dimanche 16 décembre 2018

JAY MAISEL ET L'EXPÉRIENCE PHOTOGRAPHIQUE. CHAPITRE DEUXIÈME : COULEUR

II

COULEUR



La couleur est fille de la lumière. Parce que la lumière révèle la couleur, aussi parce qu'elle en détermine la qualité. La dépendance de la couleur à la lumière est telle qu'il faut considérer la couleur comme une manifestation, peut-être seulement indirecte selon les cas, de la lumière. Et s'il n'y a pas de couleur sans lumière, cette dernière ne saurait être perçue sans une quelconque qualité chromatique. L'interdépendance des deux est totale.
La couleur est un phénomène extraordinairement instable quant à son apparence. Toute fluctuation de la lumière, aussi subtile soit-elle, influence notre perception de la couleur d'une manière telle que nous ne pouvons nous empêcher de la considérer comme quelque chose dont la variabilité, l'instabilité, la volatilité, l'évanescence la rend comme insaisissable, indé­finissable – indescriptible certainement – et qui ne laisse pas de séduire et de déconcerter à la fois. C'est que la couleur, c'est aussi des couleurs. C'est non seulement une vaste palette aux nuances infinies, c'est aussi leur interaction les unes avec les autres qui les fait dialoguer entre elles dans un langage que nous ne pouvons saisir qu'intuitivement. Comme les lettres ne valent et prennent sens dans le mot et le texte cohérent qu'elles construisent ; comme la note se trouve justifiée par la totalité du développement de la mélodie. Tout cela ajoute à la difficulté de saisir de manière adéquate et certaine l'apparence des couleurs. Pour achever la confusion, nous ne saurions percevoir une couleur, ou une association de couleurs, autrement que comme un événement qui ne manque jamais d'éveiller en nous tout un branle affectif, émotionnel même. Sans vouloir faire un jeu de mot facile, la perception de la couleur éveille toujours une palette émotionnelle aux mille nuances.
D'où la vertu éminemment séductrice des couleurs. Demandez à un enfant de dessiner : il ne le fera pas seulement avec un crayon noir ; il exigera sa boîte de crayons de couleur. Et d'y choisir les plus intenses, les plus saturées, celles qui « en jettent ». De les associer dans les juxtapositions et contrastes les plus forts, les plus inattendus. Par tout cela il sera convaincu que son dessin sera « beau ». Ne pas colorier serait pour lui laisser son dessin inachevé. Lui ferait-on remarquer que son dessin serait tout aussi beau sans les couleurs qu'il vous regardera avec des yeux effarés. Non, pour l'enfant, les couleurs ne sont pas coloriage.
Il n'en va pas de même pour les adultes. Ils ont perdu le sens des couleurs, et tout particulièrement leurs suggestions affectives. Cela même qui fait que les enfants sont si attirés par les couleurs, en particulier par les plus vives, celles qui expriment leur propre état émotionnel, intense et contrasté – impératif. L'adulte est plus « raisonnable », c'est-à-dire apathique. Le sens des couleurs s'est émoussé chez lui, il lui est devenu indolent, indifférent. C'est qu'être raisonnable, c'est avoir appris à « maîtriser ses émotions », c'est-à-dire à les étouffer, les ignorer, les nier. Dès lors les couleurs perdent leur vertu d'évocation émotionnelle qui les rend si séduisantes aux enfants. Elles ne sont plus perçues par l'adulte que comme signes de valeurs convenues. Le feu de signalisation routière (dont le qualificatif dit tout de sa fonction) passe au rouge ; je perçois le rouge du feu non pour lui-même, mais comme l'impératif de m'arrêter ; en l'occurrence comme un interdit. Ceci est pure convention certes, mais elle s'impose par-dessus toute autre interprétation possible. La phénolphtaléine vire ou pourpre : c'est le signe que la solution est alcaline. Ceci est un pur fait objectif : nulle valeur affective ici. C'est pourtant un beau pourpre ; il finit ordinairement à l'évier. Le monde raisonnable des adultes n'a plus de couleurs que comme simples instruments au service de fonctions extérieures, étrangères ou hétérogènes à la pure perception des couleurs. Elles n'éveillent plus chez lui de tonalités affectives qui le saisissent, le surprennent et l'émeuvent. L'adulte a appris à dompter la charge émotive des couleurs en se rendant aveugle à leur sens immédiat.
Mais il n'en est pas ainsi de l'artiste. Sa propension à vivre comme un grand enfant lui réserve le privilège de n'avoir rien perdu de cet émerveillement devant le monde des couleurs. Encore que si cela est vrai pour un artiste pictural, ce l'est peut-être moins pour un photo­graphe. Que l'on se souvienne ici de l'oukase proférée par Walker Evans qualifiant la couleur de « vulgaire ». Certes il a amendé sur le tard ce jugement par trop péremptoire. Il n'en reste pas moins symptomatique de cette génération de photographes qui a grandi et élaboré une œuvre photographique au temps du film noir et blanc, génération qui n'a su négocier le virage de la couleur, amorcé dès 1935 avec l'apparition du film Kodachrome. Un film qui permettait enfin de réaliser des photos couleurs presque aussi aisément qu'en noir et blanc 1. Un film qui allait bouleverser le regard photographique.
L'acceptation d'une vision photographique des couleurs ne s'est cependant pas imposée sans difficultés. L'entrée de la photo couleur dans les musées et les galeries d'art marque seulement le début de la résolution d'un conflit qui apparaît aujourd'hui, rétrospectivement, comme celui de deux générations : celle du noir et blanc et celle du Kodachrome. Pour cette dernière la couleur « va de soi », puisqu'elle l'observe tout autour d'elle et dispose du moyen technique de la rendre. Pour le génération précédente, en revanche, sans moyen commode et stable pour reproduire les couleurs, il a fallu, tout au contraire, faire l'abstraction des couleurs dans la perception. Effort singulier qu'elle s'est prise à considérer comme une démarche artistique en soi ; octroyant par là à la photographie le droit de se réclamer comme art. Ce tournant dans l’histoire du regard photographique, pour évident qu'il nous paraisse aujourd'hui, a quand même du être négocié au prix d'un grand effort pour surmonter les préjugés ordinaires qui dominaient alors les jugements sur la photographie couleur : « une photo couleur, c'est du noir et blanc colorié », « la photo couleur, c'est juste bon pour faire de la publicité », « la couleur n'est là que pour satisfaire la naïveté esthétique des amateurs du dimanche », etc. Entendez par là que la couleur n'avait de justification que selon l'usage auquel on la destinait. La photographie a du apprendre à voir en couleur, alors que la peinture l'a toujours fait. Paradoxe : la photographie a révélé que l'on pouvait être aveugle aux couleurs.
Jay Maisel appartient à la génération Kodachrome. S'il a fait ses débuts en photographiant en noir et blanc, c'était contre la nature de son regard photographique : « J'ai photographié en noir et blanc, mais je n'ai jamais vu en noir et blanc. J'ai toujours vu en couleur 2. » Il est de ceux pour qui photographier en couleur est aussi naturel que respirer. Cela ne saurait étonner quand on se penche sur son parcours éducatif. Formé aux arts graphiques et à la peinture, il eut pour maître le peintre Josef Albers notamment. Josef Albers, c'est l'« hommage au carré ». C'est aussi l'auteur d'un livre des plus fondamentaux sur la couleur : L'interaction des couleurs 3. Ouvrons cet ouvrage, lisons-en l'introduction, et tirons-en les paragraphes suivants :
« Dans sa perception visuelle une couleur n'est presque jamais vue telle qu'elle est réellement – telle qu'elle est physiquement. Cette constatation fait de la couleur le moyen d'expression artistique le plus relatif.
« Pour utiliser efficacement les couleurs, il est indispensable d'admettre que la couleur trompe continuellement. À cet effet, il ne faut pas commencer par étudier les systèmes de couleurs préétablis.
« Il faut d'abord apprendre qu'une seule et même couleur appelle des lectures innom­brables. Au lieu d'appliquer mécaniquement ou de simplement sous-entendre des lois et des règles d'harmonie, on produit des effets de couleur distincts – en admettant l'interaction des couleur [sic] – en obtenant, par exemple, que 2 couleurs différentes aient l'air identiques, ou presque.
« Tout comme la connaissance de l'acoustique ne rend pas musicien – ni en tant que producteur ni en tant qu'amateur – aucun système de couleurs ne peut en lui-même développer la sensibilité à la couleur 4. ».
Je ne saurais trop recommander la lecture – et les exercices pratiques qu'il propose – de ce petit ouvrage. Non seulement cela permettra de s'ouvrir à la véritable sensibilité aux couleurs, mais permettra aussi de comprendre la démarche d'un photographe coloriste comme Maisel. Car pour ce dernier, photographier en couleur n'est pas seulement le désir de montrer qu'il arrive, dans ce monde de couleurs, ce que l'on pourrait appeler, à la suite de Garry Winogrand, des « événements couleur » (color events). C'est-à-dire la conjonction fortuite et aléatoire d'associations de couleurs dans une scène, la rendant par cela même éminemment photo­graphiable et ce, exclusivement en couleur.
Pour Maisel en effet, la couleur, dans une photo, doit participer à la perception émotion­nelle de la scène représentée. Or celle-ci ne peut émerger effectivement que si la couleur elle-même fait partie intégrante de la scène, comme ce qui la modèle ou la structure, assurant ainsi la photographiabilité de l'image. La couleur doit y devenir donatrice de sens. C'est dire qu'un tohu-bohu de couleurs ne permettra pas cet effet ; une telle bigarrure a pour effet ordinaire de les faire s'annuler toutes et non pas de permettre leur interaction féconde. Une telle photo aura peut-être un effet tel qu'il justifierait le jugement de Walker Evans (ce n'est que dans un tel cas qu'il avait raison, mais il ne le savait pas). Car c'est bien l'interaction des couleurs qui cons­titue la structure signifiante de l'image telle qu'elle ne saurait plus être interprétée adé­quatement si elle devait être reproduite en noir et blanc. Que l'on se souvienne ici des expériences de Joël Meyerowitz, et qui le poussèrent définitivement à adopter la photographie couleur 5. Mais viser une couleur pour elle-même, indépendamment du « reste » du contenu de l'image peut mener au même résultat d'annihilation de tout intérêt à cette photo. Une couleur ne « parle » qu'associée à l'objet qu'elle recouvre. Maisel nous met en garde contre cette tentation. Si vous photographiez la couleur pour elle-même, et que vous éditez cette photo en noir et blanc, cela en fera une photo toujours aussi mauvaise. Il n'y a probablement pas de « mauvaises » couleurs, mais seulement une mauvaise manière de les appréhender, c'est-à-dire quand on reste sourd au dialogue qu'elles instaurent quand elles sont mises en juste asso­ciation. Percevoir le monde en couleur n'est pas seulement le fait d'une certaine capacité perceptive de nos yeux (que la plupart des animaux ne partage pas avec nous) mais aussi la résultante de notre passé, de notre éducation, de notre culture et de notre environ­nement. Percevoir des couleurs est quelque chose qui s'apprend et ne peut être réduit au seul fait perceptif défini physiologiquement et que la photo reproduirait « objectivement ». Non, photographier en couleur, rendre une photo intéressante du fait qu'elle est en couleur est un des plus originaux moyen d'expression d'une subjectivité créatrice.
On a loué Maisel comme un coloriste de génie. C'est sans doute justifié, et il le doit à sa formation de peintre. D'autres pourtant l'ont précédé qui n'avaient pas ce parcours. Notam­ment son maître en photographie couleur Ernst Haas. Or ce dernier est venu spontanément du noir et blanc à la couleur. C'est dire l’extraordinaire pouvoir d'attraction de la couleur. Même si, aujourd'hui encore, le noir et blanc garde tout son prestige, il le doit plus à son passé que parce qu'il conquiert de nouveaux territoires du visible. Il repose sur son passé et moins sur ce qu'il impose comme dépouillement du regard par l'abstraction de la couleur. Comme si photographier en couleur n'imposerait pas aussi un dépouillement du regard et serait par là d'autant plus facile. Or photographier en noir et blanc aujourd'hui requiert un regard tendu vers une abstraction déréalisante du monde et des choses en en niant précisément la couleur. C'est la revanche des couleurs ; un photographe ne peut plus aujourd'hui ne plus les aper­cevoir. Dès lors, vouloir ignorer leur présence exige en effet un véritable effort. Photographier en noir et blanc c'est contourner une réalité que l'on ne veut pas rendre. L'abstraction du noir et blanc n'est donc pas une performance si exceptionnelle que seuls quelques rares artistes seraient en mesure de réaliser avec succès. Non, c'est photographier en couleur qui est difficile, précisément parce que cela peut paraître si facile.


1 À la prise de vue tout au moins, si on le compare avec le procédé Autochrome des frères Lumière. En revan­che le tirage papier à partir de ce film positif restait difficile et onéreux.
2 Jay Maisel. Light, Gesture & Color, op. cit., — p. 166 : « I've shot in black and white, but I never saw in black and white. I always saw in color. »
3 Josef Albers. L'interaction des couleurs. Trad. fr., Éditions Hazan, Paris 2008. — L'édition originale en anglais est parue en 1963.
4 Ibid., — p. 11.
5 On trouvera reproduites certaines de ces expériences, avec les explications de l'auteur, dans l'ouvrage rétro­spectif récemment de son œuvre : Joel Meyerowitz. Where I Find Myself. Laurence King Publishing, London 2018. — pp. 284-309.

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