mercredi 16 juillet 2014

New York, capitale de la photographie

Cela fait maintenant plusieurs mois que ce blog est resté muet. Je ne pense pas que cela aura inquiété beaucoup de monde, à juger par son audience, disons... confidentielle. Ce silence n'a cependant pas été une négligence ou un oubli de ma part, mais seulement la conséquence d'activités professionnelles prenantes avec le lot de voyages qu'elles imposent. Voyager, je l'ai écrit ailleurs, est une opportunité pour un photographe. Mais voyager prend aussi du temps. Si ce temps m'a manqué pour rédiger, il s'est avéré en revanche productif pour le photographe et fécond pour le penseur animant une réflexion sur la nature de la photographie.

À propos de voyage, New York fut l'une de ces destinations où j'échouai il y a un peu plus d'un an. Occasion certaine de faire de la photographie de rue dans ce lieu mythique pour les photographes. Lieu qui aura aussi inspiré l'essayiste : vous trouverez dans le billet des images et des idées; des images faites à New York et l'idée que la photographie a besoin d'une capitale. New York est aujourd'hui la capitale de la photographie...

Red and white stripes. – Times Square.

Si la photographie est un mode d'expression face au visible, expression toute faire de visibilité choisie et conditionnée, interprétée et magnifiée, tout lieu doit pouvoir potentiellement lui servir de « matière ». Le regard s'exerce sur tout ce qui l'entoure, où qu'il soit. Pourtant, il existe une polarisation spatiale, un lieu privilégié, le centre d'un géotropisme nécessaire, qui est lui-même comme la concrétisation mondaine d'un regard qui se trouverait étrangement « être chez lui » en un endroit particulier.
 
Worker on the Brooklyn Bridge

Les circonstances historiques, le hasard d'un commencement – qui n'est pas seulement dans le temps mais aussi dans l'espace – fait que la photographie, à sa naissance, s'est trouvé une capitale.  Non pas Chalon-sur-Saône, son berceau, mais Paris, où elle fut en quelque sorte offerte au public. C'est dans cette ville qu'elle prospéra soudain et à partir de laquelle elle essaima dans le monde entier. Ce centre de diffusion premier, incontestable tant cette polarisation était intense, rassembla des noms qui furent à la fois ceux de Parisiens – natifs ou d'adoption – et de photographes dont l’œuvre fut pionnière et exemplaire à la fois :de Daguerre à Nadar, d'Atget à Cartier-Bresson, de Lartigue à Doisneau, Willy Ronis... et sans oublier ces expatriés dont le génie trouva dans la ville lumière le matériau idoine de son expression, je veux parler des Kertész et Brassaï – Paris était alors sans conteste la capitale de la photographie. C'est-à-dire le lieu de son exercice privilégié, le centre de toutes les créations, le pôle d'attraction du regard photographique et comme le paradigme d'une ville ouverte à la photographie, la chérissant et l'exaltant à la fois.

Lovers. – Brooklyn Heights.

J'ai écrit ce qui précède, regardant Paris capitale de la photographie, au passé. C'est que cette ville a perdu ce statut : elle a été détrônée par New York. Il est intéressant de suivre ce processus de déchéance car il éclaire un aspect fondamental de la photographie et permet de comprendre pourquoi elle a aussi besoin d'une capitale.

Fourth of July in Central Park

Certes de dramatiques circonstances historiques ont joué leur rôle néfaste dans ce transfert de pouvoir : la Deuxième Guerre mondiale, et les quatre années d'occupation de la capitale parisienne qui s'ensuivirent, imposant le règne d'une idéologie liberticide, aura fait fuir la photographie de sa capitale originale. Mais cela n'en fut pas la seule cause. Avant cette catastrophe s'affirmait déjà, outre-Atlantique, un exercice de la photographie innovant qui allait imposer le continent nord-américain comme sa nouvelle patrie. Le travail documentaire de la FSA allait bouleverser l'idée même de photojournalisme et rendre floue la frontière entre photographie documentaire et photographie artistique : une nouvelle vision était là déjà à l’œuvre, s'opposant aux critères trop élitistes d'une photographie d'art telle que formulée par Alfred Stieglitz et ses épigones. L'ampleur même de la démarche initiée par la FSA et Roy Stryker, son mentor, était chose irréalisable sur le continent européen déchiré par les particularismes et intérêts nationalistes de toutes couleurs. L'unité de tout un continent était une condition sine qua non pour qu'une telle entreprise fut possible.

Camper. – Madison Avenue

C'est presque aussitôt après sa libération que Paris vit son aura de capitale de la photographie pâlir. La ville lumière s'éteint pour les photographes. Pourquoi? Sans doute que l'émigration de photographes majeurs vers les États-Unis aura porté un coup rude à ce statut. Mais si nombre de ces émigrés de force ne sont pas revenus dans l'Europe libérée, c'est qu'ils trouvèrent dans le Nouveau Monde un climat bien plus propice à l'exercice de leur art ou de leur métier qu'ils ne pouvaient espérer trouver de l'autre côté de l'océan. Que des photographes tels que Ernst Haas – mais il n'est pas le seul – émigre après que la paix soit rétablie en Europe est un symptôme significatif. Désormais, c'est là-bas que cela se passe, et non plus ici. Et lorsque Henri Cartier-Bresson fonde, avec Capa et d'autres, l'agence Magnum, c'est à New  York que cela se fait, et non pas à Paris. La capitale française n'en sera qu'une succursale.

Reflections – A tribute to Ernst Haas.
 
Ce qu'il est convenu de nommer la street photography, la photographie de rue, trouve son origine dans la capitale française au temps de sa splendeur. Mais elle a, elle aussi, émigré vers le Nouveau Monde, et à New York tout particulièrement. Ils sont nombreux ceux qui firent de cette capitale le terrain d'expérimentation favori de leur photographie. Il suffit de citer des noms : Lisette Model, Helen Levitt, William Klein, Garry Winogrand, Lee Friedlander et l'inérrarable Weegee (Arthur Fellig) pour s'en tenir à ceux qui officièrent essentiellement en noir et blanc. Mais c'est aussi à New York que s'expérimenta principalement la photographie de rue en couleur, dont Helen Levitt et Ernst Haas (le recueil posthume intitulé Color Correction [Steidl 2011] montre combien sa vision de la photo couleur était innovante) en sont les pionniers, mais aussi Joel Meyerowitz, et peut-être surtout Jay Maisel, dont nous ne connaissons finalement qu'un aspect de son œuvre (Cf. Jay Maisel's New York [Firefly Books, 2000]).

Give em the hand! St Nicholas Avenue.

L'apparition du film couleur Kodachrome dans le courant des années trente fut certainement l'événement technique qui devait précipiter cette éclosion d'une street photography couleur. Ce film mythique permit un bouleversement du regard en faisant entrer la couleur dans le vocabulaire photographique, alors que l'Europe devait complètement manquer ce tournant. La convergence de ces événements, historiques d'une part, technologiques et esthétiques d'autre part, devait trouver son point focal dans cette ville qui offrait, plus que tout autre, ce que cette nouvelle photographie attendait : un espace de liberté, un  centre artistique et commercial au rayonnement planétaire, et le terrain même d'une pratique de cette photographie. Rochester, le fief de Kodak, n'est qu'à un jet de pierre de la grande cité, à partir duquel se fondent les écoles de photographie, offrant un enseignement dont l'ampleur de vue n'a jamais été, fût-ce égalée, par les écoles créées tardivement sur le continent européen au sortir des années de guerre.

Ground Zero.
 
Paris ne peut accabler le destin seul. Si la guerre lui a ôté une bonne partie de son attrait pour les photographes, d'autres facteurs auront joué un rôle plus essentiel encore, et qu'elle ne pouvait empêcher : un environnement dynamique ouvert aux expérimentations photographiques (seule peut-être la photographie de mode devait rester à Paris pour ces mêmes raisons), une presse au rayonnement large et engageant sans hésiter les moyens nécessaires pour assurer ce rayonnement, une acceptation sans réserve de la photographie comme moyen d'expression majeur, et un enseignement avisé ayant saisit cette perspective en prenant la photographie au sérieux. Peut-on imaginer un retour en arrière, un retour à Paris dans une Europe en paix et unie? Je ne le crois pas. Il y manque cette foi en un média aujourd'hui en pleine mutation technologique. Certaines lois récentes votées par le parlement français incitent plutôt à penser que la France regarde la photographie avec méfiance, et l'on ne peut que souscrire à l'attitude de Martin Parr, qui conseille d'éviter la pratique de la photographie de rue en France. Le statut juridique du photographe y est devenu particulièrement précaire. La photographie restera à New York.

*

Les photographies rassemblées dans ce portfolio ont toutes été réalisées durant une semaine passée à New York. Elles sont le témoignage d'une découverte et la concrétisation d'un ancien rêve. New York, capitale de la photographie... C'est un défi lancé au photographe de passage qui, en une semaine, aurait à révéler une image de New York qui lui soit sienne. Défi colossal pour un adepte de la street photography qui devra ainsi se mettre sur les traces de nombreuses oeuvres majeures de la photographie contemporaine – avec l'inconscience, ou la folie, d'y faire des images qu'aucune de celles-là n'a faite auparavant.

Reader. – New York Public Library.
 
Je ne prétends y être parvenu. New York procure une telle profusion de scènes et d'événements qu'il suffit – si l'on peut dired'un regard aiguisé pour rassembler un corpus d'images à tout le moins intéressant. Mais il était hors de question, dans un laps de temps aussi court, de proposer une vision globale de cette mégalopole. D'autres s'y sont essayés, résidents de cette grande ville, toujours disponibles pour y photographier, mais qui, après 20, 30, voire 40 années, avouent ne pas y parvenir encore.

Socks off ! – Fifth Avenue.
 
 Ce qui est proposé ici est donc plutôt une vision idiosyncrasique de cette ville par un photographe de passage. C'est un bloc d'esquisses, ou de notes éparses, germes d'une structure qui resterait encore à dessiner, et des années à photographier pour l'habiller. Je me suis résigné à extraire les images qui me paraissaient les plus emblématiques de ma vision de New York; ce sont des instantanés, des clichés peut-être aussi, dans tous les sens de ce mot. J'espère seulement n'avoir pas démérité d'une certaine tradition photographique liée à cette capitale de la photographie.

Yellow cabs. – Eleventh Avenue.

Blue entrance. – Madison Avenue

(Je me suis rendu compte plus tard que cette entrée a aussi été photographiée par Jay Maisel récemment. Le cadrage n'est pas le même (Maisel semble avoir photographié de l'intérieur du bâtiment). Peut-être s'agit-il d'une réminiscence, mais certaines scènes paraissent ainsi s'imposer comme devant-être-photographiées.)

Red wall. – West 34th street.

Awaiting in the light. – I don't remember where I shot this.

Traffic light in front of the M&M's store. – Times Square.  



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