dimanche 2 décembre 2018

JAY MAISEL ET L'EXPÉRIENCE PHOTOGRAPHIQUE : INTRODUCTION


AVANT-PROPOS



J'entame avec cet article un feuilleton de six chapitres consacrés au photographe américain Jay Maisel. Ou plutôt, je me sers de son œuvre et de la pratique photographique qu'elle suppose, pour exposer une réflexion sur l’expérience photographique.
« Expérience » est ici à entendre ici comme Erlebnis, comme ce qui est vécu. Ce qui est vécu, c'est l'expérience du photographe photographiant. Si les réflexions et écrits sur la photographie ne manquent pas, ils sont presque tous rédigés par des non-photographes. Ceux-ci ne connaissent pas la pratique photographique selon le photographe. Par conséquent, ils n'en parlent pas ou alors, mal. C'est cette lacune qu'il fallait combler.
Ceux qui auront eu la curiosité de lire certaines de mes publications antérieures trouveront de nombreuses redites dans le texte proposé ici. Elles étaient inévitables à partir du moment où je voulais éviter que, par de continuels renvois, la lecture en eût été rendue malaisée et décousue. C'était le prix à payer pour assurer de la cohérence.
Cet essai est constitué de cinq chapitres précédés d'une introduction. L'ensemble m'a paru trop long pour être posté d'un seul tenant. Aussi fera-t-il l'objet de six publications successives (une par chapitre) et qui commencent ici avec l'introduction.



INTRODUCTION



En ce début de l'année 1977, alors que j'étais jeune étudiant en photographie, je fis la rencontre d'une œuvre photographique qui allait déterminer ma propre manière de voir le monde et de photographier. L'enseignement qui nous était prodigué dans cette école technique supérieure était essentiellement centré sur la maîtrise technique de la photographie. Sa dimension « artistique » ou « esthétique » – appelons cet aspect des choses comme cela – n'y avait qu'une part fort congrue.
Or ce qui m'avait attiré vers la photographie, c'était le plaisir de photographier. Observer et retenir les événements qui surgissent dans mon environnement me paraissait une tâche utile, nécessaire même, et me procurait la satisfaction d'être comme un démiurge maître du temps. Certes, comme tous mes camarades de classe, les aspects techniques de la photographie m'avaient attirés tout autant. Notamment la fascination de voir émerger l'image sur le papier plongé dans le révélateur. Expérience commune à de nombreux photographes, à l'origine de bien des vocations... Mais au-delà de cette expérience un peu magique, j'y ai aussi découvert le plaisir de l'image ; le plaisir de la contempler, de la scruter même – d'y apercevoir des détails qui n'avaient pas été aperçus au moment de la prise de vue – ; le plaisir encore, un peu naïf peut-être, de posséder en image ce que je ne pourrais jamais posséder en réalité, et de soustraire cette capture au flux temporel qui tend à tout effacer.
Ma culture photographique était alors des plus limitées, pour ne pas dire indigente. Je connaissais quelques noms : Alfred Stieglitz, Ansel Adams, Cartier-Bresson, mais beaucoup moins leurs photos. On parlait aussi beaucoup de David Hamilton en ce temps-là... Un photographe m'avait plus particulièrement retenu : Jeanloup Sieff, dont j'adorais les paysages tristes que j'essayais d'imiter. La photographie couleur me paraissait alors, comme on nous l'enseignait, appartenir au domaine de la publicité ou de la mode, au monde de la photographie commerciale. Ou alors réservée au goût naïf vite satisfait des amateurs. Je ne photographiais qu'en noir et blanc pour mes travaux personnels.
Un soir de printemps de cette année 1977 mon père revint du travail les bras chargés de piles du magazine Photo. Un de ses collègues, amateur photographe, les lui avait géné­reusement donnés, trop satisfait sans doute de s'en débarrasser. Il y avait bien là quatre ou cinq années de publication. Je passai de nombreuses soirées à les feuilleter. Ce magazine se distinguait en ce qu'il donnait la parole aux photographes, et se faisait l'organe de diffusion de leurs œuvres, plutôt que d'être la tribune de discussions d'experts techniques, comme l'étaient la plupart des autres magazines consacrés à la photo, clairons des nouveautés lancées sur le marché et organes de publicité à peine clandestine des grandes marques de matériel photo­graphique. Plusieurs semaines durant je fus plongé dans un monde de la photographie que je découvrais : celui de la photographie comme témoignage, moyen d'expression, reflet des époques passées et de leur sensibilité spécifique, collection de lieux et d'événements dont on n'aurait jamais rien su si un photographe n'était passé par là. C'était un kaléidoscope d'images, de noms, de dates, de lieux. S'éveilla ainsi en moi la conscience d'une certaine histoire de la photographie, la manifestation d'une tradition déjà, l'évidence d'une spécificité du regard posé sur le monde et qui n'est pas seulement technique, l'évidence d'une spécificité de la photo­graphie par rapport à de nombreux autres modes d'expression picturale. Les noms des grands photographes se mêlaient à la découverte de leur œuvre que je commençai à situer les unes par rapport aux autres. De lectures en relectures se décantèrent des images qui me marquèrent, des noms que j'appris à retenir. Je me pris à aimer celui-ci, à me souvenir de celui-là, à rejeter certains et à oublier beaucoup d'autres. Et puis il y avait ces images vers lesquelles je ne pouvais m'empêcher de revenir, encore et encore...
Ces images étaient celles du photographe américain Jay Maisel. Elles me retenaient ; je revenais vers elles irrésistiblement. Elles me fascinaient, et je n'aurais su dire d'abord pour­quoi. Après un certain temps, j'éprouvai un curieux sentiment en les regardant : le sentiment que ces photos étaient miennes, comme si j'en avais été l'auteur. Elles s'imposaient à moi avec une sorte d'évidence incontestable : oui, c'est comme cela qu'il faut photographier ; oui, c'est comme cela que je veux photographier. À partir de ce moment je chargeai mes appareils de Kodachrome et commençai un long apprentissage : photographier à la manière de Jay Maisel.
Si je raconte cette anecdote c'est qu'elle est révélatrice, à mon sens, d'une expérience primordiale. Celle de la découverte du sens prégnant de la photographie et que, sans doute, beaucoup de photographes ont vécue. Une expérience chaque fois vécue avec un photographe séminal qui propose une vision neuve. Découverte d'un vécu de la photographie qui engage soudain une existence dans une voie qui lui sera propre, mais qui avait aussi besoin de cette expérience pour entamer résolument ce cheminement personnel.
Dans le cas plus précis qui nous occupe ici, les photos de Maisel m’apprirent tout de suite deux choses fondamentales : 1° tout est digne d'être photographié ; 2° le monde est en couleur et il faut que le photographe en rende compte. Tout est digne d'être photographié : la détermination de ce qui est digne d'être photographié – la déclosion du photographiable – doit être de la seule responsabilité du photographe. Ce dernier doit apprendre à se dégager d'impératifs extérieurs à la photographie, et qui décident de ce que l'on peut photographier ou pas. Son obsession à cet égard doit être celle qui anime Maisel : montrer, photographier ce que personne jusque là n'avait aperçu. Le monde est en couleur : une évidence écrasante que Maisel, et d'autres, avaient déjà révélée et proclamée plus de dix ans avant l'exposition « historique » des photographies couleur de William Eggleston au MoMA de New York en 1976. Au moment où je découvrais cela avec Maisel, il n'y avait pas jusqu'au seul nom d'Eggleston était parfaitement inconnu en Europe 1.
Les déclarations de Maisel que publiait Photo à l'occasion de la présentation de ses images, me révélèrent aussi une conception de la photographie, presque une philosophie, dont j'en éprouvai la pertinence à mesure que moi-même je progressais en tant que photographe. C'était en particulier l'affirmation que la photographie est un plaisir, le résultat d'une jouissance visuelle – quand même le contenu de l'image serait-il tragique –, la certitude d'une satisfaction émotionnelle et intellectuelle. Je connaissais certes déjà un peu de ce plaisir avant de rencontrer l'œuvre du photographe new yorkais ; je connaissais déjà le réel plaisir de regarder un tirage bien fait ; celui de contempler une image, de s'y plonger, de pouvoir la scruter et vivre comme en différé et par procuration l'expé­rience du voir qui fut celle du photographe. Cette expérience-là est le prélude à une expérience photographique originelle et plus profonde que l'on éprouve dans et par l'acte de photographier. Et à partir du moment où photographier devient un tel plaisir, il se transforme aussitôt en besoin. Photographier est une addiction dont il est difficile de se déprendre dès que ce plaisir aura été vécu intensément. Aussitôt éprouvé, il ne peut plus qu'exiger de se répéter.
Ce plaisir est cependant difficile à décrire tant il réclame de conditions devant converger vers son point focal. Qu'en est-il alors de ce plaisir qui semble fonder la pratique de la photographie dans le chef de ceux qui la pratiquent ? C'est à cette question que cet écrit tente d'apporter une réponse.
Comment procéder ? Il s'agit ici d'une expérience si particulière, si intime et subjective qu'il semble qu'elle ne saurait se décrire et se partager pour ceux qui ne la vivent pas. Une chose est cependant bien claire : c'est une expérience propre aux photographes, et seuls les photographes peuvent en parler ; eux seuls sont en mesure de la décrire. Oublions ici tout ce que tant d'études, fort sérieuses au demeurant, ont déjà proclamé ; oublions la psychologie, oublions la sociologie. Ce sont des approches scientifiques qui, par essence, ne peuvent que rester en dehors de ce qu'elles étudient (sans quoi elles perdraient leur statut de science). Allons au-devant des photographes, et demandons-leur de décrire leur expérience. Soyons nous-mêmes quelques instants photographe pour pouvoir vivre ce que nous voulons com­prendre.
On a déjà beaucoup glosé sur l'acte photographique. Beaucoup de choses en ont été dites et écrites, et souvent en révélant nombre de contradictions, de fausses évidences, de vérités éventées qui font que ces discours laissent ordinairement le photographe avec un sentiment d'insatisfaction, sinon de rejet : non, je ne reconnais pas mon expérience de photographe dans tous ces discours. Il faut donner aux photographes en priorité le droit de parler de l'expérience photographique, car lui seul sait de quoi il parle. Comme le peintre peut parler de la peinture, comme le musicien peut parler de la musique. Il faut mettre le photographe au centre de la réflexion sur la photographie, réflexion aujourd'hui confisquée par les « discours de survol » imposés par ceux qui ne vivent la photographie que de l'extérieur. Il y a un fossé qui sépare l'expérience du photographié de celle du photographiant, et seul ce dernier est en mesure de le combler et d'en rectifier le tracé.
C'est en cela que l'examen ici proposé de l'œuvre et des déclarations du photographe Jay Maisel vont nous aider. Plus que tout autre, il a su dire son expérience dont il expose la teneur par les réflexions et observations, au travers aussi de ses photos, dans deux livres récemment publiés : Light, Gesture & Color et It's Not About the F-Stop. C'est à examiner et à considérer ses dires et ses images que j'invite le lecteur à me suivre dans l'intimité du vécu d'un photographe.

Quand, dans cet article, je parle de l'expérience photographique, ce mot doit être entendu dans son sens phénoménologique. Il s'agit de décrire et de donner sens à un vécu tel qu'il se manifeste dans l'acte de photographier. Il s'agit donc d'une Erlebnis, ce qui ne désigne à aucun moment une expérience entendue comme une somme de savoir et de pratiques qu'une longue carrière accumule chez celui qui s'adonne à un métier (Erfahrung). Certes Maisel est un photographe expérimenté, mais ce n'est pas cette expérience-là qui est ici visée.
Maisel articule la compréhension de sa pratique de photographe et de ses photographies selon trois critères : la lumière, la couleur et ce qu'il nomme gesture. Je renonce à traduire ce mot en français car il ne semble pas exister un équivalent exact. Je reviendrai sur ce mot et ce qu'il désigne plus tard au cours de cet écrit, dans un chapitre qui lui sera consacré. Je signale seulement, par anticipation, que ce mot recouvre une idée des plus fondamentales pour l'interprétation de la photographie en général, et non pas seulement celle de Maisel.
Cette articulation selon ces trois critères est particulièrement intéressante en ce qu'elle propose un canevas pertinent pour interpréter une photo, ou même une œuvre photographique tout entière. Rares sont les photographes qui ont su ainsi thématiser leur activité et en permettre l'interprétation. C'est aussi pour cela que l'approche de Jay Maisel nous offre une introduction commode à l'expérience photographique, qu'elle soit celle de la photographie contemporaine, mais aussi de toute photographie en général. Il semble en effet que, depuis sa naissance, la photographie a suscité des passions à photographier qui ont peut-être toutes à l'origine de leur éveil un trait commun qui les rassemble, quelle de soit par ailleurs la pluralité des démarches empruntées et la diversité des œuvres proposées. Décrire cette expérience, mettre au jour les motifs qui président au désir de photographier et qui créent la passion de la photographie, telle est l'ambition de cet écrit.
J'ai renoncé à illustrer ce texte de photographies réalisées par Jay Maisel. Leur diffusion aurait créé un risque d'infraction au droit d'auteur. Je ne pense pas non plus que leur présence aurait été si déterminante que la compréhension et le sens de cette étude en auraient été affectés. Ces photos sont par ailleurs aisément accessible dans plusieurs livres publiés par Maisel 2, ou sur son site https://www.jaymaisel.com.

1 On connaissait en revanche mieux l'œuvre en couleur de Ernst Haas qui fut sans conteste le précurseur effectif de la photographie couleur, certainement depuis son reportage sur New York publié par Life en 1953. Non que Haas fut un pionnier de la toute première heure – épinglons les expériences en couleur de Harry Callahan dès les années 40, ou celles d'Helen Lewitt notamment. D'autres véritables pionniers pourraient encore être cités : Fred Herzog ou Saul Leiter par exemple, mais dont l'œuvre ne fut connue que trop tardivement pour avoir eu une réelle influence. Ernst Haas fut le réel catalyseur pour toute une génération de photographes.
2 Voir la bibliographie des livres de Jay Maisel dans mon article du 15 décembre 2014 : Recommandation n° 4 : Light, Color et Gesture de Jay Maisel.


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