vendredi 28 février 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Quinzième semaine

Dans une rue d'Anderlecht, 2013

FERMETURE DOMINICALE


Dans une rue d'Anderlecht – je ne me souviens plus laquelle – un dimanche matin...

Assurément la nuit avait dû être bien arrosée et le retour aux premières lueurs de l'aube agité. La tête dans un épais brouillard éthylique, la diplopie hallucinée et joyeuse, ils rentraient grand train – tra, tra, tra – et versèrent cul par-dessus tête. J'ignore comment comment ils ont pu réaliser cette prouesse, dans cette rue étroite, sans faire d'autres dégâts qu'à leur propre véhicule.

Mais là, de l'autre côté de la rue, à quelques mètres seulement, quelle mauvaise idée d'avoir fermé boutique ! Du travail avait été déposé au seuil même de l'atelier...

Quand les coïncidences se font signifiantes, elles n'en sont que plus mystérieuses.

samedi 22 février 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Quatorzième semaine

Rue Dansaert, 2011



LES ENCORNÉS DE LUMIÈRE




Tout grande métropole se doit d'avoir son avenue consacrée à la mode et aux boutiques de luxe. Düsseldorf a sa Königsallee, New York sa 5th Avenue, Paris ses Champs Élysées. Bruxelles a sa rue Dansaert. Deux cents mètres, trois cents tout au plus, non loin du centre historique. Immeubles du XIXe siècle dans un quartier qui n'a rien de luxueux. Sauf ces quelques boutiques qui peinent à conférer du prestige à une rue qui n'en a jamais eu. Recherche de la présentation raffinée et de l'étalage séducteur, sobre mais original. L'élégance doit supplanter l'ostentatoire ; le tapageur y est mal vu. Il s'agit ici de mettre des œuvres couturières en évidence. « On fait de l'Art ici, Monsieur ».


Le photographe ne les voit pas de cette manière. Depuis Atget, les étalages et devantures des boutiques n'ont eu de cesse de fasciner les photographes. C'est qu'ils y trouvent un microcosme porteur d'images que le monde de la rue n'offre pas aussi aisément. Sur quelques mètres carrés toute une humanité inerte faite de mannequins figés, s'expose complaisamment. Une humanité excentrique souvent, sinon extravagante, mais docile en son immobilité, porteuse d'une gesture qui rappelle celle des vivants. Elle est comme la caricature de la comédie urbaine qui se déroule dans les rues de la ville.


Pour le commun des badauds, qui s'arrête devant la vitrine, n'observant que la tenue magnifiée par le mannequin, cette duplication du monde humain n'apparaît pas. Le photographe, voyeur dévergondé et insolent, le regard déformé par son insatiable quête du rare, de l'étrange, du drôle, de l'original, sinon du sordide ou du dramatique, jouissant à exalter le ridicule – tels sont les noms du « Beau » en photographie –, va à l'encontre de ce que le chaland appâté se contente de voir, le nez collé sur la vitre. De l'autre côté de la rue, armé d'un téléobjectif, le photographe n'a vu de ce présentoir que deux encornés de lumière.


Il te reste, toi qui patiemment contemple mes images, d'en raconter l'histoire.

samedi 15 février 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Treizième semaine

Rue du Marché, 1981

SYSTÈME BINAIRE




L'astronomie me passionne. Non pas pour les étonnantes découvertes scientifiques qu'elle permet. Pas plus pour les audacieuses avancées technologiques qu'elle appelle. Non, l'astronomie me passionne en ce qu'elle octroie à la photographie une extension proprement cosmique. Que serait l'exploration spatiale sans les sondes aux yeux perçants, appareils photographiques interplanétaires auxquels nous déléguons notre regard, et qui nous font découvrir les austères paysages de Mars, de Vénus ou de Titan ? Et ces premiers extraterrestres qui foulèrent le sol lunaire n'avaient-ils pas pris soin d'emporter un appareil photographique, comme le touriste soucieux de rassembler les images témoins de son passage ?

Tout cela me fait fantasmer. Que ne donnerais-je pour photographier les vertigineuses falaises qui bordent Valles Marineris ou l'écrasant massif Hebes Chasma ? Quel exorbitant privilège ne serait-ce celui de pouvoir fixer le majestueux lever de Jupiter à l'horizon des banquises brillantes d'Europe ? Et quelle scène fascinante ne serait celle d'un lever ou d'un coucher des soleils d'un système stellaire binaire ? Quel spectacle excitant se doit être que celui des ombres aux nuances contraires, selon la couleur de chaque étoile, se croisant en motifs complexes (comment ajuste-t-on la balance des blancs ?) !

En 1981, dans une rue de Bruxelles, il m'a été donné d'assister à un tel spectacle. Cette photo en est le témoignage : un coucher de soleils appariés. Je trouve quelquefois mes rêves les plus fantasques au détour d'une rue.

samedi 8 février 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Douzième semaine

Rue Mont de la Cour, 2019



LE PRISONNIER DES GLACES




Toi qui t'aventuras trop près de ces traîtres miroirs, n'avais-tu pas noté la présence du photographe ? De ces miroirs qui te retiennent désormais derrière les barreaux de bois de ta geôle virtuelle, n'avais-tu pas anticipé leur jeu pervers ? N'avais-tu donc pas compris qu'on cherchait à te détenir dans cette prison des glaces ? Sais-tu que tu ne pourras t'en évader qu'au prix de la destruction de cette image qui t'est pourtant inaccessible ?

Plus que les policiers et les juges, les photographes sont les agents actifs du Grand Enfermement des vivants dans leur image. Leur pouvoir sans concession sur le temps est diabolique. Ils sont les officiants du définitif.

Paix à ton âme, infortuné passant, condamné à perpétuité dans ton incertain reflet !

samedi 1 février 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Onzième semaine

Belgian Pride Parade 2019



LE REGARD OCCLUS




Ils s'amusaient, ils se taquinaient... Un couple assistait au défilé de la Belgian Pride Parade mais, manifestement, toute leur attention se focalisait entre eux deux, et non pas tellement sur les excentricités du cortège. C'était comme un échange ludique, un défi mutuel chaque fois renouvelé, une mise à l'épreuve réciproque par lesquels ils éprouvaient leur amour. La fille portait des lunettes aux verres réfléchissants.

Je suis décidément obsédé par les lunettes solaires ; c'est un thème récurrent dans mes photos. J'aime y surprendre le reflet de ce qui est vu, comme s'il était la projection extérieure du regard intériorisé.

Ces lunettes, opaques et réfléchissantes tout à la fois – du moins pour l'observateur extérieur –, dissimulent et révèlent simultanément. Elles masquent les yeux et tout ce qu'ils peuvent trahir, mais révèlent tout aussitôt ce qui est vu, manifestant ainsi ce vers quoi ces yeux absents se portent.

Porteurs de lunettes solaires aux verres réfléchissants, savez-vous que vous me révélez plus de vous-mêmes que ne le ferait une conversation entre quatre yeux découverts ? Savez-vous qu'en vous cachant de cette manière j'en apprends plus sur vous que vous ne le souhaiteriez, faisant de votre dissimulation le moyen d'une révélation ?

Elle ne le quittait pas des yeux mais ignorait que le photographe le saisissait dans son regard occlus.