II
COULEUR
La couleur est fille de la
lumière. Parce que la lumière révèle la couleur, aussi parce
qu'elle en détermine la qualité. La dépendance de la couleur à la
lumière est telle qu'il faut considérer la couleur comme une
manifestation, peut-être seulement indirecte selon les cas, de la
lumière. Et s'il n'y a pas de couleur sans lumière, cette dernière
ne saurait être perçue sans une quelconque qualité chromatique.
L'interdépendance des deux est totale.
La couleur est un phénomène
extraordinairement instable quant à son apparence. Toute fluctuation
de la lumière, aussi subtile soit-elle, influence notre perception
de la couleur d'une manière telle que nous ne pouvons nous empêcher
de la considérer comme quelque chose dont la variabilité,
l'instabilité, la volatilité, l'évanescence la rend comme
insaisissable, indéfinissable – indescriptible certainement –
et qui ne laisse pas de séduire et de déconcerter à la fois. C'est
que la couleur, c'est aussi des couleurs. C'est non seulement
une vaste palette aux nuances infinies, c'est aussi leur interaction
les unes avec les autres qui les fait dialoguer entre elles dans un
langage que nous ne pouvons saisir qu'intuitivement. Comme les
lettres ne valent et prennent sens dans le mot et le texte cohérent
qu'elles construisent ; comme la note se trouve justifiée par
la totalité du développement de la mélodie. Tout cela ajoute à la
difficulté de saisir de manière adéquate et certaine l'apparence
des couleurs. Pour achever la confusion, nous ne saurions percevoir
une couleur, ou une association de couleurs, autrement que comme un
événement qui ne manque jamais d'éveiller en nous tout un branle
affectif, émotionnel même. Sans vouloir faire un jeu de mot facile,
la perception de la couleur éveille toujours une palette
émotionnelle aux mille nuances.
D'où la vertu éminemment
séductrice des couleurs. Demandez à un enfant de dessiner : il
ne le fera pas seulement avec un crayon noir ; il exigera sa
boîte de crayons de couleur. Et d'y choisir les plus intenses, les
plus saturées, celles qui « en jettent ». De les
associer dans les juxtapositions et contrastes les plus forts, les
plus inattendus. Par tout cela il sera convaincu que son dessin sera
« beau ». Ne pas colorier serait pour lui laisser son
dessin inachevé. Lui ferait-on remarquer que son dessin serait tout
aussi beau sans les couleurs qu'il vous regardera avec des yeux
effarés. Non, pour l'enfant, les couleurs ne sont pas coloriage.
Il n'en va pas de même pour les
adultes. Ils ont perdu le sens des couleurs, et tout particulièrement
leurs suggestions affectives. Cela même qui fait que les enfants
sont si attirés par les couleurs, en particulier par les plus vives,
celles qui expriment leur propre état émotionnel, intense et
contrasté – impératif. L'adulte est plus « raisonnable »,
c'est-à-dire apathique. Le sens des couleurs s'est émoussé chez
lui, il lui est devenu indolent, indifférent. C'est qu'être
raisonnable, c'est avoir appris à « maîtriser ses émotions »,
c'est-à-dire à les étouffer, les ignorer, les nier. Dès lors les
couleurs perdent leur vertu d'évocation émotionnelle qui les rend
si séduisantes aux enfants. Elles ne sont plus perçues par l'adulte
que comme signes de valeurs convenues. Le feu de signalisation
routière (dont le qualificatif dit tout de sa fonction) passe au
rouge ; je perçois le rouge du feu non pour lui-même, mais
comme l'impératif de m'arrêter ; en l'occurrence comme
un interdit. Ceci est pure convention certes, mais elle s'impose
par-dessus toute autre interprétation possible. La phénolphtaléine
vire ou pourpre : c'est le signe que la solution est
alcaline. Ceci est un pur fait objectif : nulle valeur affective
ici. C'est pourtant un beau pourpre ; il finit ordinairement à
l'évier. Le monde raisonnable des adultes n'a plus de couleurs que
comme simples instruments au service de fonctions extérieures,
étrangères ou hétérogènes à la pure perception des couleurs.
Elles n'éveillent plus chez lui de tonalités affectives qui le
saisissent, le surprennent et l'émeuvent. L'adulte a appris à
dompter la charge émotive des couleurs en se rendant aveugle à leur
sens immédiat.
Mais il n'en est pas ainsi de
l'artiste. Sa propension à vivre comme un grand enfant lui réserve
le privilège de n'avoir rien perdu de cet émerveillement devant le
monde des couleurs. Encore que si cela est vrai pour un artiste
pictural, ce l'est peut-être moins pour un photographe. Que
l'on se souvienne ici de l'oukase proférée par Walker Evans
qualifiant la couleur de « vulgaire ». Certes il a amendé
sur le tard ce jugement par trop péremptoire. Il n'en reste pas
moins symptomatique de cette génération de photographes qui a
grandi et élaboré une œuvre photographique au temps du film noir
et blanc, génération qui n'a su négocier le virage de la couleur,
amorcé dès 1935 avec l'apparition du film Kodachrome. Un film qui
permettait enfin de réaliser des photos couleurs presque aussi
aisément qu'en noir et blanc 1.
Un film qui allait bouleverser le regard photographique.
L'acceptation d'une vision
photographique des couleurs ne s'est cependant pas imposée sans
difficultés. L'entrée de la photo couleur dans les musées et les
galeries d'art marque seulement le début de la résolution d'un
conflit qui apparaît aujourd'hui, rétrospectivement, comme celui de
deux générations : celle du noir et blanc et celle du
Kodachrome. Pour cette dernière la couleur « va de soi »,
puisqu'elle l'observe tout autour d'elle et dispose du moyen
technique de la rendre. Pour le génération précédente, en
revanche, sans moyen commode et stable pour reproduire les couleurs,
il a fallu, tout au contraire, faire l'abstraction des couleurs dans
la perception. Effort singulier qu'elle s'est prise à considérer
comme une démarche artistique en soi ; octroyant par là à la
photographie le droit de se réclamer comme art. Ce tournant dans
l’histoire du regard photographique, pour évident qu'il nous
paraisse aujourd'hui, a quand même du être négocié au prix d'un
grand effort pour surmonter les préjugés ordinaires qui dominaient
alors les jugements sur la photographie couleur : « une
photo couleur, c'est du noir et blanc colorié », « la
photo couleur, c'est juste bon pour faire de la publicité »,
« la couleur n'est là que pour satisfaire la naïveté
esthétique des amateurs du dimanche », etc. Entendez par là
que la couleur n'avait de justification que selon l'usage
auquel on la destinait. La photographie a du apprendre à voir en
couleur, alors que la peinture l'a toujours fait. Paradoxe : la
photographie a révélé que l'on pouvait être aveugle aux couleurs.
Jay Maisel appartient à la
génération Kodachrome. S'il a fait ses débuts en photographiant en
noir et blanc, c'était contre la nature de son regard
photographique : « J'ai photographié en noir et blanc,
mais je n'ai jamais vu en noir et blanc. J'ai toujours vu en
couleur 2. »
Il est de ceux pour qui photographier en couleur est aussi naturel
que respirer. Cela ne saurait étonner quand on se penche sur son
parcours éducatif. Formé aux arts graphiques et à la peinture, il
eut pour maître le peintre Josef Albers notamment. Josef Albers,
c'est l'« hommage au carré ». C'est aussi l'auteur d'un
livre des plus fondamentaux sur la couleur : L'interaction
des couleurs 3.
Ouvrons cet ouvrage, lisons-en l'introduction, et tirons-en les
paragraphes suivants :
« Dans sa perception
visuelle une couleur n'est presque jamais vue telle qu'elle est
réellement – telle qu'elle est physiquement. Cette constatation
fait de la couleur le moyen d'expression artistique le plus relatif.
« Pour utiliser
efficacement les couleurs, il est indispensable d'admettre que la
couleur trompe continuellement. À cet effet, il ne faut pas
commencer par étudier les systèmes de couleurs préétablis.
« Il faut d'abord apprendre
qu'une seule et même couleur appelle des lectures innombrables.
Au lieu d'appliquer mécaniquement ou de simplement sous-entendre des
lois et des règles d'harmonie, on produit des effets de couleur
distincts – en admettant l'interaction des couleur [sic] –
en obtenant, par exemple, que 2 couleurs différentes aient l'air
identiques, ou presque.
« Tout comme la
connaissance de l'acoustique ne rend pas musicien – ni en tant que
producteur ni en tant qu'amateur – aucun système de couleurs ne
peut en lui-même développer la sensibilité à la couleur 4. ».
Je ne saurais trop recommander la
lecture – et les exercices pratiques qu'il propose – de ce petit
ouvrage. Non seulement cela permettra de s'ouvrir à la véritable
sensibilité aux couleurs, mais permettra aussi de comprendre la
démarche d'un photographe coloriste comme Maisel. Car pour ce
dernier, photographier en couleur n'est pas seulement le désir de
montrer qu'il arrive, dans ce monde de couleurs, ce que l'on pourrait
appeler, à la suite de Garry Winogrand, des « événements
couleur » (color events). C'est-à-dire la conjonction
fortuite et aléatoire d'associations de couleurs dans une scène, la
rendant par cela même éminemment photographiable et ce,
exclusivement en couleur.
Pour Maisel en effet, la couleur,
dans une photo, doit participer à la perception émotionnelle
de la scène représentée. Or celle-ci ne peut émerger
effectivement que si la couleur elle-même fait partie intégrante de
la scène, comme ce qui la modèle ou la structure, assurant ainsi la
photographiabilité de l'image. La couleur doit y devenir donatrice
de sens. C'est dire qu'un tohu-bohu de couleurs ne permettra pas cet
effet ; une telle bigarrure a pour effet ordinaire de les faire
s'annuler toutes et non pas de permettre leur interaction féconde.
Une telle photo aura peut-être un effet tel qu'il justifierait le
jugement de Walker Evans (ce n'est que dans un tel cas qu'il avait
raison, mais il ne le savait pas). Car c'est bien l'interaction des
couleurs qui constitue la structure signifiante de l'image telle
qu'elle ne saurait plus être interprétée adéquatement si
elle devait être reproduite en noir et blanc. Que l'on se souvienne
ici des expériences de Joël Meyerowitz, et qui le poussèrent
définitivement à adopter la photographie couleur 5.
Mais viser une couleur pour elle-même, indépendamment du
« reste » du contenu de l'image peut mener au même
résultat d'annihilation de tout intérêt à cette photo. Une
couleur ne « parle » qu'associée à l'objet qu'elle
recouvre. Maisel nous met en garde contre cette tentation. Si vous
photographiez la couleur pour elle-même, et que vous éditez cette
photo en noir et blanc, cela en fera une photo toujours aussi
mauvaise. Il n'y a probablement pas de « mauvaises »
couleurs, mais seulement une mauvaise manière de les appréhender,
c'est-à-dire quand on reste sourd au dialogue qu'elles instaurent
quand elles sont mises en juste association. Percevoir le monde
en couleur n'est pas seulement le fait d'une certaine capacité
perceptive de nos yeux (que la plupart des animaux ne partage pas
avec nous) mais aussi la résultante de notre passé, de notre
éducation, de notre culture et de notre environnement.
Percevoir des couleurs est quelque chose qui s'apprend et ne peut
être réduit au seul fait perceptif défini physiologiquement et que
la photo reproduirait « objectivement ». Non,
photographier en couleur, rendre une photo intéressante du fait
qu'elle est en couleur est un des plus originaux moyen d'expression
d'une subjectivité créatrice.
On a loué Maisel comme un
coloriste de génie. C'est sans doute justifié, et il le doit à sa
formation de peintre. D'autres pourtant l'ont précédé qui
n'avaient pas ce parcours. Notamment son maître en photographie
couleur Ernst Haas. Or ce dernier est venu spontanément du noir et
blanc à la couleur. C'est dire l’extraordinaire pouvoir
d'attraction de la couleur. Même si, aujourd'hui encore, le noir et
blanc garde tout son prestige, il le doit plus à son passé que
parce qu'il conquiert de nouveaux territoires du visible. Il repose
sur son passé et moins sur ce qu'il impose comme dépouillement du
regard par l'abstraction de la couleur. Comme si photographier en
couleur n'imposerait pas aussi un dépouillement du regard et serait
par là d'autant plus facile. Or photographier en noir et blanc
aujourd'hui requiert un regard tendu vers une abstraction
déréalisante du monde et des choses en en niant précisément la
couleur. C'est la revanche des couleurs ; un photographe ne peut
plus aujourd'hui ne plus les apercevoir. Dès lors, vouloir
ignorer leur présence exige en effet un véritable effort.
Photographier en noir et blanc c'est contourner une réalité que
l'on ne veut pas rendre. L'abstraction du noir et blanc n'est donc
pas une performance si exceptionnelle que seuls quelques rares
artistes seraient en mesure de réaliser avec succès. Non, c'est
photographier en couleur qui est difficile, précisément parce que
cela peut paraître si facile.
1 À
la prise de vue tout au moins, si on le compare avec le procédé
Autochrome des frères Lumière. En revanche le tirage papier à
partir de ce film positif restait difficile et onéreux.
2 Jay
Maisel. Light, Gesture & Color, op.
cit., — p. 166 : « I've
shot in black and white, but I never saw in black and white. I
always saw in color. »
3 Josef
Albers. L'interaction des couleurs. Trad. fr., Éditions
Hazan, Paris 2008. — L'édition originale en anglais est parue en
1963.
4 Ibid.,
— p. 11.
5 On
trouvera reproduites certaines de ces expériences, avec les
explications de l'auteur, dans l'ouvrage rétrospectif
récemment de son œuvre : Joel Meyerowitz. Where I Find
Myself. Laurence King Publishing, London 2018. — pp. 284-309.
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