mercredi 26 décembre 2018

JAY MAISEL ET L'EXPÉRIENCE PHOTOGRAPHIQUE. CHAPITRE QUATRIÈME : L'EXPÉRIENCE PHOTOGRAPHIQUE

IV

L'EXPÉRIENCE PHOTOGRAPHIQUE



En 1978 parut un livre sur la photographie qui ne manqua pas de se faire remarquer : On Photography de Susan Sontag 1. Cet ouvrage représentait la première étude sérieuse sur la photographie depuis La photographie en France au XIXe siècle de Gisèle Freund 2. Au-delà d'une thèse sociologique qui ne pouvait que manquer son sujet, Susan Sontag brossait un tableau fouillé de la photographie au faîte de sa popularité. D'une certaine manière, ce livre propose une description de la pratique photographique sous nombre de ses aspects, exposant ainsi divers modes de l'expérience photographique.
Voici ce que Jay Maisel déclare à propos de ce livre qu'il inscrit dans la perspective de sa propre expérience de photographe : « Susan Sontag, dans son livre intitulé  On Photo­graph”, parle avec un talent fou des divers aspects de la prise de vue et de la création d'une image. J'y ai découvert des vérités auxquelles je n'avais même pas songé. Il n'y a qu'un fait qu'elle passe sous silence et c'est le plus important : la joie pure d'être photographe et de réaliser un cliché. Personne ne peut aborder ce sujet exceptés les photographes eux-mêmes. Pour moi, la photographie est un acte d'amour. Bêtement peut-être, je ne comprends toujours pas ceux qui refusent que je les photographie. Ne réalisent-ils pas que si je prends le temps d'enregistrer leur image, c'est que j'ai été ému ou impressionné par eux ? Ne savent-ils pas que c'est là un geste tendre et fraternel ? L'acte de photographier porte en lui tout ce qu'on appris, vu, lu, aimé. C'est le résumé des expériences d'une vie entière, réduit à la fraction d'une seconde nécessaire pour déclencher l’obturateur. L'image est une émotion physique et intellectuelle. Elle est tout, créativité, pouvoir, communication, perception, satisfaction. [...] Faire des images, c'est une façon d'être conscient du monde qui nous entoure. C'est une perpétuelle leçon d'humilité et d'humanisme 3. »
Cette déclaration dit beaucoup de la « philosophie de la photographie » selon Maisel. Il a raison quand il dit que Sontag passe sous silence la joie et le plaisir de photographier. Mais ce n'est pas parce qu'elle pèche par omission, mais parce que sa propre expérience de la photographie se trouve aux antipodes de celle de Maisel. Suivons la pensée de l'auteure à ce sujet.
Pour Sontag, photographier, c'est s'approprier la chose photographiée. C'est l'expression d'un rapport de force, l'exercice d'un certain pouvoir : celui d'un photographe sur le sujet qu'il photographie 4. Ceci définit la nature de l'acte photographique : il est agression, y compris et même lorsqu'il cherche à idéaliser son sujet et à le montrer sous ses plus beaux aspects 5. Prendre des photos, quand même s'agit-il d'un geste visant à certifier une expérience ou une présence, demeure un moyen par lequel s'exprime le refus de la réalité : cette dernière se réduit à n'être plus qu'une matière photographiable 6. Prendre une photo n'est pas simplement le fait d'une rencontre entre un événement et la photographe ; c'est aussi l'interférence de l'un sur l'autre, se traduisant par l'intrusion du second dans le premier, ce qui ne manque pas d'en changer l'apparence, le comportement, sinon la nature 7. Photographier n'est pas un acte de pure observation passive. Prendre une photo c'est avouer que l'on entretien un lien d'intérêt aux choses que l'on photographie – ce qui va dans le sens de la déclaration de Maisel –, mais selon un intérêt qui est celui du photographe (faire une image vendable, par exemple), lequel intérêt se gagne aux dépens du sujet photographié 8. Si l'appareil photographique ne viole pas au sens premier, il n'en reste pas moins perçu comme une arme, quoique non létale (voir comment la publicité pour l'équipement photographique flatte les instincts de chasseur qui sommeillent en nous 9), mais qui, néanmoins, préjuge, s'ingère, transgresse, exploite 10... Tout cela suggère qu'il y a quelque chose d'un instinct prédateur dans l'usage d'un appareil photographique 11. Photographier ne nous aide pas à mieux comprendre le monde mais à nous le montrer d'une manière acceptable 12.
Un tel réquisitoire, s'il fallait le suivre, devrait conduire à l'interdiction pure et simple de la photographie. Ce n'est pas le cas. Quelque chose résiste qui empêche de nous passer de photographier. Peut-être que Maisel a raison contre Sontag. Je ne dirai pas qu'ils ont raison tous les deux, ou alors en partie seulement. Dans ce qui apparaît dès l'abord comme la confrontation de deux points de vue antagonistes, j'y vois plutôt l'expression d'un sentiment spécifique à l'égard de l'acte de photographier, dont la spécificité justement est à chercher dans les points de vue respectifs. Maisel est photographe et se comprend comme quelqu'un qui photographie par amour, tendresse, compassion et sentiment fraternel. Sontag n'est pas photographe et ne connaît de l'expérience photographique que la situation du sujet photo­graphié. Or celui qui est photographié peut ne pas ressentir ce que Maisel affirme comme son intention photographique. Le photographié va se sentir réduit à une simple chose mise à la disposition du photographe. Et par là se sentir dépossédé de son image, exploité, violé, agressé. L'un exprime son sentiment positif de photographiant, l'autre celui, négatif, de photographié.
Selon moi, les théories et l'histoire de la photographie n'ont pas assez tenu compte de cet antagonisme. Autant les témoignages des photographes convergent en ce qu'ils expriment le point de vue du photographiant, autant les théories ou l'histoire de la photographie relatent l'expérience des non-photographes (auxquels elles s'adressent la plupart du temps), exprimant le point de vue du photographié. Or ce dernier procède d'une expérience du sujet, c'est-à-dire un assujettissement aux désirs, ou au bon plaisir du photographe. On comprend tout ce que cette expérience peut avoir de frustrant, voire de traumatisant. Se réduire à n'être qu'un sujet photographique dont on exhibe une image qui n'est peut-être pas nécessairement flatteuse, revient à peu près à se dénuder en public sans consentement. Certains s'en accommodent, jouant même avec leur image en la manipulant, d'autres, au contraire, subissent cette exhibition comme une humiliation.
Or il y a une très grande ambiguïté qui trouble la prétention morale portant l'exigence du droit à l'image que réclame cette expérience du photographié. Elle vient de ce que ceux-là mêmes dont le regard blesse et humilie – celui des voyeurs – font partie du vaste clan des photographiés. Ils semblent, par cet acte de voyeurisme, satisfaire leur propre plaisir de voir autrui soumis à cette expérience humiliante, satisfaction honteuse d'une obscure pulsion sadique. Je me demande, à lire la hargne avec laquelle Susan Sontag décrit l'acte de photo­graphier comme un acte prédateur, si elle ne trahit pas par là, par une sorte de secrète vengeance, un tel traumatisme qu'elle aurait avoir pu subi. C'est ce que son silence obstiné à considérer le point du vue du photographiant me laisse penser.
Il reste que ce point de vue, le plus commun en fin de compte, en faisant l'impasse sur celui du photographiant, donne à ce dernier le loisir de s'imposer d'autant plus librement que la plupart des photographiants feignent d'ignorer le point de vue antagoniste. Il y a peut-être chez Maisel une pointe de mauvaise foi quand il déclare ne pas comprendre ceux qui refusent de se laisser photographier. En l'ignorant, ou en feignant de l'ignorer, il exalte une expérience du photographiant par trop égoïste, dans laquelle ce dernier ne vit que pour son propre plaisir en se jouant du sentiment de dépossession de soi subit par le sujet. C'est dire toute l'ambi­valence de l'acte de photographier en ce qu'il porte en lui autant d'agressivité que de tendresse, autant de prédation que d'amour et de respect. Tant le photographié que le photographiant ont tort de réduire cet acte au sentiment issu de leur expérience respective, mais exclusive de la photographie. Pourtant, autant trouverait-on des photographes conscients et scrupuleux au regard de la relation de domination qu'ils exercent sur leur sujet – ce qui les conduit à une certaine retenue, voire à une véritable autocensure –, autant les photographiés, s'il leur arrive de prendre conscience du plaisir propre du photographe, de ses intérêts et de la sincérité de son approche, le dénoncent néanmoins trop souvent comme un pervers. Le dialogue est impossible selon ces points de vue dans tout ce qui les fait s'exclure l'un l'autre. Mais puisque l'expérience du photographe photographiant est de loin la plus mal connue – de par le dédain affiché des photographiés à l'égard de ce que les photographes disent de leur expérience –, il m'est ici imparti de l'exposer afin d'amorcer ce dialogue sur des bases enfin équitables.
On se tromperait donc à croire que le photographe aborde intentionnellement son sujet avec une visée prédatrice ; l'affirmer n'est pas le prouver. Cette intention prédatrice ne se vérifie que si l'image photographique n'est perçue que comme quelque chose de vendable, quand on la réduit à une simple marchandise, et dont la valeur n'est autre que celle de ce qu'elle représente. Le sujet photographié est par là entraîné dans un lucre qui lui échappe. Ainsi dans la photographie de mode, dans la publicité, dans les trophées rapportés par les paparazzi – lesquels n'existent que parce qu'il y a un public qui s'alimente de leurs proies, ce même public qui fera mine de s'offusquer à voir mise en pâture le vie privée et intime des autres. Il n'y qu'avec de tels exemples – qui ne représentent pas la totalité de l'expérience photographique – que la description de Susan Sontag est pertinente. Mais ce n'est pas cette photographie-là qui fait l'histoire de la photographie, c'est-à-dire l'histoire d'un certain regard posé sur le monde et qui en exprime sa relation en le montrant. Ce ne sont pas les trophées des paparazzi que l'on accroche aux cimaises des galeries et des musées. On ne peut généraliser cette expérience-là, ainsi que le fait Sontag, pour l'appliquer abusivement à l'ensemble de la pratique photographique.
Jay Maisel est un photographe que l'on expose dans les galeries d'art et les musées. On fera sans doute remarquer qu'il fut aussi un photographe commercial et que ses photos se vendent (il faut bien vivre...). Comme nombre d'artistes il a aussi une activité alimentaire. Or si ses photos se vendent, elles ne sont toutefois pas réalisées dans cette perspective par priorité et exclusivement. Leur valeur marchande est ici subordonnée à la valeur de l'expérience visuelle du monde qu'elles procurent. Je reviendrai plus tard (dans le chapitre suivant) sur ce rapport commercial/artistique en photographie. Ce que Maisel montre dans ses images, ce qu'il vise en les réalisant, c'est l'expérience du visuel articulé selon ses trois grands moments, ou « principes », qui confèrent à l'image photographique le privilège d'être le lieu où se cristallise une expérience spécifique et déterminante. Je veux parler des moments lumière, couleur et gesture. De ceux-là, les photographes prédateurs n'ont cure.
Pour Maisel, ce qui est déterminant n'est pas du tout la valeur marchande de l'image, mais le plaisir qu'on peut en retirer, à la prise de vue comme à la contemplation de l'image réalisée. « Ce que vous photographiez importe peu, la véritable question est : “ cela vous procure-t-il de la joie ? ” 13 ». Toute la pratique photographique de Maisel se trouve subordonnée à cette satisfaction. Laquelle ne s'arrête pas, comme je le disais il y a un instant, à la prise de vue. Regarder une photo participe de l'expérience photographique ; c'est, d'une certaine manière, revivre l'instant de la prise de vue. Dans cette optique, peu importe dès lors le sujet photo­graphié, pour autant qu'il procure ce plaisir. À partir du moment où ce qui peut être photo­graphié n'est plus sélectionné que selon ce critère, tout devient potentiellement digne d'être photographié et les images se trouvent partout. « Tout l'univers n'est qu'un magasin d'images et de signes auxquels l'imagination donnera une place et une valeur relative ; c'est une espèce de pâture que l'imagination doit digérer et transformer » écrit Baudelaire en pensant à la peinture 14. Maisel pourrait faire sienne cette sentence. Il suffit d'ouvrir les yeux, de s'ouvrir à ce qui se donne à voir ; d'être là, toujours prêt : « always carry a camera » répète-t-il à l'envi : toujours emporter un appareil.
L'expérience photographique commence donc par le constat que tout, potentiellement, est digne d'être photographié 15. Seuls les contraintes et interdits extérieurs à la photographie font qu'il semble y avoir une détermination – et donc une circonscription – du champ du photographiable. Parmi ces contraintes celles d'origine sociale, qui imposent les sujets et moments autorisés à être photographiés. C'est ici l'esthétique de l'album de famille qui s'érige en norme impérative. C'est aussi cette esthétique naïve et conformiste qui détermine le consensus autour de ce qui fait une « belle photo » – esthétique romantique et surannée qui conduit invariablement à l'inlassable répétition du déjà vu. Il y a ainsi un champ formellement circonscrit du photographiable, dont il convient que le photographe se déprenne. Sa tâche sera de rendre visible ce que les autres, non-photographes, ne voient pas 16. C'est une variante, constitutive de la photographie, et qui lui enjoint de porter témoignage. Et les non-photographes ne le voient pas précisément parce qu'ils se tiennent à l'intérieur du champ circonscrit et limité du photographiable convenu. Le commun des voyants ne voit ainsi que ce qu'on lui dicte de voir ; il demeure aveugle à ce monde que la photographie est en mesure de lui révéler, souvent à son plus grand étonnement. C'est sans doute là que l'art du photographe trouve à s'exprimer de la manière la plus convaincante. Quand même le photographe aurait-il « raté » sa photo, il aura, à tout le moins, aperçu cette scène que tous les autres ont ignorée. En cela seulement, il est déjà bien au-delà, en tant que voyant privilégié, de ceux qui ne peuvent tout simplement pas voir ce qu'il a vu 17. La photographie est expérience et exercice du regard. Il convient de citer ici Willy Ronis : « Le photographie, c'est le regard. On l'a ou on ne l'a pas. Il peut s'affiner la vie aidant, mais cela se manifeste au départ avec n'importe quel appareil bon marché. L'aventure ne se mesure pas au nombre de kilomètres. Les grandes émotions ne naissent pas seulement devant le Parthénon, la baie de Rio ou les chutes du Zambèze. L'émotion, on peut l'éprouver simplement devant le sourire d'un enfant qui rentre avec son cartable, une tulipe dans un vase sur lequel se pose un rayon de soleil, le visage de la femme aimée, un nuage au-dessus de la maison 18. »
Mais si tout est photographiable, qu'est-ce qui va faire que tels ou tels scène, objet, situation, etc. seront retenus par le photographe comme étant source de satisfaction photo­graphique ? Plusieurs éléments concourent à donner valeur photographique aux choses ou aux événements du monde : l'étrange, le surprenant, l'étonnant, l'adorable ou, au contraire – pourquoi pas ? – le répugnant, le glauque, le dérangeant, l'ennuyeux et le banal... parce que le banal peut être navrant... Toute situation visuelle donnant une image qui pose question, qui soulève des interrogations ou nous affecte au plus profond de nous-mêmes 19. Et c'est justement dans cette découverte de l'inattendu, dans cette rupture avec la banalité du quotidien – ou à cause d'elle – que le photographe va trouver l'élément de son propre plaisir à photographier.
Comment décrire ce qui arrête le regard du photographe dans ce vaste chaos mouvant qu'est le monde qui nous entoure ? Qu'est-ce qui désigne désormais le photographiable dans le chef du photographe, aussitôt qu'il se sera affranchi des impératifs sociaux ou autres qui en figent la définition ? Ne devrait-on pas soupçonner qu'une nouvelle définition du photo­graphiable se substitue à l'ancienne, peut-être moins autoritaire mais tout aussi arbitraire ? Je ne saurais répondre à l’affirmative à cette question. Car, en effet, se déprendre des diktats sociaux et autres qui prétendent régler la pratique photographique implique une affirmation du regard du photographe, une affirmation vigoureuse de sa subjectivité et donc, de sa liberté. Cette revendication de la liberté du photographe devant les scènes ou les objets à photo­graphier se traduit, chez Maisel, par la convocation du vécu émotionnel : « Photographiez ce qui vous émeut 20. », proclame-t-il, rejoignant en cela le témoignage de Willy Ronis que je viens de citer. Le recours à l'émotionnel a une portée plus grande qu'on serait tenté de lui concéder au premier abord. L'émotion, notamment visuelle, n'est pas un état physiologique ou psychologique perturbé, un trouble affectif de la conscience. Non, l'émotion est une attitude positive de la conscience qui fonde un véritable savoir. J'apprends à connaître le monde qui m'entoure par les émotions que je vis à sa perception. En photographiant, je visualise et fixe littéralement ma réaction émotive à l'endroit de ce que j'ai perçu. Le monde se révèle selon un mode qui n'est plus celui, indifférencié ou canalisé, domestiqué, de la vie quotidienne, sans relief ni heurt. Je brise la monotonie de cette quotidienneté en spectacularisant le monde. Ce dernier s'offre désormais à moi dans toute son étrangeté et comme une vaste potentialité d'images qui n'attendent que d'être saisies.
Cette rupture avec l'expérience quotidienne du monde est véritablement constitutive de l’expérience photographique. Visant le monde comme un pur spectacle offert au regard photo­graphique, je m'en affranchi tout autant en cessant de participer à la frénésie de ses intérêts immédiats, de ses impératifs propres, de ses contraintes lénifiantes. Il faut que j’adopte une ouverture de l'esprit telle que je n'en suis plus acteur mais le pur spectateur détaché, observateur non pas indifférent, mais désormais non participatif. C'est à une sorte de mise en suspens de mes intérêts et de mon implication avec ce qui se dévoile devant moi, une sorte d'ἐποχή qui m'invite à ne plus faire partie de ce que je vois. C'est cela que Maisel exprime si souvent quand il invite le photographe à « être ouvert pour voir 21. », ou d'« accepter d'être surpris, y compris lors de l'édition 22 » des images, c'est-à-dire au moment de les visualiser et de revivre l'instant où émergea l'impératif du photographiable.
L'exercice de cette puissance d'observation peut être considérée, superficiellement, comme celle d'un regard dominateur. Cela justifierait les reproches de Susan Sontag. Mais c'est ignorer qu'un regard prédateur est un regard visant des intérêts mondains et qu'ainsi, aussi dominateur puisse-t-il paraître, il n'est jamais un regard libre. C'est un regard perdu dans l'affairement du quotidien, aux antipodes du regard photographique authentique. Le regard chargé d'émotion qui érige le monde et les événements qui s'y déroulent en spectacle, en événements signifiants, est un regard ouvert, fait d'accueil et d'acceptation, comme Maisel le répète à l'envi. Et que loin d'être une expérience à visée prédatrice et agressive, le regard photographique authentique exprime d'abord la joie et le miracle d'être au monde et de pouvoir en jouir. « Rien ne vaut le plaisir de voir 23 », assure Maisel.
Couleur, lumière et gesture sont, pour Maisel, ce qui structure le visible en tant qu'il se donne comme image, c'est-à-dire en tant que signifiant photographique. Cette conception de l'acte de photographier et de ce qui en détermine la pertinence, cette exposition de l’expérience photographique globale (qui va du photographe au spectateur) à une portée philo­sophique réelle. L'expérience photographique est l'énoncé d'une relation au monde qui est tout à l'opposé de l'attitude prédatrice. C'est un acte d’amour disait Maisel. C'est-à-dire l'affirmation de notre appartenance à ce qui, dans ce monde, dont nous ne sommes qu'une infime partie (mais non pas insignifiante), nous le rend d'autant plus présent que nous avons appris à le reconnaître comme cela même par quoi nous existons. Cette reconnaissance de l'évidence de notre existence, que nous révèle l'expérience photographique, nous porte justement à nous ouvrir à tout cela qui reflète notre présence, à nous ouvrir à tout ce qui se donne à voir comme étant là pour nous, et à l'admirer, à le rejeter peut-être aussi quand nous en éprouvons comme la contradiction avec cette expérience, bref à comprendre et à aimer cela qui nous entoure. L’expérience photographique est la consécration de ce que notre regard peut révéler au-delà de tous les préjugés accumulés à son égard. Elle fait de nous des êtres ouverts, libres, soucieux de partager cette ouverture et cette liberté avec les découvertes visuelles qu'elle offre avec tous ceux ceux qui s'attardent, fascinés, étonnés, interrogatifs, émus, devant des photographies.


1  Susan Sontag. On Photography. Allan Lane, London 1978.
2  Gisèle Freund. La photographie en France au XIXe siècle. La Maison des amis du livre. Adrienne Monnier, Paris 1936. Réédité par Christian Bourgois, Paris 2011.
3  « Maisel le magnifique ». Magazine Photo. Novembre 1978.
4  Susan Sontag, op. cit., — p. 4 : « To photograph is to appropriate the thing photographed. It means putting oneself into a certain relation to the world that feels like knowledge – and, therefore, like power. »
5  Ibid., — p. 67 : « In deciding how a picture should look, in preferring one exposure to another, photo­graphers are always imposing standards on their subjects. [...] This very passivity – and ubiquity – of the photo­graphic record is photography's message, its aggression. »
6  Ibid., — p. 9 : « A way of certifying experience, taking photographs is also a way of refusing it – by limiting experience into an image, a souvenir. »
7  Ibid., — p. 11 : « A photograph is not just the result of an encounter between an event and a photographer ; picture-taking is an event in itself, and one with ever more peremptory rights – to interfere with, to invade, or to ignore whatever is going on. Our very sense of situation is now articulated by the camera's interventions. The omnipresence of cameras persuasively suggest that time consists of interesting events, events worth photographing. »
8  Ibid., — p. 12 : « Although the camera is an observation station, the act of photographing is more than passive observation. Like sexual voyeurism, it is a way of at least tacitly, often explicitly, encouraging whatever is going on to keep on happening. To take a picture is to have an interest in things as they are, in the status quo remaining unchanged (at least for as long as it takes to get a good picture), to be in complicity with whatever makes a subject interesting, worth photographing – including when that is the interest, another person's pain or misfortune. »
9  Ibid., — p. 14 : Like a car, a camera is sold as a predatory weapon – one that's as automated as possible, ready to spring. [...] It's as simple as turning the ignition key, or pulling the trigger»
10  Ibid., — p. 13 : « The camera doesn't rape, or even possess, though it may presume, intrude, trespass, distort, exploit and, at the farthest reach of metaphor, assassinate – all activities that, unlike the sexual push and shove, can be conducted from a distance, and with some detachment. »
11  Ibid., — pp. 14-15 : « Still, there is something predatory in the act of taking a picture. To photograph people is to violate them, by seeing them as they never have ; it turns people into objects that can be symbolically possessed. Just as the camera is a sublimation of the gun, to photograph someone is a sublimated murder – a soft murder, appropriate to a sad, frightened time. »
12  Ibid., — p. 23 : « Photography implies that we know about the world as it looks. All possibility of under­standing is rooted in the ability to say no. Strictly speaking, one never understands anything from a photo­graph. [...] Nevertheless, the camera's rendering of reality must always hide more than it discloses. [...] In contrast with the amorous relation, which is based on how something looks, understanding is based on how it functions. And functioning takes place in time, and must be explained in time. Only which narrates can make us understand. »
13  Jay Maisel. Light, Gesture & Color, op. cit., — p. 12 : « What you are shooting doesn't matter, the real question is : Does it give you joy ?. »
14  Charles Baudelaire. Salon de 1859, in Œuvres complètes II. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 2004. — p. 627.
15  Jay Maisel. It's Not About the F-Stop, op. cit., — p. 28 : « There are no defined area of subject matter. It's without limit. The average person passes by many things that seem mundane and, therefore, are to be avoided. The one who stops and sees this object is not just the creator of the photo, but one who is enriched by many things overlooked by those desperately searching for photographs. They walk past these photographs unknowingly. [...]
«  It is our job and our joy to stop and see things that do not shout. Everything has a visual story to tell. We must learn to be aware of them. As we do, learn to stop saying, There is nothing to shoot. ».
16  « Make visible, what without you, might perhaps never have been seen. » – Robert Bresson, cité par Jay Maisel. Light, Gesture & Color, op. cit., — p. 178.
17  Ibid., — p. 84 : « Remember that most people (those who are not photographers) don't even see the things you missed. Many don't even look. Ergo, you are way ahead of the game. »
18  Willy Ronis. Paris, éternellement. Éditions Hoëbeke, Paris 2005 — p. 126.
19  Jay Maisel. Light, Gesture & Color. op. cit., — p. 16 : « I love when pictures ask questions or make other ask questions. »
20  Ibid., — p. 204 : « Don't overthink things in front of you. If it moves you, shoot it. If it's fun, shoot it. If you've never seen it before, shoot it. »
21  Jay Maisel. It's Not About the F-Stop, op. cit., — p. 18 : « [...] If you are fortunate enough to be open to what's in your field of vision, something wonderful happens. [...]. »
22  Ibid., — p. 54 : « Part of being free and open is not just to accept what's in front of you at the time you're shooting. It also means being free enough to accept surprises that happen to you in the editing process. »
23  Jay Maisel. Light, Gesture & Color, op. cit., — p. 242 : « Money and fame that photography can bring you are wonderful, but nothing can compare to the joy of seeing something new. »

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