quand il dit
qu'il faut photographier ce qui nous émeut, il entend par là, tout
d'abord, l’ébranlement affectif que la couleur suscite. Pas sûr
que ceux qu'on loue trop fort comme les pionniers de la couleur
l'aient ainsi perçu. Ce qui est fort embarrassant pour eux car c'est
par ce truchement émotionnel que les spectateurs abordent leurs
images, en y cherchant – et y trouvant parfois – quelque chose
que le photographe n'avait pas l'intention de révéler. Ainsi quand
John Szarkowski, rédigeant l'introduction au catalogue de
l'exposition d'Eggleston en 1976 au MoMA, évoque telle image du
photographe en la commentant ainsi :
« Considérons par exemple
la photo de la page 75.
« Pensez-là comme une
image qui décrit des limites [...], les limites qui séparent le
jour de la nuit, le temps des ombres dures et de la chaleur jaune de
celui du crépuscule au bleu froid opalescent, le temps de la
distinction entre les vies séparées et publiques du jour de celui
des vies privées du soir, le point où les familles commencent à
se rassembler à nouveau sous leurs toits ancestraux et quand le
voisinage résonne de voix de femmes criant des noms d'enfants 3. »
Une telle description pourrait
s'appliquer à maintes photos de Jay Maisel.
1 Phillip
Prodger. « Ernst Haas – another history
of color » in Ernst Haas, Color
Correction. Steidl Verlag, Göttingen 2011. Non
paginé. « The best example of this
posture was Szarkowski's advocacy for William Eggleston, whom he
helped to make famous. American to his core and a product of the
Deep South, Eggleston was everything Haas was not – frank, direct,
and disaffected. Though much of his subject matter was the same –
old tires, signs, cars, torn posters, and parkingmeter, for example
– Eggleston confronts the ordinariness of such things without
embellishment. Whereas Haas was concerned with personal expression,
Eggleston is concerned with vernacular tradition. Its cousins are
not paintings, but the ruthless onslaught of snapshot, documentary,
and advertising imagery that Haas helped create as a commercial
photographer.
« Szarkowski's
reluctance to support Haas is evident in his press release for Ernst
Haas Color Photography. Describing
color as “a
new philosophy of seeing”,
Szarkowski is quoted, “the
color in color photography has often seemed an irrelevant decorative
screen between the viewer and the fact of the picture. Ernst Haas
has resolved this conflict by making the color sensation itself the
subject matter of his work. No photographer has worked more
successfully to express the sheer physical joy of seeing.”
[“Ernst
Haas
– Color Photography”,
press
release, August 4, 1962, Museum of Modern Art, New York].
Szarkowski's text is damning in its faint praise. Describing the
“color
sensation”,
that is to say, the personal experience of color, as the subject of
Haas' work is to neglect the other elements that make his
photographs so powerful. Absent is any discussion of the composition
themselves – the choice of subjects, their formal sophistication,
or the quality of the prints. Reading the press release, one has no
sense of what is actually depicted in Haas' Photographs. It is as of
color is all that matters.
[...]. »
Je
considère cet essai de Phllip Prodger comme un des textes les plus
pertinents relatif à l’histoire de la photographie couleur.
2 Josef
Albers. L'interaction des couleurs, op. cit., — p. 11.
3 John
Szarkowski. « Introduction » au William Eggleston's
Guide. The Museum of Modern Art. New York 1976. Réimpression
2011, pp. 12-13 : « For
example, consider the picture on page 75.
« Think
of it as a picture that describes boundaries [...],
the boundary that separates day from
evening, the time of hard shadows and yellow heat from de cold blue
opalescent dusk, the time of demarcation between the separate and
public lives of the day and the private communal lives of evening,
the point at which families begin to gather again beneath their
atavistic roofs ans the neighborhood sounds with women's voices
crying the names of children. »