samedi 25 mars 2017

Le vieux et le neuf

English version below.

     Ce n'est pas un des moindres paradoxes de la photographie que l’embarras dans lequel elle se voit plongée aussitôt qu'on lui demande d'évoquer, en une seule image, le temps qui passe – alors même que l'on vante la photographie pour son aptitude – unique dans le monde des images fixes – à arrêter le temps. On pourrait croire que cette faculté principielle devait autoriser l'évocation aisée du temps qui passe. Eh bien non ! – car cette évocation ne vient pas de la photo directement mais du spectateur qui éprouve, en la contemplant, la fuite du temps. Ce n'est que « quelque temps plus tard » que cette évocation devient possible ; il faudra attendre quelques semaines, quelques mois, quelques années pour que l'ancrage temporel de la photo commence par créer une tension assez forte avec le présent de son observation, pour que ce hiatus temporel devient perceptible.

     Mais si l'on demande au photographe de saisir une image dans laquelle l'évocation du flux temporel soit tout entière suggérée par ce que cette image représente, et sans qu'il soit nécessaire d'attendre un indispensable éloignement temporel, la difficulté devient patente. Précisément parce que la photo arrête le temps dans le monde d'image qu'elle manifeste, ce dernier y est figé comme dans un éternel présent. Dans une photo, le temps ne s'écoule plus, et il devient contradictoire d'exiger d'elle qu'elle évoque le temps qui passe.

     Il faut donc recourir aux artifices. Il faut montrer le passage du temps de manière elliptique. Pour cela, le symbolisme est mal approprié, car trop connoté culturellement. L'allégorie, en revanche, est plus pertinente, parce qu'elle montre plus directement, plus prosaïquement, ce que l'on veut évoquer, alors que le symbole doit opérer un détour par le convenu et le culturel pour fonctionner. Avec pour résultat une totale obscurité si la clef culturelle n'est pas connue ou n'est pas donnée. L'allégorie reste plus proche de la perception, et donc fonctionne dans divers contextes culturels car demeurant indépendante d'eux.


     Dans une ruelle de Limassol, à Chypre, j'avais avisé ces volets bleus aux fenêtres de deux bâtisses contiguës. L'une bien entretenue, proprette et manifestement remise à neuf récemment, tandis que l'autre semblait laissée à l'abandon. La juxtaposition des deux bâtiments dans une photo aurait peut-être suffit pour créer une image qui marche. Mais c'est la contiguïté de ces deux volets de bois qui m'aura finalement retenu. L'un neuf et peint d'un beau bleu vif et uniforme, l'autre à la peinture délavée et écaillée. Leur juxtaposition même impose à l'observateur l'inscription de cette scène dans un raccourci temporel pour que cette photo prenne sens. C'est-à-dire qu'elle évoque le temps qui passe : le volet neuf évoque le passé du volet délabré ou – ce qui revient au même – le volet délabré évoque le futur du volet neuf ; la lecture peut se faire dans les deux sens. C'est par ce raccourci temporel en un même lieu que l'image photographique peut ainsi transcender sa pétrification temporelle.


THE OLD AND THE NEW

     It is not one of the slightest paradoxes of photography the embarrassment in which it is plunged as soon as it is asked to evoke, in a single image, the passing time – even when one praises photography for its aptitude – unique in the world of still images – to stop time. It might be supposed that this principal faculty should permit the easy evocation of passing time. Well no ! – because this evocation does not come from the photo directly but from the viewer who experiences contemplating it the flight of time. It is only "some time later" that this evocation becomes possible; it will be necessary to wait a few weeks, a few months, a few years so that the temporal anchoring of the photo begins by creating a tension strong enough with the present of its observation, so that this temporal hiatus becomes perceptible.

     But if the photographer is asked to seize an image in which the evocation of the temporal flux is wholly suggested by what this image represents, and without the need to await a necessary temporal distance, the difficulty becomes patent. Precisely because the photo stops the time in the world of image that it manifests, the latter is fixed as in an eternal present. In a photograph, time does not pass away, and it becomes contradictory to demand that it evokes the passing time.

     It is therefore necessary to resort to artifices. The passage of time must be shown elliptically. For this, symbolism is ill-suited because it is too culturally connoted. The allegory, on the other hand, is more pertinent, because it shows more directly, more prosaically, what one wants to evoke, whereas the symbol must make a detour by the agreed and the cultural to work. This results in total darkness if the cultural key is not known or not given. The allegory remains closer to perception, and thus works in various cultural contexts because they remain independent of them.

     In a small street in Limassol, Cyprus, I saw these blue shutters at the windows of two adjoining buildings. One well maintained, clean and obviously refurbished recently, while the other seemed to be abandoned. The juxtaposition of the two buildings in a photo could be enough to create a picture that works. But this is the contiguity of these two wooden shutters that will finally hold me back. One is new and painted with a beautiful bright and uniform blue, the other shows a faded and peeling paint. Their very juxtaposition imposes on the observer the inscription of this scene in a temporal shortcut so that this photo takes meaning. That is to say, it evokes the passing time: the new shutter evokes the past of the dilapidated shutter or – which amounts to the same – the dilapidated shutter evokes the future of the new shutter; the reading can be done in both directions. It is by this temporal shortcut in the same place that the photographic image can thus transcend its temporal petrification.

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