lundi 15 décembre 2014

Recommandation n° 4 : Light, Gesture & Color de Jay Maisel

C'était au printemps de 1977, si je me rappelle bien, que mon père apporta un soir, au retour de son travail, une pile de magazines PHOTO. C'était un don d'un de ses collègues de bureau qui avait appris que j’étais alors étudiant en photographie à l'INRACI à Bruxelles. Il avait sans doute trouvé là l'occasion de dégager son grenier en se donnant la bonne conscience de faire plaisir à quelqu'un. Mais il ne savait pas qu'il apportait là bien plus qu'une pile de magazines poussiéreux.

C'est à la lecture de ces magazines que commença l'éducation de mon regard de photographe, car l'INRACI avait pour ambition de former des techniciens supérieurs en photographie, et non des artistes. L'éducation du regard y était indigente, sinon inexistante, et notre cours « d'esthétique », prodigué par un critique d'art reconnu (sous le nom de plume André Jocou) s’intéressait bien plus à la peinture qu'à la photographie, avec un faible pour les impressionnistes. Ah ! Je me rappelle bien combien s'allumait son regard quand il parlait de l'œuvre de Renoir, et combien il était intarissable quand il s'agissait de décrire la sensualité de la pointe d'un sein peint par cet artiste...

En feuilletant ces magazines, des noms émergèrent, parfaitement inconnus pour moi à l'époque, et à peine mieux connus de mes compagnons de classe (avec une exception notable et suspecte pour David Hamilton...) : Henri Cartier-Bresson, Robert Frank, Jean-Loup Sieff furent parmi les premiers à m'impressionner. Brassaï aussi, à l'occasion d'un travail imposé : « La nuit tombe sur la ville », dont j'ai conservé les tirages. À les lire, je me constituai ainsi progressivement une culture photographique, et appris à y reconnaître les grands maîtres et les classiques.

Bardé d'une formation en chimie, l'option photographie m'intéressait jusqu'alors plus comme une application de cette science que comme une manière de m'exprimer. Ce que je faisais tenait plutôt des expériences de chimie que de photographie, privilégiant le noir et blanc car plus facile à manipuler que les traitements couleur. Mais, pourtant, une certaine sensibilité aux images proprement dite s'éveillait lentement. J'ai « fait » du Jean-Loup Sieff durant quelques mois : acquisition d'un objectif de 20 mm et tripotages divers en chambre noire pour retrouver ce grain et cette texture propres aux images de ce photographe. Et j'aimais (et aime toujours) les « paysages tristes » de cet artiste, que je cherchais à reproduire ; quant à ses « nus mollement las »... les copines de classe feignaient de n'y trouver guère d'intérêt. À cette époque, j'étais bien trop timide pour être persuasif...



Un soir, feuilletant un peu négligemment ces magazines, quelques photos couleur, imprimées pour la plupart en pleine page, ou en double page, m'arrêtèrent. Je ne sais plus trop quelle image particulière m'avait, comme on dit, « sauté aux yeux ». Elle faisait partie un portfolio intitulé Un badaud dans les rues du monde entier, (PHOTO, juin 1975). Son auteur : le photographe new-yorkais Jay Maisel. Ses images, prises en instantané un peu partout dans le monde, offraient autant de scènes de la vie quotidienne, lesquelles, saisies intelligemment, me semblaient rendre une certaine « évidence » de la vie de tous les jours ; une sorte de condensé de ce que le chaos de la rue ne permet que de percevoir de manière très fugace. J’ignorais alors qu'il existait une tradition de street photography qui permettait de révéler autant de beauté. « Londres, un dimanche matin, 1966 », « Une petite ville à côté de Tokyo, 1972 », « Mexico, 1971 » (extraordinaire !), « Joueur de contrebasse à vent, Londres, 1966 », « Gare de Genève, 1971 », « Le vendeur de cartes postales, Milan, 1972 » autant d'images qui se gravèrent aussitôt dans ma mémoire. D'autres numéros révélèrent d'autres portfolios encore : J'aime les avions (PHOTO, août 1976 ; New York vu de ma fenêtre (PHOTO, mars 1977). J'avais découvert « mon » photographe ; j'avais découvert ce que les couleurs peuvent exprimer ; j'avais découvert que la lumière détermine tout.

Ce que j'avais découvert, c'était des photos qui s'imposaient avec une charge d'évidence impérative. Il est difficile de décrire ce sentiment qui s'empara de moi à la vue de ces images, et le mot d'« évidence » est encore celui qui convient le mieux (plus tard, étudiant la phénoménologie chez Husserl, Heidegger, et surtout Merleau-Ponty, je compris mieux d'où ce sentiment d'évidence provenait et ce qu'il signifiait). Deux choses s'imposèrent à moi à la vue de ces photos, deux choses qui devaient bouleverser la photographie finalement fort conventionnelle qui nous était enseignée : Primo : tout est digne d'être photographié. C'est une question de lumière, de moment, d'association de couleurs (et moins il y a en a, au mieux ça marche) qui est déterminante, et non ce qui est photographié. À partir de là, les conventions visant à définir ce qui est photographiable ou non volent en éclats. Pierre Bourdieu venait de signer son livre sur la photographie Un art moyen, qu'il était déjà obsolète... Secundo : le monde est en couleur. Ah ça, pour une évidence, on serait bien en peine d'en trouver plus écrasante ! Et j'ignorais alors jusqu'au nom de William Eggleston, que j'allais découvrir beaucoup, beaucoup plus tard... Mais c'était là aussi une découverte : savoir le monde fait de couleurs n'est pas encore y percevoir les couleurs pour elles-mêmes. Néanmoins, l'évidence de ces images fut si forte qu'un moment je les ai cru miennes. Oui, un instant j'ai cru être moi-même l'auteur de ces photos ! Et, à tout le moins, je me suis aussitôt senti capable de faire de même. Depuis ce jour, j'engageai des rouleaux de Kodachrome dans mes appareils et tentai ce qu'il ne fallait pas faire : « faire du Jay Maisel »... L'expérience fut d'abord un échec cuisant. Mais, petit à petit, à force de persévérance, et toujours en revenant sur ces photos qui m'avaient tant impressionné et qui, chaque fois, me remotivaient, je commençai à accumuler une certaine expérience de la photo de rue. En couleur. Et depuis ce moment, je n'ai plus jamais cessé de photographier.



Il ne suffit pas de posséder un appareil photo pour être, ipso facto, un photographe. Être photo­graphe signifie engager un rapport au monde par lequel voir est une fonction dominante. Certains y vont par l'ouïe et se font musiciens ; d'autres par le langage et deviennent des romanciers ou des poètes. Mais tout comme le musicien ou le littéraire doit apprendre son métier, le photographe doit apprendre à voir. On se tromperait à croire que voir est si naturel qu'un apprentissage serait superflu, voire nuisible. Voir, dans le flux de l'existence ordinaire, obnubilée par les soucis quotidiens, n'est qu'une fonction de ce souci. On ne voit que ce qui peut nous apporter un intérêt immédiat. Le photographe professionnel « voit » ainsi : ses images doivent être le moyen de sa subsistance. Mais donc, un moyen précisément, et non pas quelque chose qui vaut par soi-même et pour soi-même. Ce n'est qu'en s'échappant des habitudes sclérosantes des affaires quotidiennes qu'un regard original et révélateur peut se développer et qu'un appareil photo permettra de saisir. Cet apprentissage-là est rarement dispensé, car rares sont les « voyants » d'envergure qui sont à même de le partager.

C'est précisément cette ambition celle de prodiguer une éducation du regard proprement photographique que Jay Maisel s'est proposé dans son dernier livre Light, Gesture & Color. Ce livre est certes aussi comme une anthologie de quelques des meilleures images de ce photographe. On y découvrira certaines bien connues, iconic comme disent les anglo-saxons, mais d'autres encore, beaucoup moins connues, et peut-être même inédites. À cet égard, ce livre est pour moi, qui pourtant prétend connaître assez bien l'œuvre de ce photographe, un enrichissement visuel excitant. Mais ce livre est aussi bien plus que cela. Chaque image présentée est, pour l'auteur, l'occasion d'exposer ce qui peut être vu comme des sentences ou des maximes d'une pratique de la photographie qui ne demande qu'à être imitée. Chaque image illustre une expérience du voir, du rapport au monde, et une compréhension particulière des choses qui s'y manifestent. C'est le livre d'un sage qui dispense son savoir. Ce n'est pas un simple livre d'images que l'on feuillette un peu nonchalamment, et qu'on referme distraitement pour le plus le rouvrir que des mois plus tard. Non, c'est un livre qui s'étudie. On doit s'y attarder ; lire et relire les textes qui éclairent les images, voir et revoir les images qui illustrent le texte. Il faut l'étudier avec le sérieux que l'on mettrait à lire un texte de philosophie. Et quand je dis étudier, il ne s'agit pas encore de méditer passivement ce qu'il donne à voir ou ce qu'il donne à penser : il appelle aussi à mettre en pratique ce qu'il énonce et ce qu'il montre. Il faut s'en imprégner d'abord, sortir ensuite l'appareil à la main et aussitôt l'oublier afin de répondre à un de ses préceptes fondamentaux : être ouvert à ce qui se donne à voir et éviter d'imiter, éviter l'inlassable répétition du déjà vu.

Les livres qui prétendent enseigner comment « mieux photographier » sont légion. Mais ils ont ceci de commun qu'ils ne donnent que des recettes techniques pour reproduire ces « belles photos » qui sont toutes autant de poncifs. Maisel nous offre tout autre chose : apprendre à développer un regard qui révèle, c'est-à-dire qui montre ce qui, jusqu'ici, était resté inaperçu. Il ne s'agit pas d'être « original » dans cette démarche. Non, il faut tout au contraire être humble, et savoir s'ouvrir aux manifestations du monde qui appellent d'être retenues et partagées par l'image photographique. C'est une leçon de grande sagesse qui va bien au-delà de la seule photographie, car elle porte une valeur universelle qui s'applique à bien des aspects de la vie.

Qui a l'ambition d'être photographe au sens le plus noble du mot, ne saurait se soustraire à l'étude de cet ouvrage qui, je pense, deviendra bientôt un classique.




Petite bibliographie de l'œuvre de Jay Maisel.



Pour qui souhaiterait découvrir plus avant l'œuvre de Jay Maisel, je propose ci-après une bibliographie succincte, ou plutôt une iconographie, qui n'a cependant pas l'ambition de se vouloir exhaustive. Car elle omet les musées ou galeries où des tirages originaux peuvent être vus, et ne reprend pas les sites internets qui donnent accès à certaines de ces images. Une exception toutefois : le site propre du photographe www.jaymaisel.com/



1972 : Mexico's Baja California. Time-Life Books. Amsterdam.

Cet ouvrage est un livre de vulgarisation relatif à la Basse Californie mexicaine. La plupart des photos sont de Jay Maisel. Elles s'inscrivent dans le contexte d'un reportage à caractère commercial et visent à rendre ce que les éditeurs du livre voulaient. Certaines de ces images sont néanmoins remarquables, même si la qualité de l'impression ne leur rend pas justice.



1976 : Jérusalem. Time-Life Books, Amsterdam. Dans la série « Les grandes cités ».

Il s'agit ici encore d'un ouvrage de vulgarisation. On y perçoit déjà beaucoup mieux la « patte » du photographe, et certaines des images qui y sont publiées feront partie de celles que l'on retiendra comme iconic et faisant souvent partie des portfolios de Maisel (par exemple, p. 28, au bas).



1978 : San Francisco. Time-Life Books, Amsterdam. Dans la série « Les grandes cités ».

Dans la même veine que les ouvrages sus-mentionnés. Comme dans l'ouvrage précédent, c'est le travail d'un street photographer que l'on voit s'y déployer.



Ces trois ouvrages étaient, si je ne me trompe, les seuls accessibles alors, fin des années '70, dans lesquels l'on pouvait trouver des photos de Jay Maisel. Mais ce ne sont pas des livres de photographie dans lesquels le photographe a liberté de montrer ce qu'il veut. C'est un choix d'éditeurs que l'on a là, et à les feuilleter, on ne saurait guère imaginer l'originalité du regard de ce photographe. En revanche, ils m'ont bien appris comment construire une démarche de reportage dans le contexte d'un travail imposé. Le résultat en aura été un projet personnel de cette veine sur Bruxelles, la ville où je demeurais alors. Ce fut une bonne école.



1983 : Jay Maisel. Les Grands Maîtres de la Photo, 2ème album. Union des Éditions Modernes, Paris.

Une monographie publiée à l'instigation du magazine PHOTO. Pour ceux qui suivaient l'œuvre de Jay Maisel, c'était là un premier recueil qui devait élargir la vision de l'on avait de l'œuvre de Maisel. Un ouvrage propre à susciter l'inspiration en proposant une large palette des thèmes abordés par le photographe.



1986 : Lumières sur l'Amérique. United Technologies Corporation.

C'est là enfin le premier livre publié par Jay Maisel sur un choix personnel de photographies. Certaines d'entre elles étaient connues dès les années '70, grâce notamment aux magazines consacrés à la photographie, mais on a là un choix personnel qui permet au photographe de donner toute la mesure de son talent.



1990 : On Assignment. Smithsonian Institution Press, Washington and London.

Un petit recueil (63 pages, 30 photographies), fort intéressant, dans lequel Jay Maisel expose comment il concilie son travail commercial avec ses recherches plus strictement artistiques, ou plutôt son plaisir de photographier. La frontière entre ces deux modes de travail n'est jamais nette pour lui, car le travail du photographe commercial est aussi l'occasion d'une recherche artistique, tout comme cette dernière ne manque pas d'influencer le travail commercial. On ne saurait le lire sans quelque nostalgie : existe-t-il encore aujourd'hui des agences qui offrent au photographe tant de liberté ? Le règne autoritaire des « directeurs » artistiques, aux idées bien arrêtées, fait des photographes de simples fonctionnaires de l'obturateur et les rendent, à leur corps défendant, complices de toute cette ennuyeuse médiocrité qui s'étale un peu partout en matière d'illustration photographique.



2000 : Jay Maisel's New York. Firefly Books Ltd.

C'est le second livre de Maisel basé sur un choix personnel de photographies. Mais il ne faut pas se méprendre à lire son titre trop hâtivement : il s'agit bien ici du New York de Jay Maisel, et non d'un livre sur New York. Le photographe y livre son travail de street photographer – entendu dans un sens très large – et sa vision très personnelle de la ville qui l'a vu naître et dans laquelle il a toujours résidé. C'est tout un pan souvent méconnu du travail de Maisel qui se révèle dans ce livre.



2001 : A Tribute. Barnes & Nobles Books, New York.

2001 est l'annus horribilis pour les new-yorkais tout particulièrement. Le 11 septembre, les deux immenses tours jumelles du World Trade Center disparaissait du paysage, entraînant dans leur effondrement près de 3000 victimes. Quelque chose d'impensable s'était produit ; le traumatisme est immense et n'est pas près de s'effacer. Jay Maisel a photographié les tours jumelles depuis leur construction jusqu'à leur effondrement et il leur rend un hommage photographique dans ce livre. On ne peut qu'admirer l'extraordinaire variation des images sur ce seul thème ; une magistrale leçon de photographie.

On trouvera, sur le site du photographe, un billet de blog consacré à une visite sur le site qu'il effectua quelques semaines plus tard. J'en ai parlé ici même dans le billet intitulé Porter témoignage.



2014 : New York in the '50s. Nazraeli Press, Portland.
        Recueil des œuvres en noir et blanc de Maisel, ce livre éclaire un pan de son travail totalement inconnu jusqu'alors. La date précise  à laquelle ces photos ont été prises n'est pas indiquée. Ce qui surprend à considérer ces images, c'est leur proximité avec celles du recueil Les Américains de Robert Frank. Difficile de dire s'il y a eu là influence ou non, mais, pour certaines d'entre elles, la proximité est si grande que la question se pose. Seul Maisel lui-même pourrait y répondre avec certitude.


2015 : Light, Gesture & Color. New Riders (2015 est la date du copyright, mais le livre est disponible depuis novembre 2014).


2015 : It's not about the f-stop. New Riders, 2015.
     C'est, en quelque manière, la suite de l'ouvrage précédent discuté dans ce billet. Maisel  y continue le développement de sa « philosophie » de la photographie, ou plutôt; sa philosophie de l'art de photographier. Les anecdotes qui accompagnent les images, sont autant de révélateurs d'une « technique » de savoir-voir, qu'elles révèlent la personnalité de leur auteur. Voyez en particulier le commentaire de l'image de Marilyn Monroe : You're not alone. Savoureux...


dimanche 10 août 2014

Prolégomènes pour une histoire de la photographie couleur

Il pourrait peut-être paraître à d'aucuns prématuré d'écrire aujourd'hui une histoire de la photographie couleur. Ce regard photographique particulier jeté sur le monde est encore, nous disent-ils, trop récent, pour que son histoire puisse en être écrite. C'est-à-dire avec un regard de survol suffisamment éloigné pour en dégager les facteurs pertinents qui en dicteraient la marche. À cela il faut répondre que, certes, l'histoire de la photographie couleur est encore en train de se faire, et que notre expérience actuelle de ce mouvement pourrait fausser notre compréhension de ce qui s'est passé il y a seulement quelques décennies. Mais d'un autre côté, nous sommes entraîné dans une mutation du regard photographique initié par la quasi généralisation de l'imagerie numérique, laquelle doit bien être saisie comme une changement majeur du regard photographique. Cette mutation, déjà, change le statut de la photographie couleur traditionnelle, sinon même de la photographie tout entière. Si l'on n'y prend garde, on risque de ne plus être en mesure de saisir l'originalité du regard photographique orienté vers la couleur tant le numérique, aujourd'hui, a rendu ce regard «évident» par la facilité avec laquelle les couleurs peuvent être reproduites. Il faut avoir fait l’expérience de la couleur comme une possibilité nouvelle pour en saisir toute l'originalité. Ceux qui n'ont pas connu le moment où le regard, soudain, se décide à abandonner sa vision monochromatique – seule alors techniquement accessible – pour se tourner vers un monde dans lequel les couleurs peuvent maintenant en être rendues, ne peuvent saisir le bouleversement ontologique que cette mutation du regard a impliqué. Photographier en couleur n'a pas été seulement le geste de mettre un rouleau de film couleur dans son appareil jusque là chargé de noir et blanc; cela a aussi été une décision exigée par un regard neuf et innovant à la fois. Ceux qui sont nés avec le numérique ne pourront plus jamais faire cette expérience; ils auront peine à la décrire, sinon à la comprendre. En d'autres termes, l'histoire de la photographie couleur que je voudrais écrire ici est celle d'avant le numérique; c'est l'histoire de la photographie couleur argentique.

Le but de cet écrit n'est pas de proposer une telle histoire; il n'en est même pas l'esquisse. Ce que je voudrais initier ici, c'est l'indispensable réflexion à mener sur les fondements mêmes de la photographie couleur, telle qu'on voudrait justement la voir se développer dans son mouvement historique. C'est à une réflexion de nature ontologique qu'il faut donc se préparer ici, car on ne saurait parler de la photographie couleur et de ses manifestations si, préalablement, on ne dispose pas de sa «définition». Qu'est-ce que la photographie couleur? telle est la question par laquelle il faut que nous commencions.

La photographie en général, moyen d'expression par saisie du regard, est aussi un objet technique. La photographie couleur n'a pu émerger effectivement qu'au moment où l'industrie put mettre à la disposition des photographes une émulsion suffisamment aisée à utiliser, et autorisant des résultats probants. On ne fera pas l'histoire des techniques anciennes qui, dès la fin du XIXe siècle, avaient déjà permis la reproduction des couleurs en photographie. Ces techniques étaient complexes et difficiles à mettre en œuvre, tant et si bien qu'une expression photographique spécifique liée à la perception des couleurs n'a pu se dégager à cette époque. Tout change dès le milieu des années 30 du XXe siècle quand, à la fois en Allemagne et aux États-Unis, voient le jour des émulsions couleur (relativement) aisées à utiliser et donnant des résultats satisfaisants en termes de reproduction des couleurs.. C'est à ce moment qu'un regard photographique lié à la perception des couleurs émerge. C'est à ce moment aussi que notre histoire de la photographie couleur commence.

Quand je dis que l'histoire de la photographie couleur doit commencer par une réflexion sur la nature spécifique du regard photographique dirigé vers les couleurs, cela signifie qu'il faut que nous nous tournions préalablement vers diverses prémisses ou dispositions antécédentes. La définition de la photographie couleur est justement en train de s'écrire au fil de son histoire. Cela même qui la meut et la fait évoluer est aussi cela qui forge sa définition. Sans doute ne sommes-nous pas loin de la pétition de principe à poser le problème ainsi. Mais il n'en est pas moins vrai, par ailleurs, que le regard photographique pour la couleur n'est pas né vierge le jour où les premières émulsions couleur furent proposées aux photographes. Il y a des antécédents qui sont à chercher en-dehors de la photographie – provenant, notamment, des autres arts picturaux (peinture, voire cinéma...) –, à l'intérieur de celle-ci – le «coloriage» du noir et blanc –, ainsi que des éléments phénoménologiques liés à la perception des couleurs en général. Une histoire de la photographie couleur aura donc à mettre ces précurseurs en perspective pour en mesurer l'influence et dégager l'originalité du regard photographique couleur.

Il va sans dire qu'une sorte d'«histoire clandestine» de la photographie couleur n'a pas attendu que je prenne la plume pour s'imposer dans l'esprit d'un certain public cultivé. Elle s'est écrite à mesure que s'accumulaient les opinions des critiques d'art, des historiens de l'art, ou des photographes eux-mêmes lorsqu'ils témoignent de leur expérience de la couleur (la question-bateau: «comment en êtes-vous venu à photographier en couleur?»). Mais cette histoire faite de bric et de broc est une histoire lâche, désinvolte, peu encline à la rigueur dès qu'il s'agit d'avoir raison avant tout. Non qu'on n'y trouve pas de vues pertinentes et propres à stimuler la réflexion, mais ce bric-à-brac n'en fait pas une histoire structurée et cohérente susceptible de donner à la photographie couleur la place qui doit être la sienne parmi les moyens d'expression humains.

Je vais articuler cet essai selon trois thèmes de réflexion qui doivent conduire à jeter les bases d'une appréhension de l'histoire de la photographie couleur qui lui soit la plus adéquate possible:
Éléments d'une phénoménologie de la perception des couleurs. — Il s'agit ici de dégager les éléments phénoménologiques qui définissent le vécu des expériences de la perception des couleurs, et leurs implications pour la photographie couleur.
Conditions de l'émergence de la photographie couleur. — La photographie couleur n'est pas née du néant, mais se trouve au point de convergence de plusieurs facteurs qui en régissent la possible émergence. On examinera notamment la rapport entre maturité technique du produit et les aspirations d'un regard innovant.
Mise en perspective et déconstruction des fausses évidences historiques. — Il règne aujourd'hui une histoire officieuse de la photographie qui mêle anecdotes et opinions diverses. À la seule question de savoir quels noms de photographes coloristes il faut mettre en avant, la liste dressée reflète encore trop de courants contradictoires et leurs vues partisanes. Il faut déconstruire cette histoire clandestine et rebâtir avec les outils nuptiaux (René Char) que les paragraphes précédents nous aurons donné.

Red bus driver


1.— Éléments d'une phénoménologie de la perception des couleurs
 
Tout être humain normalement constitué perçoit les couleurs. Notre monde est en couleur; c'est un fait irréfragable auquel on ne saurait se soustraire. En revanche on pourrait s'interroger quant à la place que les couleurs occupent dans la perception ordinaire, c'est-à-dire dans l'attitude naturelle. C'est une donnée phénoménologique que nous ne percevons pas les couleurs pour elles-mêmes, mais seulement en tant que signifiantes, c'est-à-dire comme porteuses d'un sens particulier ou revêtant une importance spéciale, la plupart du temps socialement définis. Le feu rouge m'ordonne de m'arrêter. Je ne perçois pas «le rouge» du feu de signalisation, mais je saisis seulement l'ordre qu'il m'intime : m'arrêter. Je peux converser un long moment avec un interlocuteur, face à face, et être incapable de me rappeler quelle était la couleur de ses yeux. Dans l'attitude naturelle, les couleurs ne sont pas perçues pour elles-mêmes.

Cela va si loin qu'il nous faut faire un effort pour distinguer une couleur du «support» qui la porte. Ceci constitue une autre donnée phénoménologique: toute couleur est extensive, c'est-à-dire qu'elle implique l'espace. Il est absurde de parler d'un point mathématique de «couleur»: un tel point, sensé n'occuper aucun espace, ne saurait être coloré. La tentation est alors grande de lier couleur et forme: si toute couleur est extensive, elle doit nécessairement organiser une forme. Et toute la difficulté devient alors de distinguer la couleur de la forme qu'elle suppose. Couleur et objets se mêlent dans la perception naturelle jusqu'à ne plus se distinguer. Maurice Merleau-Ponty cite ainsi le cas des Maoris qui possèdent 3000 mots pour décrire la couleur rouge. Non qu'ils en distinguent autant de nuances qu'ils ont de mots pour la dire, mais parce qu'ils sont incapables de distinguer «le rouge» des innombrables objets ainsi colorés (1).

On voit par ces exemples combien différent est le regard qui vise intentionnellement une couleur. Ce regard ne saisit pas «le rouge» comme un impératif signifiant, socialement codé, ni comme la caractéristique quasi intrinsèque d'un objet (le rouge de la rose rouge, le rouge sang, le rouge bordeaux, le rouge du cinabre, etc.) mais comme une qualité contingente des choses valant pour elle-même, c'est-à-dire comme une valeur pure, éventuellement isolable et transposable. Le regard phénoménologique libère les couleurs. Ce rouge visé s'étale alors dans son espace propre sans qu'il soit réduit à la forme qu'il dessine et avec laquelle il pourrait se confondre (dans l'ordre phénoménologique de la perception visuelle, la lumière est première, laquelle révèle les couleurs, lesquelles, à leur tour, déterminent les formes en organisant l'espace). C'est une qualité pure, à elle-même irréductible et «primaire» en ce sens qu'on ne saurait aller plus loin dans la description de la sensation qu'elle suscite. Essayez de décrire (par des mots) «le rouge» à un aveugle-né: la tentative est nécessairement vouée à l'échec. «Le rouge» n'est rien qu'autre que cette qualité que je ressens à la percevoir portée par des formes et des objets par ailleurs indifférents.

Une telle visée intentionnelle ne suffit toutefois pas à créer une image. Une image est un complexe de formes saisissables, reconnaissables jusqu'à un certain point, et aussi, éventuellement, de couleurs. L'association des couleurs devient alors ce complexe perceptif particulier qui va créer la tonalité affective par laquelle la scène va être saisie. Il suffit de faire dériver la température de couleur d'une scène pour la voir se transformer entièrement quant au sens qu'elle véhicule éventuellement. C'est qu'un lien émotionnel s'éveille à la perception des couleurs. Je ne parle pas ici de cette «psychologie des couleurs» un peu facile (le rouge énerve, le vert calme, l'orange enthousiasme, etc...), mais de notre rapport au monde en tant qu'il est déterminé par notre perception des couleurs. C'est mal dire que les sentiments ont une couleur, car on serait bien en peine d'en dresser le tableau des équivalences. Le rapport de la couleur à notre émotion implique aussi le monde perçu et, dans le cas d'une image, de ce qui y est représenté. Notre sensation d'une image, quand même la scène représentée serait identique, se vit fort différemment selon qu'elle est éclairée par les couleurs vives d'un matin d'été ou les tons mordorés d'un soir d'automne. Et des couleurs franches, saturées, brillantes n'appellent pas la même réaction émotionnelle que des couleurs pastels se fondant les unes dans les autres par une infinie palette de nuances intermédiaires. Notre disposition affective est ce par quoi nous pouvons aussi comprendre le monde; percevoir les couleurs, au retour, c'est apprendre à voir le monde comme une matrice porteuse d'émotions complexes mais éclairantes. C'est une manière riche de s'ouvrir au monde.

C'est au peintre Josef Albers que l'on doit l'étude la plus exhaustive, à ma connaissance, de l'interaction des couleurs, c'est-à-dire de leurs influences réciproques telles que la perception les saisit (2). On sait combien l'environnement d'une couleur, et tout particulièrement un environnement lui-même chromatique, peut changer du tout au tout la perception d'une couleur, et donc la charge affective qu'elle suggère. Non seulement elle peut nous paraître d'une tout autre couleur que lorsque perçue dans un autre environnement, ou dans un environnement neutre, mais c'est aussi son espace propre qui s'en trouve affecté. L'association des couleurs et du graphisme va même alors plus loin encore: les couleurs apparaissent jusqu'à être mouvantes, fluides ou dures; elles peuvent se rétracter ou se dilater, voire vibrer; les contours nets d'une couleur deviennent flous à proximité d'une autre couleur, etc. Cette complexité fait la richesse de l'image couleur, dont l'espace propre et, partant, les formes, s'animent et se répondent en créant cette sorte d'instabilité graphique propre aux images couleur. Dira-t-on qu'il s'agit là d'illusions, et qu'une règle et un spectrophotocolorimètre auraient vite faits de nous détromper? Non, justement, c'est la perception qui a toujours raison et les instruments tort. Car percevoir une image, c'est précisément s'ouvrir à toutes ces interactions que les instruments ne peuvent mesurer. Vouloir se déprendre de ces «illusions», c'est précisément retomber dans les naïvetés de l'attitude naturelle que l'image couleur, et la photographie en particulier, veulent nous faire éviter. C'est là aussi une donnée phénoménologique dont la pertinence est primordiale et prévaut sur toutes les théories scientifiques possibles des couleurs, fussent-elles signées d'un Isaac Newton.

Certes, le photographe n'a pas pleine conscience de toutes ces données phénoménologiques lorsqu'il photographie. S'il est coloriste, néanmoins, c'est qu'il possède la faculté de saisir les couleurs pour elles-mêmes comme dans la complexité de leurs relations et des «effets» qu'elles induisent. Ces relations ne sont pas interprétées ou analysées discursivement lors de la prise de vue. Le photographe voit les couleurs «d'instinct», sensible qu'il est à la tonalité affective qu'elles évoquent. Photographier en couleur, c'est justement tenter de saisir ces tonalités que les couleurs suggèrent, ou les créer à partir d'une juxtaposition de certaines de leurs valeurs disponibles dans l'environnement ordinaire et que le cadrage va forcer à faire interagir. L'image photographique couleur est une tentative de faire «parler» les couleurs dans un langage qui leur est propre mais auquel chacun est sensible. L'histoire de la photographie couleur est comme la construction patiente de cette «grammaire» des couleurs et l'apprentissage d'un langage dont les «colorèmes» (je forge ce mot étrange à partir de la notion de phonème en linguistique) sont à la portée de tous mais dont les combinaisons signifiantes doivent encore être apprises.

On doit sans doute à la photographie, plus qu'à la peinture, fût-elle abstraite, la mise en avant d'une expression pour et par les couleurs. C'est avec la photographie que, pour la première fois, s’initie la tentative inédite dans l'histoire des arts graphiques, de délier la couleur de la forme, et de subordonner cette dernière à la première. Pour la première fois, la couleur prévaut, en créant précisément cette tonalité affective qui va peser d'un poids jusqu"alors insoupçonné sur l’interprétation même qu'un spectateur pourra faire d'une photo. La photographie a proprement «inventé» la couleur en la déliant d'un rôle que je qualifierais d’ancillaire aussi longtemps qu'il s'était agit de privilégier les belles formes, ornées subsidiairement de belles couleurs. Avec la photographie couleur, nous avons appris que le monde est tout fait de couleurs et que c'est elles qui prévalent quand il s'agit de l'interpréter.


Red corner

 
2.— Conditions de l'émergence de la photographie couleur

Je rappelle que je ne traite pas ici de l'émergence technique d'une photographie des couleurs, mais de celle d'un regard qui appelle et exige les couleurs. Ce regard, à n'en point douter, était déjà présent quand, en 1936, fut proposé par Kodak le film positif Kodachrome, dont l'impact sur l'émergence d'une photographie couleur enfin libérée de nombreuses contraintes techniques est immense. Au point que l'on peut précisément dater l'émergence de la photographie couleur avec la mise sur le marché de ce film. Le Kodachrome apportait à la fois une émulsion aussi aisée à utiliser qu'un film noir et blanc (et, de fait, le film Kodachrome vierge était un film noir et blanc en trois couches séparées par les indispensables filtres de sélection, tout cela dans une seule émulsion). Son développement était d'autant « simplifié » que le photographe n'avait d'autre choix que de le confier à Kodak, tant ce développement (K14) était délicat et complexe. Mais le résultat était que le photographe avait maintenant un film à sa disposition qu'il pouvait utiliser aussi aisément qu'une émulsion noir et blanc, et qui lui restituait néanmoins le monde dans des couleurs très proches de la réalité et stables dans le temps.

Le succès commercial de ce film fut immédiat et immense... auprès des amateurs. Les professionnels, d'abord méfiants et conservateurs, se rattachaient au tirage noir et blanc, dont les possibles variations et ajustements en faisaient un procédé de choix pour faire dans l'artisanal et l'artistique. Les photographes réputés «commerciaux» furent plus enthousiastes, et le monde de la publicité les encouragea chaleureusement à utiliser la couleur. Ce dernier point aura une importance décisive dans le développement de la photo couleur créative et son acceptation comme expression artistique. Le rejet primordial de la couleur était motivé par des considérations complexes et souvent teintées de mauvaise foi. On reprochait au film Kodachrome tantôt sa lenteur (10 ASA dans sa première version), tantôt l'impossibilité d'en faire des tirages papier (ce qui était vrai à l'époque), alors que le négatif couleur, souffrait d'un manque de fidélité dans le rendu des couleurs et d'une stabilité dans le temps fort médiocre. Mais aussi on se méfiait de cette cohorte des amateurs qui saisirent ce film comme un «progrès» – n'est-ce pas plus joli en couleurs? – et répandirent une photographie des couleurs faite soit de médiocrité naïve, soit d'un usage pesant et ampoulé de la couleur. Les photographes professionnels, tout comme ceux qui se prétendaient être des artistes, ne pouvaient courir le risque de se voir confondus avec cette médiocre production de masse. Mais l'imagerie publicitaire ne tarda pas, comme je l'ai dit, à se saisir du nouveau procédé et à emplir les espaces publicitaires des magazines d'une bigarrure de couleurs vives, saturées et intenses, qui les fit vite se confondre avec la publicité elle-même. Le clivage était profond, et la déclaration malheureuse de Walker Evans qualifiant la couleur de «vulgaire», acheva de convaincre les photographes créatifs que la couleur était un joujou sans signification.

Or, à considérer l'apparition des premières œuvres photographiques ouvertement dédiées à la couleur, on constate que leurs auteurs, tous sans exception, viennent du noir et blanc. Il n'y a pas eu, à ma connaissance, de photographe qui opta immédiatement et sans retour pour la couleur. Les premiers coloristes sont des transfuges du noir et blanc, et cela est remarquable. Rétrospectivement, on peut déceler dans leurs œuvres noir et blanc les linéaments d'un regard auquel il ne semblait manquer que la couleur pour s'affirmer. C'est comme s'il leur était apparu que le champ des possibles de l'image noir et blanc avait été circonscrit, et qu'un renouveau du regard photographique devait passer par la couleur. Nous sommes dans les années de guerre aux États-Unis: magazines et publicité se tournent résolument vers la couleur, et les photographes réputés commerciaux s'engagent dans cette voie. Les autres, les «artistes», hésitent, font au mieux des «expériences» mais ne s'engagent guère, à de notables exceptions près, notamment celle de Eliot Porter. Mais la plupart font de la couleur en marge de leurs travaux en noir et blanc.

On doit s'interroger sur ce qui apparaît aujourd'hui comme une méfiance, au mieux une hésitation, de ces maîtres du noir et blanc à passer à la couleur. Sans doute les fascine-t-elle, mais cette fascination les inquiète. Ils pressentent bien qu'elle exige un regard nouveau, mais qu'ils ne sont pas sûrs de maîtriser. Cela peut s'expliquer en relation avec notre esquisse phénoménologique de la perception des couleurs proposée au paragraphe précédent: la perception ordinaire ne «voit» pas les couleurs, mais les «neutralise» en les réduisant à de purs signifiants socialement codés. Voir en couleur, c'est-à-dire saisir les couleurs pour ce qu'elles proposent de propre, exige un apprentissage du regard  que la plupart des photographes d'alors n'avaient pas. On comprendra dès lors pourquoi on trouve d'anciens élèves des écoles d'art et de peinture parmi les premiers grands coloristes, car leur formation les avait initiés à une perception de la couleur qui ne soit pas réduite à ce qu'en peut faire l'usage quotidien.

Alors que la publicité s'emparait toujours plus résolument de la couleur, les photographes soucieux de s'exprimer de manière propre et autonome hésitaient encore. Nous savons, à connaître aujourd'hui l'ensemble du corpus de leur œuvre, qu'ils y touchaient néanmoins, faisaient des expériences, accumulaient des images qu'ils se gardaient toutefois de diffuser. Il est vrai qu'un autre obstacle technique allait devoir être surmonter pour vaincre cette dernière réticence. À savoir, la possibilité d'exécuter des tirages de qualité et durables pour concurrencer ceux que le noir et blanc pouvait offrir si facilement. Ce deuxième obstacle fut abolit quand Kodak mis sur le marché son procédé de tirage dye transfer.

Ce procédé de restitution sur papier d'images couleur à partir de diapositives (Kodachrome) ou même de négatifs, notamment, avait été mis au point et utilisé dès 1932. Mais c'est dans les années 40, dans sa formule Kodak, qu'il commença à être exploité de manière courante. S'il était complexe à mettre en œuvre et coûteux, il permettait en revanche d'obtenir des tirages papier de grande qualité, à l'espace colorimétrique (gamut) extrêmement large, et avec un contrôle presque complet de toutes les valeurs tonales. En outre, les colorants utilisés étaient d'une remarquable résistance à la lumière et très stables dans le temps. Bref, c'était un procédé qui pouvait rivaliser avec les tirages noir et blanc quand il s'agissait d'en faire le support d'une œuvre d'art.


On peut alors dater l'éclosion d'une photographie couleur créative et consciente d'elle-même, se revendiquant comme un renouveau spécifique du regard photographique, du courant des années 1950. Quels sont les éléments mis en place dans ces années qui peuvent expliquer cette éclosion? D'abord les éléments techniques : l'existence d'un film couleur stable et fiable, aisé à utiliser le Kodachrome et d'un procédé de restitution de l'image couleur sur support papier en mesure de prétendre au statut d'objet d'art le dye transfer. Ensuite l'émergence d'un goût pour l'image couleur. Goût populaire dans un premier temps, puis goût plus tranché relatif aux impératifs du message publicitaire : couleurs pures et saturées, juxtaposées pour se répondre «bruyamment» les unes aux autres, ou cernées d'un environnement qui en souligne l'éclat. Enfin, et c'est peut-être le plus important: une exigence du regard à inclure la couleur dans son expression et son rendu du monde. C'est le point le plus important, car c'est lui qui appelle les éléments techniques permettant de satisfaire cette exigence: en photographie, le regard précède toujours les innovations techniques.



Red wall

3. Mise en perspective et déconstruction des fausses évidences historiques

L'émergence d'une conscience photographique pour les couleurs, et la création d'une expression photographique qui lui soit adéquate, ne sont pourtant pas issus du néant. Le photographe qui engage un film couleur dans son appareil, par choix volontaire, exprime une sensibilité aux couleurs que l’adepte du noir et blanc, qui veut purement et simplement ignorer la couleur, ne peut pas appréhender.

Dans les années 50, la couleur a acquis un droit de cité dans la plupart des grands magazines américains et même européens: certes, le reportage privilégie encore le négatif noir et blanc, préféré surtout pour sa rapidité, mais les espaces publicitaires, notamment, apparaissent de plus en plus en couleur. Et ce sont des couleurs franches, brillantes, saturées, criardes même: le message doit être visible; dans un environnement noir et blanc, la couleur détonne. Pour le publicitaire, cet usage de la couleur va de soi. Pour le photographe, c'est plus problématique. Mais un courant artistique va finalement briser les anciens tabous: le pop'art fera de cet usage de la couleur un des axes principaux de son expression. Son succès fera florès; des photographes lui emboîteront le pas, dans le même mouvement où le pop'art se saisira de la photographie pour exalter sa vision du monde. L'échange sera réciproque, l'émulation partagée, avant que les chemins se séparent et qu'une «photographie nouvelle», un nouveau regard sur le ponde, s'impose aux photographes.

Cette émancipation n'aura toutefois pas été de soi. Certains s'y essayent, puis abandonnent, jugeant l'application des couleurs en photographie trop aléatoire, trop hasardeuse, pour en faire un mode d'expression maîtrisable. D’autres s'y refusent par principe. La désastreuse oukase de Walker Evans s'explique par là: il confondait photographie couleur et messages publicitaires ou besogne d'amateurs maladroits. On connaît aussi les réticences d'Henri Cartier-Bresson, d'abord fondées sur des arguments techniques (les films couleur sont trop lents) puis, quand des émulsions couleur assez rapides voient le jour, encourage à se détourner de la couleur «par principe» (3). Selon quel principe? Il ne le dit pas.

Il ne le dit pas, mais on peut en tracer l'origine. Il y a, dans la tradition esthétique de l'Occident, un préjugé défavorable envers la couleur qui court durant tout le classicisme (l'Antiquité, ou même le Moyen Âge, semblent avoir été plus réceptifs à la couleur que les siècles qui suivirent). La couleur n'y est vue que comme ajout presque superfétatoire à des éléments graphiques jugés eux seuls pertinents dans l'organisation esthétique de l'espace, et donc constituant proprement l’œuvre d'art. Que l'on me pardonne ici une longue citation extraite du paragraphe 14 de la Critique de la Faculté de juger de Kant, ouvrage pivot pour la pensée esthétique de l'Occident moderne, et dont l'ombre se projette encore jusqu'à nous. Ce que cet extrait de l'«analytique du Beau» exprime, n'est rien d'autre que ce que Cartier-Bresson appelle un «principe» à renoncer à la couleur: «Dans la peinture, la sculpture, et même dans tous les arts plastiques, dans l'architecture, l'art des jardins, dans la mesure où ce sont des beaux-arts, le dessin est l'essentiel; dans le dessin ce n'est pas ce qui fait plaisir dans la sensation, mais seulement ce qui plaît par sa forme, qui constitue pour le goût la condition fondamentale. Les couleurs qui enluminent le trait appartiennent aux attraits; certes elles peuvent rendre l'objet lui-même vivant pour la sensation; elles ne sauraient le rendre digne d'être contemplé et beau; bien plus: elles sont le plus souvent limitées par ce que la belle forme exige et même, lorsque l’attrait est toléré, c'est par la belle forme qu'elles sont ennoblies (traduction Henri Gouhier)» (4). Henri Cartier-Bresson fut un kantien orthodoxe qui s'est sans doute ignoré tel. Ce que sa propre phraséologie appelle «la géométrie» comme étant ce qui structure et rend prégnante une photographie, n'est autre qu'un écho de ce que Kant exprimait en 1790. D'où son refus de la couleur. D'où, aussi, l'exigence de rupture qu'implique une photographie couleur consciente d'elle-même et de la spécificité de son mode d'expression: rupture non seulement vis-à-vis de ce que Kant/Cartier-Bresson véhiculent comme préceptes esthétiques à appliquer à la photographie, mais aussi vis-à-vis de toute la tradition esthétique de l'art d'Occident.

Et quand je dis «rupture», j'ai bien pesé ce mot: non seulement la photographie couleur rompt avec la définition traditionnelle de l'art déployée dans le sillage de Kant, mais est aussi, non pas une simple remise en question de cet art ce qui présupposerait encore un art, fût-il «nouveau» , mais un refus de considérer l'expression photographique dans son ensemble comme devant nécessairement conduire à des œuvres d'art pour arriver à la quintessence de cette expression spécifique. La vieille question qui taraudaient les photographes en mal «d'artistique» depuis la naissance du nouveau médium, la sempiternelle question de savoir si la photographie est un art ou non, prend ici une tournure inattendue et radicale: non seulement cette question apparaît maintenant parfaitement oiseuse et non pas seulement par ce que Susan Sontag croyait pouvoir avancer pour désamorcer la querelle (la photographie n'est pas un art en soi mais peut créer des œuvres d'art) (5) mais aussi révélatrice de ce que la photographie exprime maintenant comme un refus de l'art traditionnel et une remise en question de la notion même d’œuvre d'art. Une remise en question de laquelle l'Art, tel qu'entendu jusqu'aujourd'hui en Occident, ne sortira pas indemne.

La présence toujours active de ces préjugés n'aura pas manqué de troubler la réception de la photographie couleur en tant qu'art. Laissons pour l'instant la question de savoir s'il est légitime de penser la photographie comme devant se réaliser comme œuvre d'art, pour se pencher sur la réception de la couleur par les institutions consacrées, notamment les musées d'art moderne. En 1953 le magazine Life publie le premier «essai photo» de Ernst Haas en couleur: Images of a Magic City. Il s'agit, dans le chef des éditeurs, d'un «reportage». Il est en couleur, et éveille l'intérêt du public, mais aussi de nombreux photographes. Ce sera une publication séminale, qui aura peut-être contribué le plus fortement à asseoir la photographie couleur comme forme légitime d'expression, précisément fondée sur la couleur. Mais hélas, Ernst Haas est perçu comme un «photojournaliste» payé pour son travail. C'est un mercenaire aux yeux des artistes, un «commercial», avec tout ce que ce qualificatif charrie comme rejet condescendant, voire de mépris. Le plus paradoxal dans cette situation est qu'à ce même moment, les photographes qui seront plus tard encensés comme les pionniers de l'art photographique en couleur je pense à des noms tels que Harry Callahan ou Fred Herzog commencent à explorer la couleur et ne seront eux-mêmes reconnus comme «pionniers» que de nombreuses années plus tard.

Si des photographies couleur sont proposées au sein d'expositions généralement dominées par le noir et blanc, elles y demeurent comme inaperçues, ou vues comme des «essais», ou des «expérimentation », dont on se détourne quand il s'agit de caractériser l’œuvre des ces photographes. Ils sont de cette génération à la charnière de la photographie noir et blanc traditionnelle et de la photographie couleur encore balbutiante. Passer de l'un à l'autre médium n'est guère choix aisé: le comportement des films couleur n'est pas celui du noir et blanc; réaliser des tirages de qualité demeure un défi technique et financier (le procédé du dye transfer); l'absence de toute tradition, c'est-à-dire de référence, rendent la transition difficile, et pour plusieurs, impossible. Certains s'y essayent avec hésitation, d'autres, au contraire, s'y lancent à corps perdu. Ernst Haas fut de ceux-là. D’autres lui emboîtèrent le pas: Pete Turner, Jay Maisel... Je cite ces noms car, une fois encore, ce sont des «commerciaux». Par les exigences de leur métier, ils n'avaient cure des tergiversations et scrupules esthético-métaphysiques qui tourmentaient les «artistes». Le rôle de ces photographes «commerciaux» dans l'émancipation de la photographie couleur ne saurait être surestimé; plus même, sans leur regard novateur et libre, une photographie couleur se prétendant «artistique» n'aurait pu voir le jour. Si l'on désire construire une histoire de la photographie couleur, il faut impérativement se déprendre définitivement de cette catégorisation frivole qui consiste à distinguer une photographie «commerciale» d'une photographie «artistique». Elle est à l'origine de cette étourderie qui prétend faire commencer l'histoire de la photographie couleur, celle qui est digne des cimaises des musées d'art moderne, avec les noms de William Eggleston, Joel Meyerowitz, Stephen Shore ou Joel Sternfeld.

Cet ostracisme dédaigneux trouvera sa plus forte expression – avec les conséquences que l'on peut imaginer – lorsque le directeur du département photographie du MoMA de New York, John Szarkowski, s'avise soudain, en voyant les tirages dye transfer de William Eggleston, que le monde est en couleur et qu'il existe une photographie qui en rende compte, et se fend d'une introduction au William Eggleston's Guide – catalogue de l'exposition qu'il consacre à ce photographe au MoMA en 1976 – où il s'aventure à une théorie de la photographie couleur.

Il y aurait ainsi, pour notre commissaire d'exposition, deux types de photographie où l'usage de la couleur serait inadéquat et conduirait à un échec. Le premier de ces échecs, écrit-il, «peut être décrit comme des photographies noir et blanc faites avec un film couleur, dans lequel le problème de la couleur est résolu comme par inadvertance», et de citer les meilleures photographies de l'ancien National Geographic en guise d'exemple. L'autre type d'échec «comprend des photographies de belles couleurs dans des relations plaisantes» (6). Dans les deux cas, il y a échec parce que les couleurs sont soit comme surajoutées au sujet photographié, soit saisies pour leur dialectique propre, quel qu'en soit le sujet échecs parce que subordination de la forme aux couleurs qui la révèlent. Encore une fois, on reconnaît ici l'héritage kantien d'une esthétique inadéquate car incapable de penser la photographie couleur. John Szarkowski, lui aussi, est un kantien radical qui s'ignore et qui croit innover en encensant l’œuvre de William Eggleston, dans laquelle la couleur aurait le rôle majeur de transcender l'indigence de la  composition des images (la composition centrée «Confederation Flag») et la morne banalité des sujets qu'il y représente. En d'autres termes, la couleur «sauverait» les photos d'Eggleston d'une totale nullité promise à un inéluctable oubli.

Or, à le considérer ainsi, on ne voit plus très bien en quoi la couleur exaltée dans les images couleur traditionnelles que ce soit celles du noir et blanc colorié ou de celles qui soulignent les couleurs dans leur dialogue respectif se distingue du rôle qu'elle jouerait dans les images d'Eggleston. Dans les deux cas, la couleur est affirmée pour elle-même, et qu'elle soit mise en relation avec la forme ou la contredise, sinon l'ignore, ne change rien au fond, à partir du moment où l'on veut bien considérer la couleur dans la photographie comme un effet sui generis impliqué par la réalité du monde que le photographe se propose de saisir. On reprochera ainsi tout particulièrement à Szarkowski d'avoir ignoré les réalités phénoménologiques de la perception des couleurs au profit d'un formalisme hérité de la tradition esthétique issue de Kant et donc, d'avoir manqué toute la spécificité de la photographie couleur. C'est ainsi que notre appréhension de la photographie couleur comme expression spécifique se trouve biaisée en commençant par refuser les avancées des véritables pionniers de la couleur les photographes «commerciaux» notamment et en promouvant une photographie où la couleur devient support d'un sens de l'image que le sujet représenté n'est pas en mesure de suggérer.

Alors que le public, dubitatif, sinon hostile, est invité à considérer l’œuvre d'Eggleston sur les cimaises du MoMA en 1976, la même année, trois photographes – Ernst Haas, Jay Maisel et Pete Turner – ouvrent la Space Gallery à New York, où ils y exposent leurs propres œuvres. Le malentendu ne pouvait pas être plus complet.


Red room


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Comme je le soulignais au commencement de cet article, il n'est pas question ici de proposer d'ores et déjà une «histoire de la photographie couleur», mais seulement de jeter les bases sur lesquelles elle aurait à se construire. En guise de conclusion, je voudrais juste synthétiser les éléments essentiels articulant ces bases.

1° Il y a une réalité phénoménologique de la perception des couleurs qui ne saurait être ignorée. Elle nous apprend que la perception des couleurs affecte notre perception du monde en le colorant (c'est le cas de le dire) affectivement. On examine une photo noir et blanc; on ressent une photo couleur.

2° Viser intentionnellement une couleur n'est pas une attitude naturelle. Cela exige un rapport au monde dans lequel l'appréhension quotidienne des couleurs est niée au profit d'un regard pour lequel la couleur vaut maintenant pour elle-même. Le «sens» d'une couleur n'est plus celui, par exemple, dicté par ses usages sociaux, mais celui d'une ouverture à la couleur pour elle-même, afin de la laisser paraître pour elle-même et en la laissant suggérer un sens de l'image qui lui soit propre.

3° L'analyse phénoménologique nous apprend en outre que la perception des couleurs précède ontologiquement la perception des formes, même si ces dernières prennent alors immédiatement le dessus et occultent le rôle premier de la couleur dans leur émergence. Mais cela a pour conséquence qu'une photographie qui vise les couleurs inverse cette perspective et renvoie la forme à un rôle secondaire. La présence de la couleur redevient alors primordiale.

4° Illégitime et frivole est la distinction ordinaire faite entre photographes «commerciaux» et «artistes». Elle repose sur des considérations socio-économiques qui sont étrangères au regard proposé et péremptoirement mises en avant pour défendre ce qui apparaît in fine comme des intérêts de caste.


5° L'histoire de la photographie couleur doit être le témoignage de notre relation aux couleurs, et comme l'indice d'une perception qui, demain, se transformera ou pourrait même être oubliée. 

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NOTES

(1) Maurice MERLEAU-PONTY. Phénoménologie de la Perception. Gallimard, Paris 1945 – p. 352.

(2) Josef ALBERS. L'Interaction des Couleurs. Paul Hazan, Paris 2008.

(3) Cité par Susan SONTAG. On Photography. Allen Lane, London 1978 – pp. 128-129.

(4) Emmanuel KANT. Critique de la Faculté de juger. Vrin, Paris 1979 – pp. 67-68 (p. 225 du tome V de l'Akademie-Ausgabe. Walter de Gruyter, Berlin 1968).

(5) Susan SONTAG, op. cit., – p. 149.

(6) John SZARKOWSKI. Essay; introduction au William Eggleston's Guide. MoMA, New York 2002 (réimpression de l'édition originale de 1976) – pp. 8-9.

mercredi 16 juillet 2014

New York, capitale de la photographie

Cela fait maintenant plusieurs mois que ce blog est resté muet. Je ne pense pas que cela aura inquiété beaucoup de monde, à juger par son audience, disons... confidentielle. Ce silence n'a cependant pas été une négligence ou un oubli de ma part, mais seulement la conséquence d'activités professionnelles prenantes avec le lot de voyages qu'elles imposent. Voyager, je l'ai écrit ailleurs, est une opportunité pour un photographe. Mais voyager prend aussi du temps. Si ce temps m'a manqué pour rédiger, il s'est avéré en revanche productif pour le photographe et fécond pour le penseur animant une réflexion sur la nature de la photographie.

À propos de voyage, New York fut l'une de ces destinations où j'échouai il y a un peu plus d'un an. Occasion certaine de faire de la photographie de rue dans ce lieu mythique pour les photographes. Lieu qui aura aussi inspiré l'essayiste : vous trouverez dans le billet des images et des idées; des images faites à New York et l'idée que la photographie a besoin d'une capitale. New York est aujourd'hui la capitale de la photographie...

Red and white stripes. – Times Square.

Si la photographie est un mode d'expression face au visible, expression toute faire de visibilité choisie et conditionnée, interprétée et magnifiée, tout lieu doit pouvoir potentiellement lui servir de « matière ». Le regard s'exerce sur tout ce qui l'entoure, où qu'il soit. Pourtant, il existe une polarisation spatiale, un lieu privilégié, le centre d'un géotropisme nécessaire, qui est lui-même comme la concrétisation mondaine d'un regard qui se trouverait étrangement « être chez lui » en un endroit particulier.
 
Worker on the Brooklyn Bridge

Les circonstances historiques, le hasard d'un commencement – qui n'est pas seulement dans le temps mais aussi dans l'espace – fait que la photographie, à sa naissance, s'est trouvé une capitale.  Non pas Chalon-sur-Saône, son berceau, mais Paris, où elle fut en quelque sorte offerte au public. C'est dans cette ville qu'elle prospéra soudain et à partir de laquelle elle essaima dans le monde entier. Ce centre de diffusion premier, incontestable tant cette polarisation était intense, rassembla des noms qui furent à la fois ceux de Parisiens – natifs ou d'adoption – et de photographes dont l’œuvre fut pionnière et exemplaire à la fois :de Daguerre à Nadar, d'Atget à Cartier-Bresson, de Lartigue à Doisneau, Willy Ronis... et sans oublier ces expatriés dont le génie trouva dans la ville lumière le matériau idoine de son expression, je veux parler des Kertész et Brassaï – Paris était alors sans conteste la capitale de la photographie. C'est-à-dire le lieu de son exercice privilégié, le centre de toutes les créations, le pôle d'attraction du regard photographique et comme le paradigme d'une ville ouverte à la photographie, la chérissant et l'exaltant à la fois.

Lovers. – Brooklyn Heights.

J'ai écrit ce qui précède, regardant Paris capitale de la photographie, au passé. C'est que cette ville a perdu ce statut : elle a été détrônée par New York. Il est intéressant de suivre ce processus de déchéance car il éclaire un aspect fondamental de la photographie et permet de comprendre pourquoi elle a aussi besoin d'une capitale.

Fourth of July in Central Park

Certes de dramatiques circonstances historiques ont joué leur rôle néfaste dans ce transfert de pouvoir : la Deuxième Guerre mondiale, et les quatre années d'occupation de la capitale parisienne qui s'ensuivirent, imposant le règne d'une idéologie liberticide, aura fait fuir la photographie de sa capitale originale. Mais cela n'en fut pas la seule cause. Avant cette catastrophe s'affirmait déjà, outre-Atlantique, un exercice de la photographie innovant qui allait imposer le continent nord-américain comme sa nouvelle patrie. Le travail documentaire de la FSA allait bouleverser l'idée même de photojournalisme et rendre floue la frontière entre photographie documentaire et photographie artistique : une nouvelle vision était là déjà à l’œuvre, s'opposant aux critères trop élitistes d'une photographie d'art telle que formulée par Alfred Stieglitz et ses épigones. L'ampleur même de la démarche initiée par la FSA et Roy Stryker, son mentor, était chose irréalisable sur le continent européen déchiré par les particularismes et intérêts nationalistes de toutes couleurs. L'unité de tout un continent était une condition sine qua non pour qu'une telle entreprise fut possible.

Camper. – Madison Avenue

C'est presque aussitôt après sa libération que Paris vit son aura de capitale de la photographie pâlir. La ville lumière s'éteint pour les photographes. Pourquoi? Sans doute que l'émigration de photographes majeurs vers les États-Unis aura porté un coup rude à ce statut. Mais si nombre de ces émigrés de force ne sont pas revenus dans l'Europe libérée, c'est qu'ils trouvèrent dans le Nouveau Monde un climat bien plus propice à l'exercice de leur art ou de leur métier qu'ils ne pouvaient espérer trouver de l'autre côté de l'océan. Que des photographes tels que Ernst Haas – mais il n'est pas le seul – émigre après que la paix soit rétablie en Europe est un symptôme significatif. Désormais, c'est là-bas que cela se passe, et non plus ici. Et lorsque Henri Cartier-Bresson fonde, avec Capa et d'autres, l'agence Magnum, c'est à New  York que cela se fait, et non pas à Paris. La capitale française n'en sera qu'une succursale.

Reflections – A tribute to Ernst Haas.
 
Ce qu'il est convenu de nommer la street photography, la photographie de rue, trouve son origine dans la capitale française au temps de sa splendeur. Mais elle a, elle aussi, émigré vers le Nouveau Monde, et à New York tout particulièrement. Ils sont nombreux ceux qui firent de cette capitale le terrain d'expérimentation favori de leur photographie. Il suffit de citer des noms : Lisette Model, Helen Levitt, William Klein, Garry Winogrand, Lee Friedlander et l'inérrarable Weegee (Arthur Fellig) pour s'en tenir à ceux qui officièrent essentiellement en noir et blanc. Mais c'est aussi à New York que s'expérimenta principalement la photographie de rue en couleur, dont Helen Levitt et Ernst Haas (le recueil posthume intitulé Color Correction [Steidl 2011] montre combien sa vision de la photo couleur était innovante) en sont les pionniers, mais aussi Joel Meyerowitz, et peut-être surtout Jay Maisel, dont nous ne connaissons finalement qu'un aspect de son œuvre (Cf. Jay Maisel's New York [Firefly Books, 2000]).

Give em the hand! St Nicholas Avenue.

L'apparition du film couleur Kodachrome dans le courant des années trente fut certainement l'événement technique qui devait précipiter cette éclosion d'une street photography couleur. Ce film mythique permit un bouleversement du regard en faisant entrer la couleur dans le vocabulaire photographique, alors que l'Europe devait complètement manquer ce tournant. La convergence de ces événements, historiques d'une part, technologiques et esthétiques d'autre part, devait trouver son point focal dans cette ville qui offrait, plus que tout autre, ce que cette nouvelle photographie attendait : un espace de liberté, un  centre artistique et commercial au rayonnement planétaire, et le terrain même d'une pratique de cette photographie. Rochester, le fief de Kodak, n'est qu'à un jet de pierre de la grande cité, à partir duquel se fondent les écoles de photographie, offrant un enseignement dont l'ampleur de vue n'a jamais été, fût-ce égalée, par les écoles créées tardivement sur le continent européen au sortir des années de guerre.

Ground Zero.
 
Paris ne peut accabler le destin seul. Si la guerre lui a ôté une bonne partie de son attrait pour les photographes, d'autres facteurs auront joué un rôle plus essentiel encore, et qu'elle ne pouvait empêcher : un environnement dynamique ouvert aux expérimentations photographiques (seule peut-être la photographie de mode devait rester à Paris pour ces mêmes raisons), une presse au rayonnement large et engageant sans hésiter les moyens nécessaires pour assurer ce rayonnement, une acceptation sans réserve de la photographie comme moyen d'expression majeur, et un enseignement avisé ayant saisit cette perspective en prenant la photographie au sérieux. Peut-on imaginer un retour en arrière, un retour à Paris dans une Europe en paix et unie? Je ne le crois pas. Il y manque cette foi en un média aujourd'hui en pleine mutation technologique. Certaines lois récentes votées par le parlement français incitent plutôt à penser que la France regarde la photographie avec méfiance, et l'on ne peut que souscrire à l'attitude de Martin Parr, qui conseille d'éviter la pratique de la photographie de rue en France. Le statut juridique du photographe y est devenu particulièrement précaire. La photographie restera à New York.

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Les photographies rassemblées dans ce portfolio ont toutes été réalisées durant une semaine passée à New York. Elles sont le témoignage d'une découverte et la concrétisation d'un ancien rêve. New York, capitale de la photographie... C'est un défi lancé au photographe de passage qui, en une semaine, aurait à révéler une image de New York qui lui soit sienne. Défi colossal pour un adepte de la street photography qui devra ainsi se mettre sur les traces de nombreuses oeuvres majeures de la photographie contemporaine – avec l'inconscience, ou la folie, d'y faire des images qu'aucune de celles-là n'a faite auparavant.

Reader. – New York Public Library.
 
Je ne prétends y être parvenu. New York procure une telle profusion de scènes et d'événements qu'il suffit – si l'on peut dired'un regard aiguisé pour rassembler un corpus d'images à tout le moins intéressant. Mais il était hors de question, dans un laps de temps aussi court, de proposer une vision globale de cette mégalopole. D'autres s'y sont essayés, résidents de cette grande ville, toujours disponibles pour y photographier, mais qui, après 20, 30, voire 40 années, avouent ne pas y parvenir encore.

Socks off ! – Fifth Avenue.
 
 Ce qui est proposé ici est donc plutôt une vision idiosyncrasique de cette ville par un photographe de passage. C'est un bloc d'esquisses, ou de notes éparses, germes d'une structure qui resterait encore à dessiner, et des années à photographier pour l'habiller. Je me suis résigné à extraire les images qui me paraissaient les plus emblématiques de ma vision de New York; ce sont des instantanés, des clichés peut-être aussi, dans tous les sens de ce mot. J'espère seulement n'avoir pas démérité d'une certaine tradition photographique liée à cette capitale de la photographie.

Yellow cabs. – Eleventh Avenue.

Blue entrance. – Madison Avenue

(Je me suis rendu compte plus tard que cette entrée a aussi été photographiée par Jay Maisel récemment. Le cadrage n'est pas le même (Maisel semble avoir photographié de l'intérieur du bâtiment). Peut-être s'agit-il d'une réminiscence, mais certaines scènes paraissent ainsi s'imposer comme devant-être-photographiées.)

Red wall. – West 34th street.

Awaiting in the light. – I don't remember where I shot this.

Traffic light in front of the M&M's store. – Times Square.