vendredi 7 décembre 2018

JAY MAISEL ET L'EXPÉRIENCE PHOTOGRAPHIQUE. CHAPITRE PREMIER : LUMIÈRE

I

LUMIÈRE



Au commencement il y a la lumière. Sans elle, la photographie, « écriture avec la lumière », ne serait pas possible. Elle est le phénomène premier, partant le plus fondamental auquel le photographe doit prêter attention.
La lumière révèle. Ce qu'elle éclaire se manifeste. Les choses ne viennent au paraître que baignées de lumière, aussi ténue soit-elle. Qu'est-ce que la lumière révèle d'abord ? Selon son intensité, quand elle est faible d'abord, ce peut être des masses imprécises, sombres ou grises ; des figures aux contours incertains. Quand son intensité augmente, ces masses ou figures se révèlent plus précisément, leurs contours se dessinent, elles apparaissent colorées. Toute couleur est par nature extensive ; elle révèle les formes. Ces dernières prennent alors sens quand l'observateur peut les assigner à des objets précis et connus : le monde des choses se révèle.
Dans la même mesure où les objets se manifestent aussitôt qu'ils sont éclairés, ils révèlent dans le même mouvement la présence de la lumière. La lumière se manifeste aussitôt qu'elle éclaire, aussitôt que les objets apparaissent visibles.
On ne peut « voir » la lumière en tant que telle. On ne la « voit » que par ce qu'elle éclaire. Pour un photographe la lumière est principalement éclairage. C'est une illusion de croire qu'en observant une source lumineuse on perçoit la lumière en tant que telle. Ce qu'on perçoit dans ce cas, c'est une source – ampoule, flamme, soleil –, c'est-à-dire un objet révélé par la lumière qu'il émet. Éclairés ou éclairants, ce sont toujours des objets que nous percevons. En tant que tels, ils sont donc photographiables ; la lumière, en revanche, ne l'est pas.
Quand un objet est éclairé, il se révèle par certaines qualités propres que la lumière manifeste : sa couleur, et puis sa forme. Mais la lumière ne contribue pas seule à cette apparence. Une lumière uniforme, diffuse, qui baignerait l'objet de manière homogène ne sera que rarement celle qui soit la plus adéquate, c'est-à-dire celle qui peut révéler cet objet de telle manière qu'il nous apparaît avec une force de vérité convaincante (« oui, c'est bien ça que je vois »). Rares sont les choses lisses et bien définies (une sphère de métal mat, par exemple). Le grain d'une peau, la texture d'une étoffe, le velouté d'une pêche, le froid lissé du métal poli n'apparaissent avec ces qualités, qui relèvent du toucher, que si la lumière s'accorde à ces propriétés. Une lumière rasante révèle le grain et les aspérités les plus ténues d'une surface ; une lumière chaude ou plus froide exalte certaines couleurs, en occulte d'autres. Le contre jour, par transparence ou diffusion, accentue ou atténue les contours... Les effets de la lumière sur l'apparence ne sauraient se décrire sans faire intervenir le contraire de la lumière : l'obscurité. Une lumière appropriée à ce qu'elle éclaire sera d'autant plus révélatrice qu'elle fera jouer les ombres qui modèlent les volumes, texturent les surfaces, discriminent les formes. Toute cela affecte le mode de manifestation visible des objets éclairés et, en même temps, affecte la perception que nous en avons. C'est notre relation même aux objets qui est par là déterminée, relation qui se joue, au-delà du fait brut et immédiat de percevoir, sur le registre de la sensibilité et de l'émotion. La qualité de la lumière, sa direction, son intensité, son cortège d'ombres, sont autant de facteurs qui modèlent le mode d'apparaître des objets. La perception, qui est à l'origine de notre rapport au monde, en est elle-même affectée et déterminée. Nous interprétons et comprenons ce que nous voyons qu'au travers de l’apparence. Tout changement de la qualité d'une lumière entraînera un changement de notre perception – et donc de notre compréhension – des choses et du monde qui nous entourent.
Le photographe entretien une relation complexe avec la lumière : elle peut se faire complice ou, au contraire, ruiner une prise de vue. Contrairement au peintre qui peut – s'il le veut – rendre un éclairage à sa guise, le photographe aura plutôt à subir une lumière qu'il ne maîtrise généralement pas. Hormis peut-être lors de prises de vue en studio. Le photographe qui, à l'instar de Maisel, se veut un natural light photographer, un photographe en lumière naturelle – ou, plus souvent, en lumière disponible –, doit composer avec un éclairage qui lui est imposé et dont il doit en tirer le meilleur parti. Le photographe de studio n'est toutefois guère mieux loti. Sa maîtrise de la lumière n’est réelle que dans d'étroites limites, et il peine à rendre une lumière naturelle. Aussi beaucoup y renoncent et valorisent « l'éclairage de studio ». Non qu'il s'agisse d'une « mauvaise «  lumière, mais plutôt d'un renoncement devant une foule d'autres possibilités que, semble-t-il, seule une lumière naturelle (qui a aussi ses limites, mais d'un tout autre ordre 1) peut offrir. Selon Maisel, il est dès lors vain de « chercher » la lumière. Il est bien plus satisfaisant et valorisant de s'ouvrir à ce qui se donne à voir tel qu'il se donne, c'est-à-dire sous une lumière que l'on ne choisit guère. Certes on peut toujours attendre un moment favorable (l'heure de la journée, la saison, les conditions météo­rologiques), mais là encore, si on attend, c'est qu'on espère... et espérer c'est avouer avoir perdu la maîtrise de la situation. Entre temps la scène à photographier aura disparu. L'attente peut être déçue tout comme le spectacle peut aller au-delà de l'espérance. Le photographe doit accepter ce qui se donne à lui, à sa charge d'élire ou de rejeter l'image qu'il en pourra saisir. Ceci révèle un trait tout à fait cardinal de la pratique photographique : il faut faire avec ce qui est donné. Mais aussi rester ouvert à ces modes d''apparaître imprévus, selon les caprices de la lumière. Tant pis si le résultat n'est pas celui escompté ; il se peut que celui qui s'impose soit pourtant meilleur.
Le rôle de la lumière dans la photographie apparaît dès lors ambigu : élément essentiel qui permet aux choses d'être visibles – rendant ainsi la photographie possible – elle n'y a toutefois pas valeur en soi seule. On ne photographie pas la lumière, répétons-le, mais ce qu'elle éclaire et révèle, et d'autant mieux que l'éclairage ménage des zones d'ombres. « Au plus vous avez de lumière dans votre image », écrit Maisel, « au moins d'effet dramatique. Les détails commencent par prendre le dessus, le mystère s'évanouit 2. »
Ceci entraîne une autre conséquence : il n'y a pas de « mauvaise » lumière ; il n'y a que de mauvais sujets. C'est-à-dire inadéquats pour l'éclairage donné. Si les scènes qui se révèlent dignes d'être photographiées le sont notamment parce qu'elles sont éclairées de manière particulièrement suggestive, cet éclairage, cependant, ne sera révélateur que dans la mesure où il en exalte justement l'apparence la plus pertinente. Certes une lumière chaude, rasante, aux ombres généreuses et plastiques, est un éclairage que nous apprécions tous tant il change l'aspect ordinaire des choses et les manifeste ainsi de manière inhabituelle – il les rend extra-ordinaires – peut-être plus révélateur qu'en d'autres circonstances, il reste qu'il doit se trouver une adéquation entre le « paraître-vrai » des choses et la façon par laquelle elles sont éclairées. Maisel propose ainsi, dans les ouvrages auxquels nous nous rapportons ici, plusieurs images qui tendent à illustrer et à confirmer cette adéquation. Sous le titre générique de Bad Light at Noon – mauvaise lumière de midi – il démontre que cette lumière-là, souvent décriée comme « trop dure », souligne aussi bien la pertinence de l'apparaître des choses qu'une lumière plus séduisante a priori n'aurait réussi à mettre en valeur 3.
On doit conclure ce chapitre en étant amené à considérer, bizarrement peut-être, que la lumière, pour fondamentale qu'elle soit pour la photographie, n'est finalement pas aussi déterminante quant à décider si une photo est réussie ou non, c'est-à-dire si elle retient l'attention du spectateur. La lumière ne vaut que par ce qu'elle révèle, manifeste, porte au paraître, rend visible – c'est-à-dire, in fine, cette scène, cet objet, cet événement que l'image photographique nous représentifie. C'est avec le but de montrer ce qui est, et tel qu'il se montre sous tel ou tel éclairage, que le photographe « joue » avec la lumière. Ou plutôt qu'il accepte que la lumière se joue de lui, ne lui laissant d'autre ressource que de saisir l'instant où cette lumière impose la chose éclairée comme devant-être-photographiée.
Une déclaration de Maisel résume très bien cette relation du photographe à la lumière : « [...] cela peut sembler myope que de penser que la lumière, quelque merveilleuse qu'elle soit, constitue le seul facteur à considérer dans l'évaluation de ce qui fait une photo.
« Admettons que la lumière est ce qui révèle, quand même cette lumière est stupéfiante et merveilleuse, il reste encore à se demander sur quoi cette lumière tombe-t-elle ? Certes tous les photographes que je connais et dont j'admire le travail sont conscients de ce que la lumière peut être l'élément majeur d'une photo. Ils sont aussi conscients du fait qu'une belle lumière peut toucher quelque chose qui n'est pas particulièrement intéressant à saisir.
« Le corollaire de ceci est que des choses absolument merveilleuses peuvent se produire en terme de gesture, alors qu'il n'y a pas lieu de s'extasier de la lumière.
« En d'autres mots, de grandes choses peuvent se produire quand la lumière est à la peine. Il serait contre-productif, et même franchement stupide, de penser que le seul motif d'une image soit la lumière 4. »

1 Quelle serait l'apparence des choses, des paysages sur Terre, si nous gravitions autour d'un système binaire par exemple ? Ou si notre planète n'était que le satellite d'une géante gazeuse ?
2 Jay Maisel. Light, Gesure & Color. New Riders, Peachpit. San Fransisco, 2015 — p. 44 : « The more light you have in an image, the less drama you get. The details start taking over, the mystery is all gone. »
3 Ibid., — pp. 32-41. Voir aussi p. 49.
4 Jay Maisel. It's Not About the F-Stop. New Riders, Peachpit. San Fransisco, 2014 — p. 12 : « Granted, light is what reveals, but even when that light is jaw-dropping and marvelous, there is still the matter of On what is the light falling ? Certainly, every photographer I know whose work I admire is aware that light can be the major element of a photograph. They are also aware of the obvious fact that beautiful light can fall on something that is not particularly interesting to shoot.
« The corollary of this is that absolutely wonderful things are happening in terms of gesture, relationships among people, or color when the light is nothing to write home about.
« In other words, great things can happen when the light sucks. It could be counterproductive, if not down­right dumb, to think that the only motivation for a picture would be the light. »

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