I
LUMIÈRE
Au commencement il y a la
lumière. Sans elle, la photographie, « écriture avec la
lumière », ne serait pas possible. Elle est le phénomène
premier, partant le plus fondamental auquel le photographe doit
prêter attention.
La lumière révèle. Ce qu'elle
éclaire se manifeste. Les choses ne viennent au paraître que
baignées de lumière, aussi ténue soit-elle. Qu'est-ce que la
lumière révèle d'abord ? Selon son intensité, quand elle est
faible d'abord, ce peut être des masses imprécises, sombres ou
grises ; des figures aux contours incertains. Quand son
intensité augmente, ces masses ou figures se révèlent plus
précisément, leurs contours se dessinent, elles apparaissent
colorées. Toute couleur est par nature extensive ; elle révèle
les formes. Ces dernières prennent alors sens quand l'observateur
peut les assigner à des objets précis et connus : le monde des
choses se révèle.
Dans la même mesure où les
objets se manifestent aussitôt qu'ils sont éclairés, ils révèlent
dans le même mouvement la présence de la lumière. La lumière se
manifeste aussitôt qu'elle éclaire, aussitôt que les objets
apparaissent visibles.
On ne peut « voir »
la lumière en tant que telle. On ne la « voit » que par
ce qu'elle éclaire. Pour un photographe la lumière est
principalement éclairage. C'est une illusion de croire qu'en
observant une source lumineuse on perçoit la lumière en tant que
telle. Ce qu'on perçoit dans ce cas, c'est une source – ampoule,
flamme, soleil –, c'est-à-dire un objet révélé par la lumière
qu'il émet. Éclairés ou éclairants, ce sont toujours des objets
que nous percevons. En tant que tels, ils sont donc
photographiables ; la lumière, en revanche, ne l'est pas.
Quand un objet est éclairé, il
se révèle par certaines qualités propres que la lumière
manifeste : sa couleur, et puis sa forme. Mais la lumière ne
contribue pas seule à cette apparence. Une lumière uniforme,
diffuse, qui baignerait l'objet de manière homogène ne sera que
rarement celle qui soit la plus adéquate, c'est-à-dire celle qui
peut révéler cet objet de telle manière qu'il nous apparaît avec
une force de vérité convaincante (« oui, c'est bien ça que
je vois »). Rares sont les choses lisses et bien définies (une
sphère de métal mat, par exemple). Le grain d'une peau, la texture
d'une étoffe, le velouté d'une pêche, le froid lissé du métal
poli n'apparaissent avec ces qualités, qui relèvent du toucher, que
si la lumière s'accorde à ces propriétés. Une lumière rasante
révèle le grain et les aspérités les plus ténues d'une surface ;
une lumière chaude ou plus froide exalte certaines couleurs, en
occulte d'autres. Le contre jour, par transparence ou diffusion,
accentue ou atténue les contours... Les effets de la lumière sur
l'apparence ne sauraient se décrire sans faire intervenir le
contraire de la lumière : l'obscurité. Une lumière appropriée
à ce qu'elle éclaire sera d'autant plus révélatrice qu'elle fera
jouer les ombres qui modèlent les volumes, texturent les surfaces,
discriminent les formes. Toute cela affecte le mode de manifestation
visible des objets éclairés et, en même temps, affecte la
perception que nous en avons. C'est notre relation même aux objets
qui est par là déterminée, relation qui se joue, au-delà du fait
brut et immédiat de percevoir, sur le registre de la sensibilité et
de l'émotion. La qualité de la lumière, sa direction, son
intensité, son cortège d'ombres, sont autant de facteurs qui
modèlent le mode d'apparaître des objets. La perception, qui est à
l'origine de notre rapport au monde, en est elle-même affectée et
déterminée. Nous interprétons et comprenons ce que nous voyons
qu'au travers de l’apparence. Tout changement de la qualité d'une
lumière entraînera un changement de notre perception – et donc de
notre compréhension – des choses et du monde qui nous entourent.
Le photographe entretien une
relation complexe avec la lumière : elle peut se faire complice
ou, au contraire, ruiner une prise de vue. Contrairement au peintre
qui peut – s'il le veut – rendre un éclairage à sa guise, le
photographe aura plutôt à subir une lumière qu'il ne maîtrise
généralement pas. Hormis peut-être lors de prises de vue en
studio. Le photographe qui, à l'instar de Maisel, se veut un natural
light photographer, un photographe en lumière naturelle – ou,
plus souvent, en lumière disponible –, doit composer avec un
éclairage qui lui est imposé et dont il doit en tirer le meilleur
parti. Le photographe de studio n'est toutefois guère mieux loti. Sa
maîtrise de la lumière n’est réelle que dans d'étroites
limites, et il peine à rendre une lumière naturelle. Aussi beaucoup
y renoncent et valorisent « l'éclairage de studio ». Non
qu'il s'agisse d'une « mauvaise « lumière, mais plutôt
d'un renoncement devant une foule d'autres possibilités que,
semble-t-il, seule une lumière naturelle (qui a aussi ses limites,
mais d'un tout autre ordre 1)
peut offrir. Selon Maisel, il est dès lors vain de « chercher »
la lumière. Il est bien plus satisfaisant et valorisant de s'ouvrir
à ce qui se donne à voir tel qu'il se donne, c'est-à-dire sous une
lumière que l'on ne choisit guère. Certes on peut toujours attendre
un moment favorable (l'heure de la journée, la saison, les
conditions météorologiques), mais là encore, si on attend,
c'est qu'on espère... et espérer c'est avouer avoir perdu la
maîtrise de la situation. Entre temps la scène à photographier
aura disparu. L'attente peut être déçue tout comme le spectacle
peut aller au-delà de l'espérance. Le photographe doit accepter ce
qui se donne à lui, à sa charge d'élire ou de rejeter l'image
qu'il en pourra saisir. Ceci révèle un trait tout à fait cardinal
de la pratique photographique : il faut faire avec ce qui est
donné. Mais aussi rester ouvert à ces modes d''apparaître
imprévus, selon les caprices de la lumière. Tant pis si le résultat
n'est pas celui escompté ; il se peut que celui qui s'impose
soit pourtant meilleur.
Le rôle de la lumière dans la
photographie apparaît dès lors ambigu : élément essentiel
qui permet aux choses d'être visibles – rendant ainsi la
photographie possible – elle n'y a toutefois pas valeur en soi
seule. On ne photographie pas la lumière, répétons-le, mais ce
qu'elle éclaire et révèle, et d'autant mieux que l'éclairage
ménage des zones d'ombres. « Au plus vous avez de lumière
dans votre image », écrit Maisel, « au moins d'effet
dramatique. Les détails commencent par prendre le dessus, le mystère
s'évanouit 2. »
Ceci entraîne une autre
conséquence : il n'y a pas de « mauvaise »
lumière ; il n'y a que de mauvais sujets. C'est-à-dire
inadéquats pour l'éclairage donné. Si les scènes qui se révèlent
dignes d'être photographiées le sont notamment parce qu'elles sont
éclairées de manière particulièrement suggestive, cet éclairage,
cependant, ne sera révélateur que dans la mesure où il en exalte
justement l'apparence la plus pertinente. Certes une lumière chaude,
rasante, aux ombres généreuses et plastiques, est un éclairage que
nous apprécions tous tant il change l'aspect ordinaire des choses et
les manifeste ainsi de manière inhabituelle – il les rend
extra-ordinaires – peut-être plus révélateur qu'en d'autres
circonstances, il reste qu'il doit se trouver une adéquation entre
le « paraître-vrai » des choses et la façon par
laquelle elles sont éclairées. Maisel propose ainsi, dans les
ouvrages auxquels nous nous rapportons ici, plusieurs images qui
tendent à illustrer et à confirmer cette adéquation. Sous le titre
générique de Bad Light at Noon – mauvaise lumière de midi
– il démontre que cette lumière-là, souvent décriée comme
« trop dure », souligne aussi bien la pertinence de
l'apparaître des choses qu'une lumière plus séduisante a priori
n'aurait réussi à mettre en valeur 3.
On doit conclure ce chapitre en
étant amené à considérer, bizarrement peut-être, que la lumière,
pour fondamentale qu'elle soit pour la photographie, n'est finalement
pas aussi déterminante quant à décider si une photo est réussie
ou non, c'est-à-dire si elle retient l'attention du spectateur. La
lumière ne vaut que par ce qu'elle révèle, manifeste, porte au
paraître, rend visible – c'est-à-dire, in fine, cette
scène, cet objet, cet événement que l'image photographique nous
représentifie. C'est avec le but de montrer ce qui est, et tel qu'il
se montre sous tel ou tel éclairage, que le photographe « joue »
avec la lumière. Ou plutôt qu'il accepte que la lumière se joue de
lui, ne lui laissant d'autre ressource que de saisir l'instant où
cette lumière impose la chose éclairée comme
devant-être-photographiée.
Une déclaration de Maisel résume
très bien cette relation du photographe à la lumière : « [...]
cela peut sembler myope que de penser que la lumière, quelque
merveilleuse qu'elle soit, constitue le seul facteur à considérer
dans l'évaluation de ce qui fait une photo.
« Admettons que la lumière
est ce qui révèle, quand même cette lumière est stupéfiante et
merveilleuse, il reste encore à se demander ‟sur
quoi cette lumière tombe-t-elle ?”
Certes tous les photographes que je connais et dont j'admire le
travail sont conscients de ce que la lumière peut être l'élément
majeur d'une photo. Ils sont aussi conscients du fait qu'une belle
lumière peut toucher quelque chose qui n'est pas particulièrement
intéressant à saisir.
« Le corollaire de ceci est
que des choses absolument merveilleuses peuvent se produire en terme
de gesture, alors qu'il n'y a pas lieu de s'extasier de la
lumière.
« En d'autres mots, de
grandes choses peuvent se produire quand la lumière est à la peine.
Il serait contre-productif, et même franchement stupide, de penser
que le seul motif d'une image soit la lumière 4. »
1 Quelle
serait l'apparence des choses, des paysages sur Terre, si nous
gravitions autour d'un système binaire par exemple ? Ou si
notre planète n'était que le satellite d'une géante gazeuse ?
2 Jay
Maisel. Light, Gesure & Color. New Riders, Peachpit. San
Fransisco, 2015 — p. 44 : « The
more light you have in an image, the less drama you get. The details
start taking over, the mystery is all gone. »
3 Ibid.,
— pp. 32-41. Voir aussi p. 49.
4 Jay
Maisel. It's
Not About the F-Stop. New Riders,
Peachpit. San Fransisco, 2014 — p. 12 : « Granted,
light is what reveals, but even when that light is jaw-dropping and
marvelous, there is still the matter of ”On
what is the light falling ?”
Certainly, every photographer I know whose work I admire is aware
that light can be the major element of a photograph. They are also
aware of the obvious fact that beautiful light can fall on something
that is not particularly interesting to shoot.
« The corollary of this
is that absolutely wonderful things are happening in terms of
gesture, relationships among people, or color when the light is
nothing to write home about.
« In other words, great
things can happen when the light sucks. It could be
counterproductive, if not downright dumb, to think that the
only motivation for a picture would be the light. »
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