dimanche 3 mars 2013

Alfred Stieglitz et l'idée de la pure photographie

On prête à Alfred Stieglitz le statut de «père de la photographie moderne». Cette appréciation se fonde sur la rupture esthétique majeure qu'il opéra au tournant des XIXe et XXe siècles, rompant avec les valeurs floues et indécises du pictorialisme. Il leur substitua les idées plus claires et nettes d'une photographie émancipée de la peinture – en apparence du moins, on le verra – et qui cherchent les modes d'expression propres de la photographie, répondant ainsi à sa spécificité.

Cette évolution vers une conception nouvelle de la photographie se perçoit dans l’œuvre de Stieglitz elle-même, bien évidemment. Sa célèbre photographie de l'entrepont d'un bateau (The Steerage) chargé d'immigrants (1907) est considérée comme l'image emblématique qui manifeste cette rupture : désormais, ses images seront nettes, détaillées, lumineuses. La photographie aura pour tâche de révéler par le menu la visibilité des choses telle qu'elle se donne à voir. C'est une entreprise à l'ambition gnoséologique : la photographie devient un mode de connaissance. Elle aura désormais à enseigner quelque chose à ceux qui observent les images photographiques, là où un spectateur superficiel et trop pressé ne saurait appréhender quelque chose de la même scène ou du même objet dont il serait le témoin ou l'observateur direct.

Cette nouvelle façon de voir, et la «nouvelle» photographie qu'elle appelle, fera l'objet, dans le cercle de Photo-Sécession qu'avait fondé Alfred Stieglitz, d'une tentative de fondation théorique. D'une certaine manière, en effet, cette «nouvelle» photographie semblait clore – enfin ! – l'âpre querelle qui avait animé les cercles artistiques de la seconde moitié du XIXe siècle, celle de savoir si la photographie est un art ou non. Alfred Stieglitz apporte une «réponse» à cette question. Par ses images d'abord, mais aussi par le texte, par une véritable théorie donc, sur laquelle je voudrais m'attarder dans cet article.

Même s'il fut un écrivain prolixe, signant notamment nombre d'articles dans sa revue Camera Work, Stieglitz n'avait pas la trempe d'un théoricien. C'est son ami et membre actif du cercle de Photo-Sécession (bien que non-photographe lui-même), le caricaturiste polymathe d'origine mexicaine Marius de Zayas, qui rédigea les deux articles fondateurs d'une théorie de la nouvelle esthétique photographique. Ces deux articles, intitulés Photography et Photography and artistic Photography, furent publiés en 1913 dans les numéros 41 et 42/43 de Camera Work (les citations et extraits de ces articles sont tirés, dans ce qui suit, de l'anthologie de textes sur la photographie au XXe siècle, éditée par Peninah R. Petruck, The Camera viewed, volume I. E.P. Dutton, New York 1979).

Vue imprécise sur la tour de l'hôtel de ville de Bruxelles, 2010
 
Les textes de Marius de Zayas, et en particulier celui du second article, établissent de façon explicite une distinction à l'intérieur de la photographie. Ils décrivent, d'une part, une photographie que l'on pourrait qualifier de documentaire et, d'autre part, une photographie artistique. L'opposition qui en résulte est le lieu commun où peuvent se rencontrer toutes les querelles de la photographie contemporaine. Il reste à saisir le sens de cette opposition.

Pour commencer, voyons comment Marius de Zayas définit la photographie artistique. Sa définition prend d'abord le langage de l'esthétique traditionnelle : «Art is the expression of the conception of an idea (p. 53)», nous affirme-t-il, assurant son assertion par cette «évidence» : «Subjectivity is a natural characteristic of man (p. 59)». Il revient ainsi à l'art d'en manifester la réalité, cette subjectivité s'exprimant, par exemple, comme imagination et émotion : «Art, through the imagination, represents that idea in order to produce emotions (p. 53)». Mais la photographie, toutefois, selon notre auteur, n'est pas, de par sa nature, originellement artistique c'est d'abord une machine à reproduire le réel – quoique que l'on peut faire en sorte que les images obtenues le soient : «Photography is not Art, but photographs can be made to be Art (p. 58)». Quelle est alors la différence entre art et photographie ? «The difference between Art and Photography is the essential difference which exists between Idea and Nature (p. 53)».

Cette définition, et son rapport à la photographie, est déjà remarquable car, dans la phrase-clef qui ouvre le second article (celui qui établit explicitement cette différence entre les deux facettes supposées de la photographie) s'opère la dissimulation de la question de l'appartenance de la photographie à l'art ou non. En effet, Marius de Zayas commence par y affirmer que la photographie n'est pas un art, mais il assure aussitôt après qu'il est néanmoins possible de considérer les images photographiques comme des productions proprement artistiques. Il distingue nettement le résultat du moyen l'ayant rendu possible. Autrement dit, il relativise la question en scindant la praxis photographique en deux domaines distincts, coexistants, mais néanmoins, semble-t-il, étrangers et irréductibles l'un à l'autre : d'une part, l'acte photographique «pur», réputé être en soi non artistique; de l'autre, l'image photographique pouvant éventuellement être considérée comme œuvre artistique. Mais ce faisant, la question de savoir si la photographie est un art est proprement neutralisée, puisque l'objet du litige – la machine qui reproduit mécaniquement le réel – se trouve exclu du champ du débat, qui se réduit maintenant au seul résultat final – l'image photographique, éventuel vecteur d'une idée ou d'une émotion. Mais cet escamotage demeure, quant à sa justification, dominé par la conception esthétique traditionnelle de l'art. La conséquence est toutefois intéressante puisque Marius de Zayas fait en sorte que toute «réponse» que l'on voudra apporter à la question de l'appartenance ou non de la photographie à l'art, positive ou négative, dépendra désormais d'un point de vue extérieur et comme contingent à la photographie.

Pourtant, la critique de la photographie «artistique» par Marius de Zayas pourrait s'appréhender comme une première tentative d'approcher le propre de la photographie. Mais cette appréhension, pour qu'elle fut possible, eût exigé une saisie ontologique de la photographie. C'est bien ce qu'il tente en fait, mais son approche reste hadicapée par les préjugés et modes de pensée issus de la tradition esthétique. En effet, dans cette tentative, Marius de Zayas va emprunter un chemin en apparence d'abord radicalement nouveau. Contre la mesure de l'artistique de la photographie à l'aune du sujet, il va mettre en avant cette caractéristique apparemment si «évidente» de la photographie, et qu'il va ériger au rang d'une méthode de travail : la capacité qu'aurait la chambre photographique de restituer une vision «objective» des choses et du monde. «When man uses the camera without any preconceived idea of final results, when he uses the camera as a means to penetrate the objective reality of facts, to acquire a truth, which he tries to represent by itself and not by adapting it to any system of emotional representation, then, man is doing photography (p. 58)». Phrase remarquable; on croirait entendre Garry Winogrand ! C'est pourtant bien ainsi que notre théoricien formule ce qui lui paraît être le plus propre d'une praxis photographique authentique, d'une «pure» photographie. Mais cet apparent dépassement de l'esthétique en photographie se paye au prix de l'embrigadement de la photographie sous la bannière du positivisme.

En effet, ce qui va maintenant décider du critère discriminant concrètement la photographie artistique de l'autre – la «pure» – c'est l'exigence réclamée par Marius de Zayas de l’accomplissement d'une véritable réduction positiviste par le photographe : «The artist photographer uses nature to express his individuality, the photographer puts himself in front of nature and, without preconceptions, with the the free mind of an investigator, with the method of an experimentalist, tries to get of her a true state of conditions (p. 58)» Quelles conditions ? Celles qui président à l'émergence de la forme : «Photography, and only Photography, started man on the road of the cognition of the phenomena of Form (p. 59)». La pure photographie s'érige alors au rang d'une science expérimentale de la forme : «Photography is the experimental science of Form. Its aim is to find and determine the objectivity of Form; that is, to obtain the condition of the initial phenomenon of Form, phenomenon that under the dominion of the mind of man creates emotions, sensations, and ideas (p. 58)»

Sous cette visée positiviste, la photographie apparaît certes sous un jour neuf. Et ce n'est pas le moindre des paradoxes que, malgré les préjugés d'une esthétique traditionnelle, idéaliste, qui obscurcissent encore la pensée de Marius de Zayas, elle apparaît néanmoins comme devant façonner notre appréhension des arts picturaux classiques : «Photography, pure photography, is not a new system for the representation of Form, but rather the negation of all represenative systems; it is the means by which the man of instinct, reason, and experience approaches nature in order to attain the evidence of reality (p. 58)». Marius de Zayas exprime ici le plus clairement la conception, partagée par Alfred Stieglitz, d'une photographie qui aurait pour vocation de bouleverser notre conception générale des arts picturaux. Il est certes indubitable que la photographie y introduit quelque chose d'entièrement neuf et inédit, et auquel ces derniers n'étaient pas préparés à reconnaître. D'où la question de savoir si elle est un art – acte d'auto-défense. Mais il n'est pas certain, en revanche, que la théorie proposée par Marius de Zayas fut adéquate pour décrire ce bouleversement. La photographie qu'inaugurait Alfred Stieglitz avec The Steerage semble déjà être au-delà de ce que la langage encore esthétisant de Marius de Zayas pouvait exprimer, même s'il faut reconnaître au caricaturiste et essayiste mexicain le mérite d'avoir su éveiller la conscience du photographe à une nouvelle approche du monde par la photographie.

Tour de l'hôtel de ville de Bruxelles à la nuit tombante, 1981
 
The Steerage fut une photographie inaugurale, disais-je. Elle marque le moment où Alfred Stieglitz s'éloigne définitivement du pictorialisme pour exercer une photographie qui réponde aux spécificités de la photographie. C'est l'acte de naissance de la «pure photographie», telle que la théorie de Marius de Zayas avait cherché à la décrire. Ne cherchons pas à décider qui, du photographe ou du théoricien, revient l'honneur d'avoir «inventé» la pure photographie. Il serait plus juste de voir l'art moderne à l'aube du XXe siècle, exercer son influence sur nos deux compères, la galerie 291 tenue par Alfred Stieglitz étant le lieu par lequel fut introduit sur le nouveau continent les œuvres de l'avant-garde européenne : Picasso, Picabia, Braque... Le cubisme, puis l'abstraction, ont tout autant inspiré le photographe et son théoricien. Les photographies d'Alfred Stieglitz, dès cette époque, évoquent nettement cette influence : paysages urbains aux images nettes et contrastées, montrant de front les gratte-ciel de New York comme des masses géométriques qui organisent l'espace de l'image par le jeu de leurs faces éclairées ou ombragées, ou par la ponctuation des fenêtres éclairées la nuit. Un univers sans être humain, de plus en plus froid, de plus en plus abstrait – jusqu'à ce que le ciel et ses nuages se fissent en image les équivalents des états d'âme du photographe. Ces images sont l'illustration des théories de Marius de Zayas : le photographe ne manipule plus son sujet pour y exprimer ses émotions; il représente le monde lui-même comme le paradigme de ses émotions. Le «lieu» de l'émotion glisse du photographe au sujet qu'il photographie; il ne «prend» plus une scène en photo, il est pris par elle, et cherche maintenant à la rendre telle en image.

Cette désincarnation du photographe au profit de ses images et de ce qu'elles montrent, trouve une de ses plus belles manifestations dans le travail collectif des photographes enrôlés dans le projet de la FSA (Farm Security Administration) sous la houlette de Roy Stryker. La diversité des personnalités qui animèrent ce vaste projet n'a pas nuit au but général qui était de documenter la vie et l'environnement quotidien des Américains durant la Grande Dépression. Il s'agissait, par là, de justifier et de soutenir le New Deal de Franklin Roosevelt.. De cette masse d'images rapportées durant 8 années émerge une vision commune de l'Amérique qui devait bouleverser les Américains. Elles permirent de faire connaître à l'Amérique des grandes villes la vie précaire des campagnes de l'Amérique profonde. Le projet avait une mission essentiellement documentaire dont le but était d'éveiller une sympathie générale pour le petit peuple ignoré des campagnes et des petites villes éloignées et solitaires. Ils menèrent à bien ce que ce projet avait en vue pour réussir : transposer dans leurs images une émotion qui devait pouvoir s'éveiller en celui qui observait ces images. Cette oeuvre collective, construite dans l'esprit de ce que Alfred Stieglitz avait inauguré, est un monument du reportage photographique qui constitue, aujourd'hui encore, une inspiration féconde.

Le projet de la FSA revendiquait explicitement une intention purement documentaire. Ceci explique peut-être pourquoi il ne fut pas attaqué comme expression artistique – ce qu'il est pourtant tout aussi bien, surtout à le considérer rétrospectivement. L'attaque allait venir d'un autre biais, quand les photographes d'après-guerre commencèrent à utiliser la pellicule couleur. Ce nouveau pas franchi dans l'expression photographique radicalise un peu plus les options esthétiques d’Alfred Stieglitz et de son théoricien Marius de Zayas. À vouloir saisir le monde «objectivement», on ne pouvait plus se soustraire à l'évidence que ce monde est en couleur et non en noir-et-blanc. Pourtant, cette prétention nouvelle à faire de la photographie couleur une représentante de la Fine Art Photography allait bientôt soulever une vive réaction de rejet, dès lors que les couleurs n'étaient plus là «pour faire joli», mais pour véhiculer et émettre une Stimmung qu'il aurait été impossible à rendre par l'image noir-et-blanc. Ce nouveau «scandale» trouva en l'oeuvre de William Eggleston son principal coupable à clouer au pilori. Mais cela est déjà une autre histoire que je réserve pour un message ultérieur.


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Qu'en est-il, aujourd'hui, de l'idée d'une pure photographie ? L'effort de Stieglitz visait à fonder une praxis photographique qui fut spécifique à la photographie et originale à l'aune des arts picturaux en général. Or cette idée présuppose définie une ontologie de la photographie. Sans elle, on ne saurait parler de pure photographie. Son théoricien Marius de Zayas l'a bien esquissée, mais ses préjugés esthétisants, idéalistes et kantiens en leur essence, ne pouvaient qu'interférer avec les exigences de cette ontologie et brouiller les données comme les résultats.

Mais on ne saurait parler d'échec non plus. L'idée de la pure photographie prônée par Alfred Stieglitz aura permis de libérer la photographie de sa fascination servile et stérile devant la peinture. Avec elle, la photographie trouve sa voie propre, même si, incidemment, des querelles d'esthètes viennent encore, de temps en temps, la secouer sous couleur de savoir si elle est un art ou non. Question oiseuse, car elle ne concerne pas une pure photographie éventuelle. La photographie libérée par Alfred Stieglitz est au-delà du questionnement de son rapport à l'art, en engageant plutôt sa réflexion vers le sens d'une culture dans laquelle l'image a pris le pas sur la parole.

C'est Susan Sontag, je crois, qui a rapproché la praxis photographique de celle de l'écriture. Les réflexions de Roland Barthes à son propos tendent vers le même constat. Car comme l'écriture, la photographie peut tout autant rapporter un document froid et objectif, susciter une conscience morale par un reportage engagé, éveiller des émotions diverses à la vue d'une lumière, d'une couleur, d'un visage... ou faire de la poésie. Si une idée de la pure photographie pouvait embrasser tous ces aspects de la praxis photographique, elle aurait par là une réelle légitimité. Mais l'idée d'une pure photographie est un peu vaine car l'espace photographique et l'expansion du photographiable ne cessent de croître, réengageant chaque fois une certaine praxis photographique nouvelle à se tailler une place propre dans le monde des images.

Cela n'est pas, fondamentalement, une conséquence des avancées techniques qui, elles aussi, il est vrai, contribuent à infléchir les pratiques. La photographie numérique, aujourd'hui triomphante, si elle est peut-être une révolution technologique, n'a pas, jusqu'à ce jour, créé sa voie propre. Pour cela, il faudrait qu'une nouvelle vision du monde trouve dans cette nouvelle technologie le moyen idéal et spécifique de son expression. L'énorme succès des logiciels de traitement d'image, dont Photoshop est l'exemple parfait, n'a pas encore su imposer une esthétique propre. Au contraire, le recours à la manipulation des images, d'autant plus fréquente et profonde que le logiciel en facilité l'exercice, n'a guère résussi, à ce jour, qu'à créer ce que je nommerais volontiers un néo-pictorialisme en photographie. Alfred Stieglitz est encore devant nous.

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