IV
L'EXPÉRIENCE
PHOTOGRAPHIQUE
En 1978 parut un livre sur la
photographie qui ne manqua pas de se faire remarquer : On
Photography de Susan Sontag 1.
Cet ouvrage représentait la première étude sérieuse sur la
photographie depuis La photographie en France au XIXe
siècle de Gisèle Freund 2.
Au-delà d'une thèse sociologique qui ne pouvait que manquer son
sujet, Susan Sontag brossait un tableau fouillé de la photographie
au faîte de sa popularité. D'une certaine manière, ce livre
propose une description de la pratique photographique sous nombre de
ses aspects, exposant ainsi divers modes de l'expérience
photographique.
Voici ce que Jay Maisel déclare
à propos de ce livre qu'il inscrit dans la perspective de sa propre
expérience de photographe : « Susan Sontag, dans son
livre intitulé “ On
Photography ”,
parle avec un talent fou des divers aspects de la prise de vue et de
la création d'une image. J'y ai découvert des vérités auxquelles
je n'avais même pas songé. Il n'y a qu'un fait qu'elle passe sous
silence et c'est le plus important : la joie pure d'être
photographe et de réaliser un cliché. Personne ne peut aborder ce
sujet exceptés les photographes eux-mêmes. Pour moi, la
photographie est un acte d'amour. Bêtement peut-être, je ne
comprends toujours pas ceux qui refusent que je les photographie. Ne
réalisent-ils pas que si je prends le temps d'enregistrer leur
image, c'est que j'ai été ému ou impressionné par eux ? Ne
savent-ils pas que c'est là un geste tendre et fraternel ?
L'acte de photographier porte en lui tout ce qu'on appris, vu, lu,
aimé. C'est le résumé des expériences d'une vie entière, réduit
à la fraction d'une seconde nécessaire pour déclencher
l’obturateur. L'image est une émotion physique et intellectuelle.
Elle est tout, créativité, pouvoir, communication, perception,
satisfaction. [...] Faire des images, c'est une façon d'être
conscient du monde qui nous entoure. C'est une perpétuelle leçon
d'humilité et d'humanisme 3. »
Cette déclaration dit beaucoup
de la « philosophie de la photographie » selon Maisel. Il
a raison quand il dit que Sontag passe sous silence la joie et le
plaisir de photographier. Mais ce n'est pas parce qu'elle pèche par
omission, mais parce que sa propre expérience de la photographie se
trouve aux antipodes de celle de Maisel. Suivons la pensée de
l'auteure à ce sujet.
Pour
Sontag, photographier, c'est s'approprier la chose photographiée.
C'est l'expression d'un rapport de force, l'exercice d'un certain
pouvoir : celui d'un photographe sur le sujet qu'il
photographie 4.
Ceci définit la nature de l'acte photographique : il est
agression,
y compris et même lorsqu'il cherche à idéaliser son sujet et à le
montrer sous ses plus beaux aspects 5.
Prendre des photos, quand même s'agit-il d'un geste visant à
certifier une expérience ou une présence, demeure un moyen par
lequel s'exprime le refus de la réalité : cette dernière se
réduit à n'être plus qu'une matière photographiable 6.
Prendre une photo n'est pas simplement le fait d'une rencontre entre
un événement et la photographe ; c'est aussi l'interférence
de l'un sur l'autre, se traduisant par l'intrusion du second dans le
premier, ce qui ne manque pas d'en changer l'apparence, le
comportement, sinon la nature 7.
Photographier n'est pas un acte de pure observation passive. Prendre
une photo c'est avouer que l'on entretien un lien d'intérêt aux
choses que l'on photographie – ce qui va dans le sens de la
déclaration de Maisel –, mais selon un intérêt qui est celui du
photographe (faire une image vendable, par exemple), lequel intérêt
se gagne aux dépens du sujet photographié 8.
Si l'appareil photographique ne viole pas au sens premier, il n'en
reste pas moins perçu comme une arme, quoique non létale (voir
comment la publicité pour l'équipement photographique flatte les
instincts de chasseur qui sommeillent en nous 9),
mais qui, néanmoins, préjuge, s'ingère, transgresse, exploite 10...
Tout cela suggère qu'il y a quelque chose d'un instinct prédateur
dans l'usage d'un appareil photographique 11.
Photographier ne nous aide pas à mieux comprendre le monde mais à
nous le montrer d'une manière acceptable 12.
Un tel réquisitoire, s'il
fallait le suivre, devrait conduire à l'interdiction pure et simple
de la photographie. Ce n'est pas le cas. Quelque chose résiste qui
empêche de nous passer de photographier. Peut-être que Maisel a
raison contre Sontag. Je ne dirai pas qu'ils ont raison tous les
deux, ou alors en partie seulement. Dans ce qui apparaît dès
l'abord comme la confrontation de deux points de vue antagonistes,
j'y vois plutôt l'expression d'un sentiment spécifique à l'égard
de l'acte de photographier, dont la spécificité justement est à
chercher dans les points de vue respectifs. Maisel est photographe et
se comprend comme quelqu'un qui photographie par amour, tendresse,
compassion et sentiment fraternel. Sontag n'est pas photographe et ne
connaît de l'expérience photographique que la situation du sujet
photographié. Or celui qui est photographié peut ne pas
ressentir ce que Maisel affirme comme son intention photographique.
Le photographié va se sentir réduit à une simple chose mise à la
disposition du photographe. Et par là se sentir dépossédé de son
image, exploité, violé, agressé. L'un exprime son sentiment
positif de photographiant, l'autre celui, négatif, de photographié.
Selon
moi, les théories et l'histoire de la photographie n'ont pas assez
tenu compte de cet antagonisme. Autant les témoignages des
photographes convergent en ce qu'ils expriment le point de vue du
photographiant, autant les théories ou l'histoire de la photographie
relatent l'expérience des non-photographes (auxquels elles
s'adressent la plupart du temps), exprimant le point de vue du
photographié. Or ce dernier procède d'une expérience du sujet,
c'est-à-dire un assujettissement aux désirs, ou au bon plaisir du
photographe. On comprend tout ce que cette expérience peut avoir de
frustrant, voire de traumatisant. Se réduire à n'être qu'un sujet
photographique dont on exhibe une image qui n'est peut-être pas
nécessairement flatteuse, revient à peu près à se dénuder en
public sans consentement. Certains s'en accommodent, jouant même
avec leur image en la manipulant, d'autres, au contraire, subissent
cette exhibition comme une humiliation.
Or il y a une très grande
ambiguïté qui trouble la prétention morale portant l'exigence du
droit à l'image que réclame cette expérience du photographié.
Elle vient de ce que ceux-là mêmes dont le regard blesse et humilie
– celui des voyeurs – font partie du vaste clan des
photographiés. Ils semblent, par cet acte de voyeurisme, satisfaire
leur propre plaisir de voir autrui soumis à cette expérience
humiliante, satisfaction honteuse d'une obscure pulsion sadique. Je
me demande, à lire la hargne avec laquelle Susan Sontag décrit
l'acte de photographier comme un acte prédateur, si elle ne
trahit pas par là, par une sorte de secrète vengeance, un tel
traumatisme qu'elle aurait avoir pu subi. C'est ce que son silence
obstiné à considérer le point du vue du photographiant me laisse
penser.
Il
reste que ce point de vue, le plus commun en fin de compte, en
faisant l'impasse sur celui du photographiant, donne à ce dernier le
loisir de s'imposer d'autant plus librement que la plupart des
photographiants feignent d'ignorer le point de vue antagoniste. Il y
a peut-être chez Maisel une pointe de mauvaise foi quand il déclare
ne pas comprendre ceux qui refusent de se laisser photographier. En
l'ignorant, ou en feignant de l'ignorer, il exalte une expérience du
photographiant par trop égoïste, dans laquelle ce dernier ne vit
que pour son propre plaisir en se jouant du sentiment de dépossession
de soi subit par le sujet. C'est dire toute l'ambivalence de
l'acte de photographier en ce qu'il porte en lui autant d'agressivité
que de tendresse, autant de prédation que d'amour et de respect.
Tant le photographié que le photographiant ont tort de réduire cet
acte au sentiment issu de leur expérience respective, mais exclusive
de la photographie. Pourtant, autant trouverait-on des photographes
conscients et scrupuleux au regard de la relation de domination
qu'ils exercent sur leur sujet – ce qui les conduit à une certaine
retenue, voire à une véritable autocensure –, autant les
photographiés, s'il leur arrive de prendre conscience du plaisir
propre du photographe, de ses intérêts et de la sincérité de son
approche, le dénoncent néanmoins trop souvent comme un pervers. Le
dialogue est impossible selon ces points de vue dans tout ce qui les
fait s'exclure l'un l'autre. Mais puisque l'expérience du
photographe photographiant est de loin la plus mal connue – de par
le dédain affiché des photographiés à l'égard de ce que les
photographes disent de leur expérience –, il m'est ici imparti de
l'exposer afin d'amorcer ce dialogue sur des bases enfin équitables.
On se tromperait donc à croire
que le photographe aborde intentionnellement son sujet avec une visée
prédatrice ; l'affirmer n'est pas le prouver. Cette intention
prédatrice ne se vérifie que si l'image photographique n'est perçue
que comme quelque chose de vendable, quand on la réduit à une
simple marchandise, et dont la valeur n'est autre que celle de ce
qu'elle représente. Le sujet photographié est par là entraîné
dans un lucre qui lui échappe. Ainsi dans la photographie de mode,
dans la publicité, dans les trophées rapportés par les paparazzi –
lesquels n'existent que parce qu'il y a un public qui s'alimente de
leurs proies, ce même public qui fera mine de s'offusquer à voir
mise en pâture le vie privée et intime des autres. Il n'y qu'avec
de tels exemples – qui ne représentent pas la totalité de
l'expérience photographique – que la description de Susan Sontag
est pertinente. Mais ce n'est pas cette photographie-là qui fait
l'histoire de la photographie, c'est-à-dire l'histoire d'un certain
regard posé sur le monde et qui en exprime sa relation en le
montrant. Ce ne sont pas les trophées des paparazzi que l'on
accroche aux cimaises des galeries et des musées. On ne peut
généraliser cette expérience-là, ainsi que le fait Sontag, pour
l'appliquer abusivement à l'ensemble de la pratique photographique.
Jay
Maisel est un photographe que l'on expose dans les galeries d'art et
les musées. On fera sans doute remarquer qu'il fut aussi un
photographe commercial et que ses photos se vendent (il faut bien
vivre...). Comme nombre d'artistes il a aussi une activité
alimentaire. Or si ses photos se vendent, elles ne sont toutefois pas
réalisées dans cette perspective par priorité et exclusivement.
Leur valeur marchande est ici subordonnée à la valeur de
l'expérience visuelle du monde qu'elles procurent. Je reviendrai
plus tard (dans le chapitre suivant) sur ce rapport
commercial/artistique en photographie. Ce que Maisel montre dans ses
images, ce qu'il vise en les réalisant, c'est l'expérience du
visuel articulé selon ses trois grands moments, ou « principes »,
qui confèrent à l'image photographique le privilège d'être le
lieu où se cristallise une expérience spécifique et déterminante.
Je veux parler des moments lumière, couleur et gesture.
De ceux-là, les photographes prédateurs n'ont cure.
Pour
Maisel, ce qui est déterminant n'est pas du tout la valeur marchande
de l'image, mais le plaisir qu'on peut en retirer, à la prise de vue
comme à la contemplation de l'image réalisée. « Ce que vous
photographiez importe peu, la véritable question est : “ cela
vous procure-t-il de la joie ? ” 13 ».
Toute la pratique photographique de Maisel se trouve subordonnée à
cette satisfaction. Laquelle ne s'arrête pas, comme je le disais il
y a un instant, à la prise de vue. Regarder une photo participe de
l'expérience photographique ; c'est, d'une certaine manière,
revivre l'instant de la prise de vue. Dans cette optique, peu importe
dès lors le sujet photographié, pour autant qu'il procure ce
plaisir. À partir du moment où ce qui peut être photographié
n'est plus sélectionné que selon ce critère, tout devient
potentiellement digne d'être photographié et les images se trouvent
partout. « Tout l'univers n'est qu'un magasin d'images et de
signes auxquels l'imagination donnera une place et une valeur
relative ; c'est une espèce de pâture que l'imagination doit
digérer et transformer » écrit Baudelaire en pensant à la
peinture 14.
Maisel pourrait faire sienne cette sentence. Il suffit d'ouvrir les
yeux, de s'ouvrir à ce qui se donne à voir ; d'être là,
toujours prêt : « always
carry a camera »
répète-t-il à l'envi : toujours emporter un appareil.
L'expérience
photographique commence donc par le constat que tout,
potentiellement, est digne d'être photographié 15.
Seuls les contraintes et interdits extérieurs à la photographie
font qu'il semble y avoir une détermination – et donc une
circonscription – du champ du photographiable. Parmi ces
contraintes celles d'origine sociale, qui imposent les sujets et
moments autorisés à être photographiés. C'est ici l'esthétique
de l'album de famille qui s'érige en norme impérative. C'est aussi
cette esthétique naïve et conformiste qui détermine le consensus
autour de ce qui fait une « belle photo » – esthétique
romantique et surannée qui conduit invariablement à l'inlassable
répétition du déjà vu. Il y a ainsi un champ formellement
circonscrit du photographiable, dont il convient que le photographe
se déprenne. Sa tâche sera de rendre visible ce que les autres,
non-photographes, ne voient pas 16.
C'est une variante, constitutive
de la photographie, et qui lui enjoint de porter
témoignage. Et les
non-photographes ne le voient pas précisément parce qu'ils se
tiennent à l'intérieur du champ circonscrit et limité du
photographiable convenu. Le commun des voyants ne voit ainsi que ce
qu'on
lui dicte de voir ; il demeure aveugle à ce monde que la
photographie est en mesure de lui révéler, souvent à son plus
grand étonnement. C'est sans doute là que l'art du photographe
trouve à s'exprimer de la manière la plus convaincante. Quand même
le photographe aurait-il « raté » sa photo, il aura, à
tout le moins, aperçu cette scène que tous les autres ont ignorée.
En cela seulement, il est déjà bien au-delà, en tant que voyant
privilégié, de ceux qui ne peuvent tout simplement pas voir ce
qu'il a vu 17.
La photographie est expérience et exercice du regard. Il convient de
citer ici Willy Ronis : « Le photographie, c'est le
regard. On l'a ou on ne l'a pas. Il peut s'affiner la vie aidant,
mais cela se manifeste au départ avec n'importe quel appareil bon
marché. L'aventure ne se mesure pas au nombre de kilomètres. Les
grandes émotions ne naissent pas seulement devant le Parthénon, la
baie de Rio ou les chutes du Zambèze. L'émotion, on peut l'éprouver
simplement devant le sourire d'un enfant qui rentre avec son
cartable, une tulipe dans un vase sur lequel se pose un rayon de
soleil, le visage de la femme aimée, un nuage au-dessus de la
maison 18. »
Mais
si tout est photographiable, qu'est-ce qui va faire que tels ou tels
scène, objet, situation, etc. seront retenus par le photographe
comme étant source de satisfaction photographique ?
Plusieurs éléments concourent à donner valeur photographique aux
choses ou aux événements du monde : l'étrange, le surprenant,
l'étonnant, l'adorable ou, au contraire – pourquoi pas ? –
le répugnant, le glauque, le dérangeant, l'ennuyeux et le banal...
parce que le banal peut être navrant... Toute situation visuelle
donnant une image qui pose question, qui soulève des interrogations
ou nous affecte au plus profond de nous-mêmes 19.
Et c'est justement dans cette découverte de l'inattendu, dans cette
rupture avec la banalité du quotidien – ou à cause d'elle – que
le photographe va trouver l'élément de son propre plaisir à
photographier.
Comment
décrire ce qui arrête le regard du photographe dans ce vaste chaos
mouvant qu'est le monde qui nous entoure ? Qu'est-ce qui désigne
désormais le photographiable dans le chef du photographe, aussitôt
qu'il se sera affranchi des impératifs sociaux ou autres qui en
figent la définition ? Ne devrait-on pas soupçonner qu'une
nouvelle définition du photographiable se substitue à
l'ancienne, peut-être moins autoritaire mais tout aussi arbitraire ?
Je ne saurais répondre à l’affirmative à cette question. Car, en
effet, se déprendre des diktats sociaux et autres qui prétendent
régler la pratique photographique implique une affirmation du regard
du photographe, une affirmation vigoureuse de sa subjectivité et
donc, de sa liberté. Cette revendication de la liberté du
photographe devant les scènes ou les objets à photographier se
traduit, chez Maisel, par la convocation du vécu émotionnel :
« Photographiez ce qui vous émeut 20. »,
proclame-t-il, rejoignant en cela le témoignage de Willy Ronis que
je viens de citer. Le recours à l'émotionnel a une portée plus
grande qu'on serait tenté de lui concéder au premier abord.
L'émotion, notamment visuelle, n'est pas un état physiologique ou
psychologique perturbé, un trouble affectif de la conscience. Non,
l'émotion est une attitude positive de la conscience qui fonde un
véritable savoir. J'apprends à connaître le monde qui m'entoure
par les émotions que je vis à sa perception. En photographiant, je
visualise et fixe littéralement ma réaction émotive à l'endroit
de ce que j'ai perçu. Le monde se révèle selon un mode qui n'est
plus celui, indifférencié ou canalisé, domestiqué, de la vie
quotidienne, sans relief ni heurt. Je brise la monotonie de cette
quotidienneté en spectacularisant le monde. Ce dernier s'offre
désormais à moi dans toute son étrangeté et comme une vaste
potentialité d'images qui n'attendent que d'être saisies.
Cette
rupture avec l'expérience quotidienne du monde est véritablement
constitutive de l’expérience photographique. Visant le monde comme
un pur spectacle offert au regard photographique, je m'en
affranchi tout autant en cessant de participer à la frénésie de
ses intérêts immédiats, de ses impératifs propres, de ses
contraintes lénifiantes. Il faut que j’adopte une ouverture de
l'esprit telle que je n'en suis plus acteur mais le pur spectateur
détaché, observateur non pas indifférent, mais désormais non
participatif. C'est à une sorte de mise en suspens de mes intérêts
et de mon implication avec ce qui se dévoile devant moi, une sorte
d'ἐποχή qui m'invite à ne plus faire partie de ce que je vois.
C'est cela que Maisel exprime si souvent quand il invite le
photographe à « être ouvert pour voir 21. »,
ou d'« accepter d'être surpris, y compris lors de
l'édition 22 »
des images, c'est-à-dire au moment de les visualiser et de revivre
l'instant où émergea l'impératif du photographiable.
L'exercice
de cette puissance d'observation peut être considérée,
superficiellement, comme celle d'un regard dominateur. Cela
justifierait les reproches de Susan Sontag. Mais c'est ignorer qu'un
regard prédateur est un regard visant des intérêts mondains et
qu'ainsi, aussi dominateur puisse-t-il paraître, il n'est jamais un
regard libre.
C'est un regard perdu dans l'affairement du quotidien, aux antipodes
du regard photographique authentique. Le regard chargé d'émotion
qui érige le monde et les événements qui s'y déroulent en
spectacle, en événements signifiants, est un regard ouvert, fait
d'accueil et d'acceptation, comme Maisel le répète à l'envi. Et
que loin d'être une expérience à visée prédatrice et agressive,
le regard photographique authentique exprime d'abord la joie et le
miracle d'être au monde et de pouvoir en jouir. « Rien ne vaut
le plaisir de voir 23 »,
assure Maisel.
Couleur,
lumière et gesture
sont, pour Maisel, ce qui structure le visible en tant qu'il se donne
comme image, c'est-à-dire en tant que signifiant photographique.
Cette conception de l'acte de photographier et de ce qui en détermine
la pertinence, cette exposition de l’expérience photographique
globale (qui va du photographe au spectateur) à une portée
philosophique réelle. L'expérience photographique est l'énoncé
d'une relation au monde qui est tout à l'opposé de l'attitude
prédatrice. C'est un acte d’amour disait Maisel. C'est-à-dire
l'affirmation de notre appartenance à ce qui, dans ce monde, dont
nous ne sommes qu'une infime partie (mais non pas insignifiante),
nous le rend d'autant plus présent que nous avons appris à le
reconnaître comme cela même par quoi nous existons. Cette
reconnaissance de l'évidence de notre existence, que nous révèle
l'expérience photographique, nous porte justement à nous ouvrir à
tout cela qui reflète notre présence, à nous ouvrir à tout ce qui
se donne à voir comme étant là pour nous, et à l'admirer, à le
rejeter peut-être aussi quand nous en éprouvons comme la
contradiction avec cette expérience, bref à comprendre et à aimer
cela qui nous entoure. L’expérience photographique est la
consécration de ce que notre regard peut révéler au-delà de tous
les préjugés accumulés à son égard. Elle fait de nous des êtres
ouverts, libres, soucieux de partager cette ouverture et cette
liberté avec les découvertes visuelles qu'elle offre avec tous ceux
ceux qui s'attardent, fascinés, étonnés, interrogatifs, émus,
devant des photographies.
1 Susan
Sontag. On Photography. Allan Lane, London 1978.
2 Gisèle
Freund. La photographie en France au XIXe
siècle. La Maison des amis du livre. Adrienne Monnier, Paris
1936. Réédité par Christian Bourgois, Paris 2011.
3 « Maisel
le magnifique ». Magazine Photo. Novembre 1978.
4 Susan
Sontag, op. cit., — p. 4 :
« To photograph is to appropriate the
thing photographed. It means putting oneself into a certain relation
to the world that feels like knowledge – and, therefore, like
power. »
5 Ibid.,
— p. 67 : « In deciding
how a picture should look, in preferring one exposure to another,
photographers are always imposing standards on their subjects.
[...] This very passivity –
and ubiquity – of the photographic record is photography's
“message”,
its aggression. »
6 Ibid.,
— p. 9 : « A way of
certifying experience, taking photographs is also a way of refusing
it – by limiting experience into an image, a souvenir. »
7 Ibid.,
— p. 11 : « A photograph
is not just the result of an encounter between an event and a
photographer ; picture-taking is an event in itself, and one
with ever more peremptory rights – to interfere with, to invade,
or to ignore whatever is going on. Our very sense of situation is
now articulated by the camera's interventions. The omnipresence of
cameras persuasively suggest that time consists of interesting
events, events worth photographing. »
8 Ibid.,
— p. 12 : « Although the
camera is an observation station, the act of photographing is more
than passive observation. Like sexual voyeurism, it is a way of at
least tacitly, often explicitly, encouraging whatever is going on to
keep on happening. To take a picture is to have an interest in
things as they are, in the status quo remaining unchanged (at least
for as long as it takes to get a “good”
picture), to be in complicity with whatever makes a subject
interesting, worth photographing – including when that is the
interest, another person's pain or misfortune. »
9 Ibid.,
— p. 14 : Like a car, a camera
is sold as a predatory weapon – one that's as automated as
possible, ready to spring.
[...] It's as simple as turning
the ignition key, or pulling the trigger. »
10 Ibid.,
— p. 13 : « The camera
doesn't rape, or even possess, though it may presume, intrude,
trespass, distort, exploit and, at the farthest reach of metaphor,
assassinate – all activities that, unlike the sexual push and
shove, can be conducted from a distance, and with some detachment. »
11 Ibid.,
— pp. 14-15 : « Still,
there is something predatory in the act of taking a picture. To
photograph people is to violate them, by seeing them as they never
have ; it turns people into objects that can be symbolically
possessed. Just as the camera is a sublimation of the gun, to
photograph someone is a sublimated murder – a soft murder,
appropriate to a sad, frightened time. »
12 Ibid.,
— p. 23 : « Photography
implies that we know about the world as it looks. All possibility of
understanding is rooted in the ability to say no. Strictly
speaking, one never understands anything from a photograph.
[...] Nevertheless, the camera's
rendering of reality must always hide more than it discloses.
[...] In contrast with the
amorous relation, which is based on how something looks,
understanding is based on how it functions. And functioning takes
place in time, and must be explained in time. Only which narrates
can make us understand. »
13 Jay
Maisel. Light, Gesture & Color, op.
cit., — p. 12 : « What you
are shooting doesn't matter, the real question is : “Does
it give you joy ?”. »
14 Charles
Baudelaire. Salon de 1859, in Œuvres complètes II.
Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, Paris 2004. — p. 627.
15 Jay
Maisel. It's Not About the F-Stop, op.
cit., — p. 28 : « There
are no defined area of subject matter. It's without limit. The
average person passes by many things that seem mundane and,
therefore, are to be avoided. The one who stops and sees this object
is not just the creator of the photo, but one who is enriched by
many things overlooked by those desperately searching for
photographs. They walk past these photographs unknowingly.
[...]
«
It is our job and our joy to stop and
see things that do not shout. Everything has a visual story to tell.
We must learn to be aware of them. As we do, learn to stop saying,
“There
is nothing to shoot.” ».
16 « Make
visible, what without you, might perhaps never have been seen. »
– Robert Bresson, cité par Jay Maisel. Light, Gesture &
Color, op. cit., — p.
178.
17 Ibid.,
— p. 84 : « Remember that
most people (those who are not photographers) don't even see the
things you missed. Many don't even look. Ergo, you are way ahead of
the game. »
18 Willy
Ronis. Paris, éternellement. Éditions Hoëbeke, Paris 2005
— p. 126.
19 Jay
Maisel. Light, Gesture & Color. op.
cit., — p. 16 : « I love
when pictures ask questions or make other ask questions. »
20 Ibid.,
— p. 204 : « Don't
overthink things in front of you. If it moves you, shoot it. If it's
fun, shoot it. If you've never seen it before, shoot it. »
21 Jay
Maisel. It's Not About the F-Stop, op.
cit., — p. 18 : « [...] If
you are fortunate enough to be open to what's in your field of
vision, something wonderful happens. [...]. »
22 Ibid.,
— p. 54 : « Part of being
free and open is not just to accept what's in front of you at the
time you're shooting. It also means being free enough to accept
surprises that happen to you in the editing process. »
23 Jay
Maisel. Light, Gesture & Color, op.
cit., — p. 242 : « Money
and fame that photography can bring you are wonderful, but nothing
can compare to the joy of seeing something new. »
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