lundi 31 décembre 2018

JAY MAISEL ET L'EXPÉRIENCE PHOTOGRAPHIQUE. CHAPITRE CINQUIÈME : L'OEUVRE DE JAY MAISEL

V

L'ŒUVRE DE JAY MAISEL



Jay Maisel est un photographe « populaire ». J'entends par là, ce qui justifie les guillemets, non qu'il soit connu du tout grand public – à l'instar de Nadar, de Cartier-Bresson ou... David Hamilton –, mais qu'il est reconnu par ses pairs. Son œuvre photographique inspire le respect et suscite des vocations. C'est une œuvre dont l'influence est patente et significative... parmi les photographes. Pour le grand public, il reste à peu près un inconnu. Pour les musées aussi – ce qui laisse planer le soupçon que les commissaires en connaissent autant de la photographie de Maisel que le grand public qui l'ignore. Mais laissons-là ces persiflages.
Sa faible représentation muséale ne laisse pas d'étonner au regard de cette « popularité »... confidentielle. Comme si les photographes n'étaient pas à même de juger la valeur de leurs confrères. Dans le cas précis de Maisel, on peut même parler d'ostracisme. Il fut pourtant, dès la fin des années 60 et durant tout le courant de la décennie suivante, un représentant et promoteur majeur de la photographie couleur, dans le sillage de Ernst Haas notamment, et avant Eggleston, Shore, Meyerowitz et consorts. S'il ne fut pas, à proprement parler, un pionnier de la photographie couleur (pas plus que ceux que je viens de mentionner), il n'en reste pas moins un de ses représentants les plus influents. Mais il fut sans doute victime de cette conception de l'histoire de la photographie couleur dévoyée par John Szarkowski qui a cru, et a finit par convaincre, que William Eggleston avait en premier créé le langage adéquat à la présence des couleurs dans l'image photographique. On sait que cette opinion s'est forgée comme le rejet des prétentions à l'art de la photo couleur confondue avec les productions des amateurs photographes et les professionnels de la publicité. Leur propension à chercher les couleurs franches et saturées, criardes même parfois – mais n'étaient-ils pas sous l'influence des productions pop art, qui avait pourtant bien trouvé le chemin des cimaises ? –, au détriment parfois du sens de l'image, avaient convaincu les puristes de la photographie d'art que la couleur est le fait du vulgus pecus, du vulgaire, et que, par conséquent, elle ne pouvait qu'exprimer de la vulgarité. Pourtant les travaux d'un Maisel ou d'un Ernst Haas étaient déjà d'une tout autre facture. C'est en cela que le directeur du département de la photographie au MoMA new yorkais dans les années 70 avait perfidement loué la photographie couleur de Ernst Haas – dont l'exposition dans le célèbre musée new yorkais était encore un héritage de son prédécesseur Edward Steichen, alors juste parti à la retraite. En lui reconnaissant le talent d'associer les belles couleurs de manière judicieuse, Szarkowski éreintait Ernst Haas en insinuant que sa conception de la photo couleur était facile et naïve. Cette feinte louange était plutôt l'expression d'un rejet de fait qui allait se confirmer, en 1976, avec la mise en épingle de l'œuvre de William Eggleston 1. S'inscrivant largement et ouvertement dans le sillage de Ernst Haas, le travail photographique de Maisel n'apparaissait dès lors que comme la prolongation, ou une variante, de celle-là, le condamnant tout aussitôt comme inintéressant. Les dés étaient pipés avant même que le jeu commençât.
Ce n'est peut-être pas la seule raison qui a mené à cet ostracisme muséal. La photographie de Maisel était en outre frappée d'une tare plus lourde encore : celle d'être le produit d'un photographe commercial. Parce qu'un « commercial » ne saurait être « artiste », selon ce dogme arrogant et méprisant, puéril tout à fois, il n'avait pas sa place dans un musée d'art. Certes les choses ont changé depuis, mais l'opprobre de Szarkowski qui plane sur tout un courant majeur de la photographie couleur, et la mise en avant d’œuvres jugées plus dignes d'être qualifiées d'« artistiques », selon des critères qui lui sont très personnels, aura pesé deux décennies durant sur la représentation muséale de ceux qui, paradoxalement, avaient les premiers proclamé suffisamment fort l'évidence de la couleur dans la photographie pour que l'œuvre des Eggleston, Shore, Meyerowitz... se frayât le chemin des cimaises. Il n'est pas douteux non plus que les canons esthétiques de la publicité eussent aussi joué un rôle négatif dans cette appréciation. La publicité est alors sous l'influence du pop art, de ses couleurs intenses, saturées, contrastées, alimentant ainsi le jugement ordinaire, initié par Walker Evans, que la couleur est vulgaire. On ne saurait donc être un artiste si l'on est un commercial pour les raisons évoquées ci-dessus, et peut-être aussi parce que règne encore un résidu romantique issu du XIXe siècle, selon lequel il ne semblait pas normal qu'un artiste gagnât de l'argent comme a pu le faire Maisel. C'est le mythe tenace du Lumpenkünstler qu'on essayait encore de nous faire avaliser.
Cet antagonisme commercial ↔ artistique est d'autant moins justifié que l'histoire de l'art multiplie les exemples d'artistes qui, en marge d'un travail alimentaire, se ménageaient la liberté requise pour poursuivre la réalisation de leur œuvre propre. C'est le cas de Maisel. Nombre des photos qu'il propose comme étant les plus représentatives de son expression n'ont pas été faites dans le cadre d'une commande. Certaines, cependant, le sont. Par quoi les reconnaît-on ? Rien ne permet de les distinguer si l'artiste lui-même ne nous le dit pas. Que des travaux publicitaires puissent aussi constituer le terreau d'une œuvre personnelle et originale est un fait que l'on ne saurait nier ni, surtout, qu'on ne pourrait prendre comme prétexte pour rejeter une œuvre dans son entièreté. Il serait peut-être temps de considérer l'œuvre de Maisel en faisant abstraction du photographe commercial à succès qu'on connaît pour ne considérer ses photos que pour elles-mêmes, et dépasser ainsi ce distinguo stérile qui aveugle encore trop souvent les nostalgiques de l'art pour l'art, et qui se permettent de juger une œuvre de haut.
Jusqu'à ce que s'impose la photographie couleur sur les cimaises des musées d'art moderne, régnait une esthétique de la photo centrée sur l'image monochromatique. Depuis le picto­rialisme de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, on louait l'image photographique noir et blanc en ce quelle allait à l'essentiel, sans décors ni effets parasites. Ce qui excluait la couleur perçue comme superflue, distrayante et inutile. On dira peut-être que ce rejet de la couleur était imposé par la limitation des moyens techniques pour la reproduction des couleurs. Je ne le pense pas ; les photographes d'alors étaient vraiment aveugles aux couleurs. Non qu'ils ne les aperçurent pas, mais qu'ils étaient incapables de les saisir comme incitants émotionnels. C'est pourtant chose étrange d'affirmer que le noir et blanc va à l'essentiel en excluant justement ce qui, dans de nombreux cas, doit donner sens à l'image. Tout ce que la couleur apporte était ainsi nié, notamment la qualité de la lumière, notamment la structuration de l'espace par valeurs chromatiques (et non plus par les seules densités de gris), notamment l'expérience émotionnelle que seule la couleur peut susciter. Le noir et blanc se révèle en fin de compte plutôt comme un rendu particulièrement abstrayant du réel alors que, justement, il prétendait s'en rapprocher au plus près. Telle était la position des artistes photographes éduqués dans l'ombre d'Alfred Stieglitz, lorsque fut dépassée l'esthétique stérile et servile du pictorialisme, appelant nécessairement la photographie couleur. Ce fut le cas quand apparu le premier film couleur effectivement utilisable. Mais cet achèvement du dépassement du pictorialisme ne se fit cependant pas aussi naturellement.
Car si la couleur aura permis d'accomplir le dépassement de la vision monochromatique et, avec elle, du pictorialisme (jusqu'à ce que la photo numérique et Photoshop l'eurent remis au goût du jour), ce dépassement ne fut pourtant pas une révolution. Les images en couleur étaient naturellement répandues ; la peinture avait appris à voir le monde en couleur. Et c'est peut-être justement sa formation auprès du peintre Josef Albers qui aura permis à Maisel d'accomplir ce dépassement avec brio. Pour quelqu'un qui avait fréquenté son cours et appris que, en matière de couleurs, ce qui compte « n'est pas la prétendue connaissance de prétendus faits, mais la vision – le voir. Le voir implique ici Schauen (comme dans Weltanschauung) et va de pair avec le fantasme, l'imagination 2. », il ne pouvait être question d'ignorer les couleurs, leur « langage », leur suggestivité affective, leur interaction et leur instabilité – bref tout ce que le noir et blanc manque. Nul doute que chez Maisel, même s'il se décrit comme un lousy painter, un mauvais peintre, c'est la peinture qui lui ouvre le domaine des couleurs en photographie.
Quand notre photographe entame sa carrière de coloriste, le pop art est encore bien vivant. Ce dernier aura imposé le goût des couleurs franches, contrastées, saturées et lumineuses. Le film Kodachrome répondait parfaitement à cette sensibilité. Elle était partagée par les principaux coloristes de l'époque : Ernst Haas en premier. Véritable pionnier de la photo couleur ; malheureusement pour lui, « simple » photojournaliste de l'agence Magnum. Ou par le brillant et exubérant Pete Turner. Maisel, avec ceux-là, propagèrent le goût et le sens de la couleur en photographie. Leur influence fut énorme, jusques y compris chez les photographes amateurs qui, les premiers peut-être, avaient saisi d'instinct la couleur comme modalité expressive dans la photo : couchers de soleil sanglants, peinture rutilante des automobiles neuves ou des panneaux publicitaires, vert soutenu de la végétation, bleu infini du ciel et de l'océan... Mais aussi naïve fut-elle, cette appréciation de la couleur permit une réelle éducation du regard à la couleur dont Eggleston et les autres furent les premiers à en bénéficier. Leur reconnaissance comme artistes photographes coloristes et, avec elle, celle de la photo couleur comme mode d'expression artistique, se fondent sur cette première expérience de la couleur. Eggleston lui-même n'a jamais caché que son regard s'est forgé à l'observation des clichés couleur d'amateurs dans le laboratoire photo où il officiait. Nouvelle illustration, s'il le fallait, que l'évolution du regard en photographie provient le plus souvent de la pratique la plus profane, celle de l'amateur en l'occurrence. C'est que la couleur s'offre au regard de tous – même si tous ne la « voient » pas –, et n'est pas une matière si subtile que seul l'artiste pourrait la percevoir et l'utiliser.
L'originalité de Maisel est précisément d'avoir reconnu ce fait, et de l'avoir conjugué avec l'auxiliaire émotionnel que les couleurs appellent. Quand il dit qu'il faut photographier ce qui nous émeut, il entend par là, tout d'abord, l’ébranlement affectif que la couleur suscite. Pas sûr que ceux qu'on loue trop fort comme les pionniers de la couleur l'aient ainsi perçu. Ce qui est fort embarrassant pour eux car c'est par ce truchement émotionnel que les spectateurs abor­dent leurs images, en y cherchant – et y trouvant parfois – quelque chose que le photographe n'avait pas l'intention de révéler. Ainsi quand John Szarkowski, rédigeant l'introduction au catalogue de l'exposition d'Eggleston en 1976 au MoMA, évoque telle image du photographe en la commentant ainsi :
« Considérons par exemple la photo de la page 75.
« Pensez-là comme une image qui décrit des limites [...], les limites qui séparent le jour de la nuit, le temps des ombres dures et de la chaleur jaune de celui du crépuscule au bleu froid opalescent, le temps de la distinction entre les vies séparées et publiques du jour de celui des vies privées du soir, le point où les familles commencent à se rassembler à nouveau sous leurs toits ancestraux et quand le voisinage résonne de voix de femmes criant des noms d'enfants 3. »
Une telle description pourrait s'appliquer à maintes photos de Jay Maisel.


Phillip Prodger. « Ernst Haas – another history of color » in Ernst Haas, Color Correction. Steidl Verlag, Göttingen 2011. Non paginé. « The best example of this posture was Szarkowski's advocacy for William Eggleston, whom he helped to make famous. American to his core and a product of the Deep South, Eggleston was everything Haas was not – frank, direct, and disaffected. Though much of his subject matter was the same – old tires, signs, cars, torn posters, and parkingmeter, for example – Eggleston confronts the ordinariness of such things without embellishment. Whereas Haas was concerned with personal expression, Eggleston is concerned with vernacular tradition. Its cousins are not paintings, but the ruthless onslaught of snapshot, documentary, and advertising imagery that Haas helped create as a commercial photographer.
« Szarkowski's reluctance to support Haas is evident in his press release for Ernst Haas Color Photography. Describing color as a new philosophy of seeing, Szarkowski is quoted, the color in color photography has often seemed an irrelevant decorative screen between the viewer and the fact of the picture. Ernst Haas has resolved this conflict by making the color sensation itself the subject matter of his work. No photo­grapher has worked more successfully to express the sheer physical joy of seeing. [Ernst Haas – Color Photography, press release, August 4, 1962, Museum of Modern Art, New York]. Szarkowski's text is damning in its faint praise. Describing the color sensation, that is to say, the personal experience of color, as the subject of Haas' work is to neglect the other elements that make his photographs so powerful. Absent is any discussion of the composition themselves – the choice of subjects, their formal sophistication, or the quality of the prints. Reading the press release, one has no sense of what is actually depicted in Haas' Photographs. It is as of color is all that matters. [...]. »
Je considère cet essai de Phllip Prodger comme un des textes les plus pertinents relatif à l’histoire de la photographie couleur.
Josef Albers. L'interaction des couleurs, op. cit., — p. 11.
John Szarkowski. « Introduction » au William Eggleston's Guide. The Museum of Modern Art. New York 1976. Réimpression 2011, pp. 12-13 : « For example, consider the picture on page 75.
« Think of it as a picture that describes boundaries [...], the boundary that separates day from evening, the time of hard shadows and yellow heat from de cold blue opalescent dusk, the time of demarcation between the separate and public lives of the day and the private communal lives of evening, the point at which families begin to gather again beneath their atavistic roofs ans the neighborhood sounds with women's voices crying the names of children. »

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