AVANT-PROPOS
J'entame
avec cet article un feuilleton de six chapitres consacrés au
photographe américain Jay Maisel. Ou plutôt, je me sers de son
œuvre et de la pratique photographique qu'elle suppose, pour exposer
une réflexion sur l’expérience
photographique.
« Expérience »
est ici à entendre ici comme
Erlebnis, comme ce qui est vécu. Ce qui est vécu, c'est
l'expérience du photographe photographiant. Si les réflexions et
écrits sur la photographie ne manquent pas, ils sont presque tous
rédigés par des non-photographes. Ceux-ci ne connaissent pas la
pratique photographique selon le photographe. Par conséquent, ils
n'en parlent pas ou alors, mal. C'est cette lacune qu'il fallait
combler.
Ceux
qui auront eu la curiosité de lire certaines de mes publications
antérieures trouveront de nombreuses redites dans le texte proposé
ici. Elles étaient inévitables à partir du moment où je voulais
éviter que, par de continuels renvois, la lecture en eût été
rendue malaisée et décousue. C'était le prix à payer pour assurer
de la cohérence.
Cet
essai est constitué de cinq chapitres précédés d'une
introduction. L'ensemble m'a paru trop long pour être posté d'un
seul tenant. Aussi fera-t-il l'objet de six publications successives
(une par chapitre) et qui commencent ici avec l'introduction.
INTRODUCTION
En ce début de l'année 1977,
alors que j'étais jeune étudiant en photographie, je fis la
rencontre d'une œuvre photographique qui allait déterminer ma
propre manière de voir le monde et de photographier. L'enseignement
qui nous était prodigué dans cette école technique supérieure
était essentiellement centré sur la maîtrise technique de la
photographie. Sa dimension « artistique » ou
« esthétique » – appelons cet aspect des choses comme
cela – n'y avait qu'une part fort congrue.
Or ce qui m'avait attiré vers la
photographie, c'était le plaisir de photographier. Observer et
retenir les événements qui surgissent dans mon environnement me
paraissait une tâche utile, nécessaire même, et me procurait la
satisfaction d'être comme un démiurge maître du temps. Certes,
comme tous mes camarades de classe, les aspects techniques de la
photographie m'avaient attirés tout autant. Notamment la fascination
de voir émerger l'image sur le papier plongé dans le révélateur.
Expérience commune à de nombreux photographes, à l'origine de bien
des vocations... Mais au-delà de cette expérience un peu magique,
j'y ai aussi découvert le plaisir de l'image ; le plaisir de la
contempler, de la scruter même – d'y apercevoir des détails qui
n'avaient pas été aperçus au moment de la prise de vue – ;
le plaisir encore, un peu naïf peut-être, de posséder en image ce
que je ne pourrais jamais posséder en réalité, et de soustraire
cette capture au flux temporel qui tend à tout effacer.
Ma culture photographique était
alors des plus limitées, pour ne pas dire indigente. Je connaissais
quelques noms : Alfred Stieglitz, Ansel Adams, Cartier-Bresson,
mais beaucoup moins leurs photos. On parlait aussi beaucoup de David
Hamilton en ce temps-là... Un photographe m'avait plus
particulièrement retenu : Jeanloup Sieff, dont j'adorais les
paysages tristes que j'essayais d'imiter. La photographie couleur me
paraissait alors, comme on nous l'enseignait, appartenir au domaine
de la publicité ou de la mode, au monde de la photographie
commerciale. Ou alors réservée au goût naïf vite satisfait des
amateurs. Je ne photographiais qu'en noir et blanc pour mes travaux
personnels.
Un soir de printemps de cette
année 1977 mon père revint du travail les bras chargés de piles du
magazine Photo. Un de ses collègues, amateur photographe, les
lui avait généreusement donnés, trop satisfait sans doute de
s'en débarrasser. Il y avait bien là quatre ou cinq années de
publication. Je passai de nombreuses soirées à les feuilleter. Ce
magazine se distinguait en ce qu'il donnait la parole aux
photographes, et se faisait l'organe de diffusion de leurs œuvres,
plutôt que d'être la tribune de discussions d'experts techniques,
comme l'étaient la plupart des autres magazines consacrés à la
photo, clairons des nouveautés lancées sur le marché et organes de
publicité à peine clandestine des grandes marques de matériel
photographique. Plusieurs semaines durant je fus plongé dans un
monde de la photographie que je découvrais : celui de la
photographie comme témoignage, moyen d'expression, reflet des
époques passées et de leur sensibilité spécifique, collection de
lieux et d'événements dont on n'aurait jamais rien su si un
photographe n'était passé par là. C'était un kaléidoscope
d'images, de noms, de dates, de lieux. S'éveilla ainsi en moi la
conscience d'une certaine histoire de la photographie, la
manifestation d'une tradition déjà, l'évidence d'une spécificité
du regard posé sur le monde et qui n'est pas seulement technique,
l'évidence d'une spécificité de la photographie par rapport à
de nombreux autres modes d'expression picturale. Les noms des grands
photographes se mêlaient à la découverte de leur œuvre que je
commençai à situer les unes par rapport aux autres. De lectures en
relectures se décantèrent des images qui me marquèrent, des noms
que j'appris à retenir. Je me pris à aimer celui-ci, à me souvenir
de celui-là, à rejeter certains et à oublier beaucoup d'autres. Et
puis il y avait ces images vers lesquelles je ne pouvais m'empêcher
de revenir, encore et encore...
Ces images étaient celles du
photographe américain Jay Maisel. Elles me retenaient ; je
revenais vers elles irrésistiblement. Elles me fascinaient, et je
n'aurais su dire d'abord pourquoi. Après un certain temps,
j'éprouvai un curieux sentiment en les regardant : le sentiment
que ces photos étaient miennes, comme si j'en avais été
l'auteur. Elles s'imposaient à moi avec une sorte d'évidence
incontestable : oui, c'est comme cela qu'il faut photographier ;
oui, c'est comme cela que je veux photographier. À partir de ce
moment je chargeai mes appareils de Kodachrome et commençai un long
apprentissage : photographier à la manière de Jay Maisel.
Si je raconte cette anecdote
c'est qu'elle est révélatrice, à mon sens, d'une expérience
primordiale. Celle de la découverte du sens prégnant de la
photographie et que, sans doute, beaucoup de photographes ont vécue.
Une expérience chaque fois vécue avec un photographe séminal qui
propose une vision neuve. Découverte d'un vécu de la photographie
qui engage soudain une existence dans une voie qui lui sera propre,
mais qui avait aussi besoin de cette expérience pour entamer
résolument ce cheminement personnel.
Dans le cas plus précis qui nous
occupe ici, les photos de Maisel m’apprirent tout de suite deux
choses fondamentales : 1° tout est digne d'être photographié ;
2° le monde est en couleur et il faut que le photographe en rende
compte. Tout est digne d'être photographié : la
détermination de ce qui est digne d'être photographié – la
déclosion du photographiable – doit être de la seule
responsabilité du photographe. Ce dernier doit apprendre à se
dégager d'impératifs extérieurs à la photographie, et qui
décident de ce que l'on peut photographier ou pas. Son obsession à
cet égard doit être celle qui anime Maisel : montrer,
photographier ce que personne jusque là n'avait aperçu. Le monde
est en couleur : une évidence écrasante que Maisel, et
d'autres, avaient déjà révélée et proclamée plus de dix ans
avant l'exposition « historique » des photographies
couleur de William Eggleston au MoMA de New York en 1976. Au moment
où je découvrais cela avec Maisel, il n'y avait pas jusqu'au seul
nom d'Eggleston était parfaitement inconnu en Europe 1.
Les déclarations de Maisel que
publiait Photo à l'occasion de la présentation de ses
images, me révélèrent aussi une conception de la photographie,
presque une philosophie, dont j'en éprouvai la pertinence à mesure
que moi-même je progressais en tant que photographe. C'était en
particulier l'affirmation que la photographie est un plaisir, le
résultat d'une jouissance visuelle – quand même le contenu de
l'image serait-il tragique –, la certitude d'une satisfaction
émotionnelle et intellectuelle. Je connaissais certes déjà un peu
de ce plaisir avant de rencontrer l'œuvre du photographe new
yorkais ; je connaissais déjà le réel plaisir de regarder un
tirage bien fait ; celui de contempler une image, de s'y
plonger, de pouvoir la scruter et vivre comme en différé et par
procuration l'expérience du voir qui fut celle du photographe.
Cette expérience-là est le prélude à une expérience
photographique originelle et plus profonde que l'on éprouve dans et
par l'acte de photographier. Et à partir du moment où photographier
devient un tel plaisir, il se transforme aussitôt en besoin.
Photographier est une addiction dont il est difficile de se déprendre
dès que ce plaisir aura été vécu intensément. Aussitôt éprouvé,
il ne peut plus qu'exiger de se répéter.
Ce plaisir est cependant
difficile à décrire tant il réclame de conditions devant converger
vers son point focal. Qu'en est-il alors de ce plaisir qui semble
fonder la pratique de la photographie dans le chef de ceux qui la
pratiquent ? C'est à cette question que cet écrit tente
d'apporter une réponse.
Comment procéder ? Il
s'agit ici d'une expérience si particulière, si intime et
subjective qu'il semble qu'elle ne saurait se décrire et se partager
pour ceux qui ne la vivent pas. Une chose est cependant bien claire :
c'est une expérience propre aux photographes, et seuls les
photographes peuvent en parler ; eux seuls sont en mesure de la
décrire. Oublions ici tout ce que tant d'études, fort sérieuses au
demeurant, ont déjà proclamé ; oublions la psychologie,
oublions la sociologie. Ce sont des approches scientifiques qui, par
essence, ne peuvent que rester en dehors de ce qu'elles étudient
(sans quoi elles perdraient leur statut de science). Allons au-devant
des photographes, et demandons-leur de décrire leur expérience.
Soyons nous-mêmes quelques instants photographe pour pouvoir vivre
ce que nous voulons comprendre.
On a déjà beaucoup glosé sur
l'acte photographique. Beaucoup de choses en ont été dites et
écrites, et souvent en révélant nombre de contradictions, de
fausses évidences, de vérités éventées qui font que ces discours
laissent ordinairement le photographe avec un sentiment
d'insatisfaction, sinon de rejet : non, je ne reconnais pas mon
expérience de photographe dans tous ces discours. Il faut donner aux
photographes en priorité le droit de parler de l'expérience
photographique, car lui seul sait de quoi il parle. Comme le peintre
peut parler de la peinture, comme le musicien peut parler de la
musique. Il faut mettre le photographe au centre de la réflexion sur
la photographie, réflexion aujourd'hui confisquée par les
« discours de survol » imposés par ceux qui ne vivent la
photographie que de l'extérieur. Il y a un fossé qui sépare
l'expérience du photographié de celle du photographiant, et seul ce
dernier est en mesure de le combler et d'en rectifier le tracé.
C'est en cela que l'examen ici
proposé de l'œuvre et des déclarations du photographe Jay Maisel
vont nous aider. Plus que tout autre, il a su dire son expérience
dont il expose la teneur par les réflexions et observations, au
travers aussi de ses photos, dans deux livres récemment publiés :
Light, Gesture & Color et It's Not About the F-Stop.
C'est à examiner et à considérer ses dires et ses images que
j'invite le lecteur à me suivre dans l'intimité du vécu d'un
photographe.
Quand, dans cet article, je parle
de l'expérience photographique, ce mot doit être entendu
dans son sens phénoménologique. Il s'agit de décrire et de donner
sens à un vécu tel qu'il se manifeste dans l'acte de
photographier. Il s'agit donc d'une Erlebnis, ce qui ne
désigne à aucun moment une expérience entendue comme une somme de
savoir et de pratiques qu'une longue carrière accumule chez celui
qui s'adonne à un métier (Erfahrung). Certes Maisel est un
photographe expérimenté, mais ce n'est pas cette expérience-là
qui est ici visée.
Maisel articule la compréhension
de sa pratique de photographe et de ses photographies selon trois
critères : la lumière, la couleur et ce qu'il nomme gesture.
Je renonce à traduire ce mot en français car il ne semble pas
exister un équivalent exact. Je reviendrai sur ce mot et ce qu'il
désigne plus tard au cours de cet écrit, dans un chapitre qui lui
sera consacré. Je signale seulement, par anticipation, que ce mot
recouvre une idée des plus fondamentales pour l'interprétation de
la photographie en général, et non pas seulement celle de Maisel.
Cette articulation selon ces
trois critères est particulièrement intéressante en ce qu'elle
propose un canevas pertinent pour interpréter une photo, ou même
une œuvre photographique tout entière. Rares sont les photographes
qui ont su ainsi thématiser leur activité et en permettre
l'interprétation. C'est aussi pour cela que l'approche de Jay Maisel
nous offre une introduction commode à l'expérience photographique,
qu'elle soit celle de la photographie contemporaine, mais aussi de
toute photographie en général. Il semble en effet que, depuis sa
naissance, la photographie a suscité des passions à photographier
qui ont peut-être toutes à l'origine de leur éveil un trait commun
qui les rassemble, quelle de soit par ailleurs la pluralité des
démarches empruntées et la diversité des œuvres proposées.
Décrire cette expérience, mettre au jour les motifs qui président
au désir de photographier et qui créent la passion de la
photographie, telle est l'ambition de cet écrit.
J'ai renoncé à illustrer ce
texte de photographies réalisées par Jay Maisel. Leur diffusion
aurait créé un risque d'infraction au droit d'auteur. Je ne pense
pas non plus que leur présence aurait été si déterminante que la
compréhension et le sens de cette étude en auraient été affectés.
Ces photos sont par ailleurs aisément accessible dans plusieurs
livres publiés par Maisel 2,
ou sur son site https://www.jaymaisel.com.
1 On
connaissait en revanche mieux l'œuvre en couleur de Ernst Haas qui
fut sans conteste le précurseur effectif de la photographie
couleur, certainement depuis son reportage sur New York publié par
Life en 1953. Non que Haas
fut un pionnier de la toute première heure – épinglons les
expériences en couleur de Harry Callahan dès les années 40, ou
celles d'Helen Lewitt notamment. D'autres véritables pionniers
pourraient encore être cités : Fred Herzog ou Saul Leiter par
exemple, mais dont l'œuvre ne fut connue que trop tardivement pour
avoir eu une réelle influence. Ernst Haas fut le réel catalyseur
pour toute une génération de photographes.
2 Voir
la bibliographie des livres de Jay Maisel dans mon article du 15
décembre 2014 : Recommandation n° 4 : Light,
Color et Gesture de Jay Maisel.
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