samedi 28 mars 2020

52 SEMAINES À BRUXELLES – Dix-neuvième semaine

Grand Place, 1979



LA TOUR INVISIBLE




L'année 1979 fut faste à Bruxelles, riche en manifestations et événements qui font le bonheur d'un photographe. 979-1979 : on fêtait le millénaire de la ville.


Un jour gris de printemps, mes pas m'amenèrent, comme souvent, sur la Grand Place. Un kiosque à musique y était en cours de montage. Je m'en approchai, jugeant que quelque chose d'intéressant pourrait s'y trouver. Nul ouvrier ne s’affairait sur l'ouvrage. Étaient-ils occupés ailleurs ou étaient-ils en pause ? Peu importe ; cela me donnait tout le loisir de rôder autour du chantier quand, levant le nez, j'aperçus la tour de l'hôtel de ville qui se dessinait dans l'échancrure laissée par la toile non encore ajustée.


La photo devait être prise ; c'était impératif. La scène suggérait quelque idée de dévoilement, de révélation, d'inauguration. Je pris mon temps pour faire plusieurs clichés quand je m'aperçus qu'un touriste m'observait intensément, cherchant à deviner ce que cet olibrius de photographe pouvait bien trouver là d'intéressant à photographier. Il s'éloigna quand je cessai ma série de clichés, manifestement frustré de n'avoir pu satisfaire sa curiosité.


Cela me fit réfléchir. Je demeurai un moment encore auprès du kiosque afin de voir si l'un des nombreux touristes-photographes présents allait lui aussi être séduit par cette scène. Les ouvriers revinrent et fermèrent l'ouverture sans qu'aucun autre photographe levât le nez assez pour apercevoir la scène.


Cette expérience n'a cessé depuis de me hanter. Si tant de photographes, ou même de simples curieux, ne virent cette scène offerte, à mon sens éminemment photographiable, quel rare privilège m'était-il donc donné pour l'avoir aperçue ? Ou, pour le dire dans une autre perspective, plus angoissante peut-être : combien de telles scènes n'ai-je pas moi-même manqué d'apercevoir et de photographier, aveugle que j'aurais pu être comme tous ces quidams qui se pressaient sur la Grand Place ce jour-là ?


J'appris deux choses fondamentales à cette occasion : la déclosion du photographiable n'est pas une faculté innée et universelle. Et si le bon Dieu a créé les photographes, c'est pour montrer aux autres animaux tout ce qu'ils ont manqué de voir.

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