vendredi 21 décembre 2018

JAY MAISEL ET L'EXPÉRIENCE PHOTOGRAPHIQUE. CHAPITRE TROISIÈME : GESTURE

III

GESTURE



« Que diable est-ce au juste le gesture ?. On m'a souvent posé cette question [...].
« Cela m'enchanterait si je pouvais trouver un mot moins ésotérique, plus approprié. Je me tournai donc vers le dictionnaire et confirmai l'analyse de ma fille comme ayant des tendances monomaniaques en concluant que le dictionnaire avait tort.
« Un dictionnaire a 42 définitions de la lumière, 30 définitions de la couleur, mais seule­ment quatre pour le gesture tel qu'il nous concerne, et parmi les quatre pas une mentionnant le gesture dans le contexte qu'il m'intéresse de vous présenter 1. »
Si j'ai omis de traduire le mot gesture dans cette citation de Maisel, c'est que je suis dans le même embarras que lui. Et plus même, puisqu'à la difficulté de définir le mot anglais s'ajoute celle de lui trouver un équivalent en français. Dans une étude antérieure, j'avais décrit la notion de gestuelle en photographie comme étant une manifestation du gesture 2. Ce n'était pas faux mais, comme on le verra, insuffisant. On se tromperait à traduire gesture simplement par « gestuelle ».
Or cette notion de gesture occupe une place importante, sinon essentielle, dans la des­crip­tion et la compréhension de la pratique photographique chez Jay Maisel. On lui est d'ailleurs redevable d'avoir porté cette notion au centre de la réflexion sur la photographie, et proposé par là un outil fécond pour l'interprétation des images photographiques en général. Même si, reconnaissons-le, cet apport n'a pas toujours été considéré à sa juste valeur. Il s'agit ici de rendre à cette notion la place fondamentale qu'elle doit occuper dans la description et la com­préhension de toute pratique photographique.
Au cœur de cette difficulté se trouve peut-être aussi le fait que Maisel tend à lui donner un sens très spécifique et tout personnel. Aussi, en première approche, écoutons ce que Maisel en dit lui-même, dans sa propre tentative d'en formuler le sens. Se référant encore aux dictionnaires, il pointe les équivalents suivants : « [...] essence (probablement le meilleur), caractéristique (aussi bon), et d'autres comme descriptif, révélateur, signature, et on s'éloigne avec calligraphie, indication, ad nauseam 3. » Parler de l'essence des choses semble donc, en première approche, un équivalent des plus adéquats. Mais cette notion d'essence est de pro­venance philosophique et connote une détermination métaphysique qui n'est sans doute pas ce que Maisel veut entendre sous ce mot. Mais poursuivons notre lecture :
« Gesture est l'expression de ce qui est au cœur de tout ce que nous photographions. Ce n'est pas seulement l'aspect déterminé sur un visage ; ce n'est pas seulement la grâce d'un danseur ou d'un athlète. Ce n'est pas seulement le visage tuméfié d'un boxeur ensanglanté. Il ne se limite pas seulement à l'âge ou à la jeunesse, aux gens ou aux animaux. Il existe dans une feuille, un arbre et une forêt. Il révèle l'innervation complexe d'une feuille, le déploiement en éventail des branches d'un arbre et, vu d'en haut, dans la belle texture d'une forêt.
« Il révèle l'essence de chaque chose que nous observons : humaine, minérale ou animale, ou d'une brique, d'une pierre ou du métal. Il ne s'arrête pas là. Nous le voyons dans les nuages, les foules, dans de magnifiques demeures, et dans d'humbles huttes. [...]
« Nous avons toujours cherché la chosé-ité (it-ness) de tout ce que nous photographions. Nous désirons aller au plus profond possible dans le sujet.
« J'appelle cela gesture. Vous pouvez l'appeler comme vous voulez, mais il impose d'identifier et de travailler pour aller au cœur de tout ce que vous voyez. J'ai dit voir, pas photographier, parce que si vous parvenez à en être conscients, votre vision intensifiera votre regard” et approfondira votre photographie 4. »
Si le terme « essence » peut en effet convenir pour une première approximation de ce qu'il faut entendre ici par gesture, il faut rester prudent quant à son application dans le champ de la photographie. Comme je le disais il y a un instant, ce terme est fortement chargé de con­notations métaphysiques hors de propos ici. Elles pourraient bien mener à des méprises et de l'incompréhension si nous nous obstinions à traduire gesture par essence. Car il ne s'agit pas ici, pour le photographe, de révéler des arrières-mondes, de manifester ce qu'il y aurait au-delà de ce qui se donne à voir. Non, cela n'est d'ailleurs pas dans le pouvoir de la photo­graphie. Maisel dit très bien en anglais ce qu'il faut entendre : c'est l'it-ness de ce qui se donne à voir qu'il faut saisir. C'est-à-dire le fait qu'une chose se donne pour ce qu'elle est dans son paraître même ; elle est ce qu'elle est telle qu'elle se montre. On pourrait traduire l'it-ness par « choséité » (thingness), c'est-à-dire ce qui fait que cette chose que je vois et que je peux saisir en image est bien cette chose-là et pas une autre, qu'elle se donne ainsi en offrant la plénitude de son être. C'est le τόδε τι d'Aristote, l'être-ça, le Das-sein.
Cette « définition » a au moins le mérite de nous écarter du terrain incertain de la méta­physique. Elle nous introduit dans celui de l'ontologie. La photographie a vertu onto­logique. Ce qu'elle montre n'est pas qu'une apparence ; c'est la vérité de la chose même en ce qu'elle se manifeste sous cette apparence que l'image photographique restitue. Le terme le plus spécifiquement philosophique qui pourrait alors s'appliquer à cet it-ness, c'est celui d'eccéité, qui fait que chaque chose a un (ou plusieurs) mode(s) d'apparaître qui en manifeste la spécificité, la « personnalité » la plus propre, sa vérité. Quand une photo me rend bien le vécu ressenti au contact d'une chose, d'une scène, d'une personne au point que j'en ressens la présence par l'image presque comme directe et immédiate, je m'écrie : « comme c'est bien vrai ! » ; « c'est bien ça, là, devant moi ! ». C'est de l'être des choses dont il est question avec le gesture au sens où l'entend Maisel.
Sans doute n'avons-nous encore rien gagné en clarté en traduisant gesture par eccéité. Et pourtant nous n'avons pas perdu notre temps. En écartant la traduction par « essence », on évite la connotation métaphysique du mot. Par nature, la photographie est ancrée sur le terrain du sensible, du monde visuel plus particulièrement, et ne saurait prétendre faire voir ce qui pourrait se trouver « au-delà ». L'expérience du gesture est strictement mondaine ; elle ne se réfère ou ne s'appuie sur aucun monde surnaturel ou irréel, ni prétend s'y projeter. L'expérience photographique du gesture, que ce soit à la prise de vue ou lors de l'observation d'une photo, est une expérience d'abord strictement sensible. L'« intellectuel » vient après. Elle fait toujours appel à nos dons d'observateur, de voyant surtout, avant de se transformer en une matière qui réclame de notre part interprétation.
C'est en effet dans ce deuxième mouvement, qui va du percevoir au comprendre (à la saisie du sens), qu'intervient notre savoir pour faire de ce que l'image photographique nous montre, quelque chose que nous pouvons comprendre, parce que nous pouvons l'interpréter. Mais il faut se garder d'appliquer cette « mécanique » à l'instant de la prise de vue. Le photographe photographiant, la plupart du temps, n'a guère le loisir d'« intellectualiser » ce qu'il fait. Ce qu'il perçoit et juge instantanément digne d'être photographié, s'impose à lui comme tel et commande quasi instantanément la décision d'appuyer sur le déclencheur. Percevoir-comprendre-interpréter constituent dans ce cas tous ensemble une expérience unique et instantanée. Expérience visuelle vécue qui entraîne (et par là même définit) l'acte de photographier. Il y a surgissement du gesture dans la scène qui l'impose comme devant-être-photographiée. Percevoir comme photographe c'est, ipso facto, comprendre ce que l'on voit (même si cela ne peut encore être exprimé de façon verbale), c'est-à-dire comme la reconnaissance et l'accueil du gesture, évidence irrésistible de l'eccéité de ce qui se donne à voir.
Cette réalité phénoménologique se vérifie chaque fois que l'on est poussé à photographier, c'est-à-dire chaque fois qu'une scène, un événement, un visage, un objet se révèlent à nous comme devant être photographiés. La déclosion du photographiable émerge précisément au terme de ce processus perceptif-interprétatif spontané et immédiat, intuitif tant il est instantané, et qui nous fait voir tel ou tel sujet comme éminemment spécifique, significatif – chargé de sens –, comme un particulier porteur du sens le plus général et universel, pour que nous nous sentions comme contraints, en tant que photographes, de le saisir et de le retenir. Ernst Haas disait : « Nous ne prenons pas des photos, nous sommes pris par elles 5. », exprimant remarquablement par cette belle formule combien l'expérience photographique émane d'abord des choses elles-mêmes et du monde avant que nous puissions rationaliser l'effet qu'ils exercent sur nous. Cette présence soudain dressée devant nous comme un impératif photographique, cette sourde insistance que peuvent parfois imposer à notre regard les choses visibles, est justement l'expression de leur gesture, de leur eccéité. C'est parce qu'elles nous apparaissant soudain comme exhibant leur propre vérité, exhibant leur être comme une irréductible évidence, qu'elles se donnent pleinement à nous et nous poussent à les photographier. Plus que la lumière, plus encore que la couleur, c'est le gesture des choses, leur pure présence porteuse de leur propre vérité, qui fonde l'acte photographique. Et par lui, toute l’expérience photographique.
Le gesture est potentiellement en chaque chose, scène, événement, personne... qu'il révèle en son être le plus propre, le plus vrai. Sans doute ne se révèle-t-il pas de manière évidente, impérative (comme devant-être-photographié) chaque fois que quelque chose se donne à voir. Ce n'est pas tant une « propriété » des choses à tout instant manifestée et visible, comme mise à la disposition du regard, qu'un mode d'apparaître dont le surgissement demeure dépendant de circonstances favorables. Ce peut être une relation avec d'autres choses qui le manifeste en le contextualisant, ce peut être une lumière évocatrice, une couleur suggestive, une certaine humeur du photographe... Ce surgissement du gesture, souvent inattendu, imprévisible, je le qualifierais volontiers d'épiphanie si ce mot n'était chargé de connotations religieuses, chrétiennes en particulier, dont il sera impossible de l'en expurger complètement. Επιφάνεια : action de se montrer, d'apparaître soudainement, de se révéler d'évidence. Ce mot grec fut forgé bien avant la naissance du christianisme qui lui a prêté tardivement ce sens si spécifique qu'on lui connaît aujourd'hui. Mais faisons l'effort de l'écouter d'une oreille grecque, et il raisonne alors comme une possible traduction du gesture.
Ce qui précède montre que le gesture, épiphanie de l'eccéité des choses, est toujours présent en tout, mais plus rarement visible. Cela vaut plus particulièrement pour les scènes ou événements – soumis au flux temporel à un tempo accéléré – de nature fugace ou éva­nescente. Dans la gestuelle notamment. À ce propos Maisel écrit : « Il m'arrive souvent de constater que quand l'on pense gesture, on le prend en termes d' ”action !” avec un point d'exclamation.
« Il est important de comprendre que le gesture peut être présent chez quelqu'un qui est complètement immobile, au repos ou même endormi. Vous pouvez montrer le gesture dans des domaines qui n'ont aucune relation du tout avec l'action. Vous pouvez le montrer comme de la résignation, de la tristesse, pensée, introspection, jouissance, acceptation, et plus 6! ».
En plusieurs endroits de ses écrits Maisel nous fait ainsi part de son expérience du gesture. Il est au cœur de son expérience de photographe et s'il éprouve des difficultés à la rationaliser – ces mêmes difficultés que nous avons nous-mêmes rencontrées –, il en décrit en revanche remarquablement le vécu : « Il est évident que ce n'est pas seulement les gens qui ont le gesture », écrit-il, « [...] Il est en tout ce que nous observons... il est là.
« Choisissez le gesture que vous voulez montrer. Cela vous rendra infiniment plus attentif au monde qui vous entoure. Il va élargir votre perception et votre attention à l'égard de tout chose 7. » L'expérience photographique se fait ici amplification de la conscience du monde qui nous environne, de notre relation avec lui. Elle nous certifie notre être-dans-le-monde sans quoi la photographie ne serait pas possible. Le gesture, l'épiphanie de la vérité de ce qui se donne à voir (et à photographier), sera donc l'expérience première et fondamentale à partir de laquelle toute l'expérience photographique peut être décrite 8.


Jay Maisel. Light, Gesture & Color, op. cit., — p. 3 : « Just what the hell is gesture ?” This question has been put to me often . [...]
«  I wondered if I could find a word less esoteric, more to the point. So, I went to the dictionary and I confirmed my daughter's analysis of me having egomaniacal tendencies by concluding that the dictionary was wrong.
« One dictionary has 42 definitions of light, 30 definitions of color, but for gesture only four that concern us, and of that four, there is not one mention of gesture in the context I am interested in showing you. »
2  Marc Wauman. « Note sur la gestuelle en photographie » in https://memory-of-time.blogspot.com. Billet du 8 juin 2013.
3  Jay Maisel. Light, Gesture & Color, op. cit., — p. 3 : « [...] essence (probably the best), characteristic (also good), and others like descriptive, revealing, signature, and off we go with calligraphy, indication, ad nauseam. »
4  Ibid., — pp. 3-4 : « Gesture is the expression that is at the very heart of everything we shoot. It's not just the determined look on a face ; it's not just the grace of a dancer or athlete. It's not only the brutalized face of the bloodied boxer. Neither is it only limited to age, or youth, or people, or animals. It exists in a leaf, a tree, and a forest. Ir reveals the complicated veins of the leaf, the delta-like branches of the tree, and when seen from the air, the beautiful texture of the forest.
« It reveals the essence of each thing we look at: human, mineral, or brick, stone, or metal. It doesn't stop there. We see it in clouds, crowds, magnificent mansions, ans humble huts. [...]
« We have always wanted to find the it-ness of anything we shoot. We want to get as deep into the subject as we can.
« I call it gesture. You can call it anything you like, but it involves identifying and working to get to the heart of everything you see. I said, see, not shoot, because as you become aware of it, your seeing will intensify your looking” and deepen you shooting. »
5  Cité par Maisel. It's Not About the F-Stop, op. cit., — p. 18.
6  Jay Maisel. Light, Gesture & Color, op. cit., — p. 90 : « One of the things that occurred to me was that when people think of gesture, they think in terms of “Action !” with an exclamation mark.
« It's important to realize that gesture can be about someone who is absolutely still, in repose or even asleep.
« You can show gesture in another area that has no relationship to action at all. You can show resignation, sorrow, thought, introspection, delight, acceptance, and more. »
7  Ibid., — p. 4 : « It's obvious that it's not just people who have gesture. It's in everything we look at [...]. If we look... it's there.
« Choose the gesture you wish to show. It will make you infinitely more aware of the world around you. It will broaden your perception and awareness of everything. »
8  Cette notion de gesture telle que Maisel l'a découverte et promue, et telle que j'ai essayé ici de la comprendre, ne s'applique certainement pas à la photographie exclusivement. On peut très bien le saisir comme clef herméneutique pour interpréter d'autres formes d'expression artistique. Dans la poésie notamment – où le gesture se fait langage –, dans la musique aussi, et certainement dans tous les autres arts plastiques tels que la peinture. À cet égard je ne peux m'empêcher de citer ici un passage de La métamorphose des dieux d'André Malraux relatif au sens de l'œuvre picturale (André Malraux. Écrits sur l'art II. Œuvres complètes V. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 2004 — p. 841) : « Le peintre du Tch'an, du zen, de tout l'Extrême-Orient essentiel, pensant à ce qu'il va peindre, se pose la question de Mallarmé : “ Qu'est-ce que cela veut dire ?  Il n'en attend pas une réponse intellectuelle ou logique. En français, il pourrait traduire :  Que signifie ceci ?  par :  quel est son signe ? ”. Les langues de l'Extrême-Orient, son esprit même, postulent ou suggèrent que tout grand artiste peut découvrir le signe de ce qu'il a choisi ; parce que, deux mille ans durant, dévoiler l'univers, le transformer en signes et le soumettre ainsi à l'homme, fut la fonction propre de la peinture. »
Je ne me risquerais pas à affirmer que ce que Malraux nomme ici  signe  soit une traduction du gesture selon Maisel. Cela veut plutôt dire que l'œuvre d’art se doit de mettre au jour une vérité des choses, de ce qu'elles montrent, manifestent, désignent, et qui n'apparaît sans doute pas de manière aussi évidente à tous. Contre Werner Gombrich, Malraux a raison : l'art ne vise pas l'illusion, et la photographie – que Malraux n'a pas considérée en tant qu'expression artistique – lui aurait peut-être donné l'argument le plus probant contre la thèse de Gombrich.

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