jeudi 28 mars 2013

La définition sociale de la photographie

On ne peut rien fonder sur l'opinion :
il faut d'abord la détruire.

Gaston Bachelard

La photographie partage avec la musique le privilège de créer des œuvres que tous, ou presque, peuvent entendre. Les particularismes culturels ou linguistiques ne représentent pas un obstacle infranchissable pour la compréhension de ses œuvres. Cette universalité originelle fait que la photographie se trouve être partagée par la plupart des hommes, la pratiquant ou non, acteurs comme spectateurs. Elle constitue donc ainsi ce que l'on a coutume de nommer «un phénomène social».

Ce phénomène se manifeste dès la deuxième moitié du XIXe siècle, quand la photographie, sortie des laboratoires et des ateliers de bricoleurs de génie, arrivée à un degré de maturité suffisant, se trouva par là même «popularisée». D'abord reconnue comme technique nouvelle dans l'art du portrait – supplantant définitivement la peinture dans cette discipline –, elle élargit rapidement son champ d'action et ses domaines de compétence pour embrasser toute la sphère du visuel. Grâce à de décisives innovations techniques, elle se trouva bientôt être à la portée de tous. Cette évolution se vérifie jusqu'à nos jours. Parvenue à ce degré extrême de popularité, il n'était pas étonnant qu'elle devait alors susciter l'intérêt des sociologues.

La première étude majeure en ce sens est, à ma connaissance, celle de Gisèle Freund. L'impact de la photographie sur la société fut l'objet de ses thèses universitaires. Elles firent l'objet d'une publication, en 1936, sous le titre La photographie en France au dix-neuvième siècle (La maison des amis des livres Adrienne Monnier, Paris - rééditée chez Christian Bourgois en 2011). On retrouve les principales idées de cette auteure dans un ouvrage plus général et plus complet (s'étendant à l'époque d'après-guerre) qu'elle publia plus tard sous le titre Photographie et société (Seuil, Paris 1974). Les ouvrages de Gisèle Freund ont ceci d'intéressant que leur auteure était elle-même photographe, ceci leur conférant une pertinence et une sensibilité aux questions débattues uniques dans la littérature des sciences humaines consacrées à la photographie. Ce qui ne disqualifie nullement les autres points de vue, naturellement.

Parmi ces derniers, je voudrais épingler plus particulièrement celui d'une équipe de sociologues menée sous la direction de Pierre Bourdieu. Leurs études fit l'objet d'un ouvrage sur «Les usages sociaux de la photographie» sous le titre Un Art moyen, parut en 1965 aux Éditions de Minuit, à Paris.

Dans cet ouvrage, Pierre Bourdieu et ses collaborateurs se proposent de mesurer en quoi la pratique et les usages de la photographie sont déterminés socialement. Ces derniers, assurent-ils, répondent à une définition sociale de la photographie qui leur dicte les pratiques (comment et en quelles circonstances photographier), les usages (que faire des photographies, quel rôle social leur assigner) et les objets (que photographier) de la photographie. Cette perspective constitue un renversement complet de celle que Gisèle Freund avait adoptée : là où la sociologue-photographe s'interrogeait sur l'impact de la photographie sur la société, l'équipe de Pierre Bourdieu cherche à mesurer l'impact de la société sur la photographie.

La définition sociale de la photographie s'érige comme un corpus de règles, ou comme une norme, encadrant strictement tous les aspects de la praxis photographique : «Les normes qui organisent la saisie photographique du monde selon l'opposition entre le photographiable et le non-photographiable sont indissociables du système de valeurs implicites propres à une classe, à une profession ou à une chapelle artistique, dont l'esthétique photographique ne constitue jamais qu'un aspect, lors même qu'elle prétend, désespérément, à l'autonomie» (Un Art moyen, op. cit., pp. 24-25). C'est cette définition sociale qui fait que nous photographions nos séjours de vacances, les «beaux» paysages et les «beaux» monuments, les événements heureux de notre vie, nos enfants... C'est elle qui assure le succès toujours renouvelé de la photographie de mariage (pourquoi n'y a-t-il pas de photographie de divorce? - parce que la société ne valorise pas l'échec)... C'est elle qui dicte au photojournaliste la personne ou l'événement à photographier, les gestes et mimiques qui symbolisent l'idée que la société s'est forgée de ces objets pour les encadrer d'un sens prédéfini... C'est elle encore qui promulgue les canons de l'image publicitaire, dont les «audaces» ne sont jamais que les bornes d'une frontière que la société s'est elle-même tracée et refuse à transgresser... C'est elle toujours qui définit le beau et le laid, le décent et l'indécent, l'artistique et le trivial, le photographiable et le non-photographiable. La définition sociale de la photographie, c'est la dictature du «on» qui rejette et interdit tout ce qu'il ne peut catégoriser, canaliser, apprivoiser, domestiquer, neutraliser...

Cette emprise du «on» est d'autant plus solide et totale que son influence demeure, la plupart du temps, inconsciente. Ses insinuations sont persuasives : je photographie telle scène que «je» trouve intéressante - mais qui se révèle, in fine, répétition servile d'un cliché socialement homologué. J'ai obéi au «on» qui a décrété cette scène intéressante. Et cette persuasion clandestine est d'autant plus résolue que l'on croit y échapper. Sur l'échelle de la conscience photographique et des compétences associées – novice, amateur occasionnel, amateur expert, professionnel, artiste reconnu –, chaque échelon supérieur croit, du seul fait de se savoir «au-dessus», pouvoir échapper à la naïveté du précédent – sans prendre conscience que, dans ce positionnement, il ne fait qu'entériner une autre praxis, socialement définie elle aussi. Il retombe dans une naïveté non moins aliénante que celle à laquelle il pensait échapper.

Mais, peut-on réduire la praxis photographique à ce que sa définition sociale en décide? Cela reviendrait à accepter et à tenir pour vrai le discours de ce sociologisme grossier. Les faits sont plus complexes que le sociologue ne les imagine. En tant que spécialiste, il a décidé de restreindre son champ d'observation conformément aux statuts de sa discipline et donc, de limiter aussi la palette des concepts explicatifs qu'il engagera. Dans tout l'ouvrage de Pierre Bourdieu, on chercherait en vain l'exposition du motif premier qui pousse à photographier – hormis celui, un peu court, du mimétisme social. Il part du constat que la photographie existe, déjà constituée comme une pratique reconnue par la société, exercée de telle ou telle manière par tel ou tel groupe social. Il ne va pas au-delà, ou en-deçà, de ce fait brut. Il manque alors ce motif fondamentalement émotionnel, ou affectif, qui pousse à se saisir d'un appareil photographique; il manque la description de ce rapport au monde singulier qui fait que l'on devient photographe. Le sociologue prend ici l'effet pour la cause en refusant de voir que ses déterminismes sociaux sensés tout expliquer sont eux-mêmes déterminés par les fondamentaux d'une praxis qui leur échappe complètement. Quand je dis que la photographie ne peut se définir que comme rapport au monde, j'entends bien par là la totalité du monde – ce qui inclut, bien sûr, sa dimension sociale, tout en ne se réduisant pas à celle-là seule. Car elle n'est pas, à elle seule, la totalité du monde.

Certes, a posteriori, la reconstruction d'une influence sociale peut toujours être échafaudée, et sa pertinence ne fait pas de doute. Mais dans l'instant vécu de la praxis photographique; quand, dans le chaos fluant des choses qui m'environnent, je perçois soudain une relation qui prend sens, je saisis mon appareil et je photographie – dans cet instant de jouissance visuelle, l'influence sociale est inexistante. Elle est un fantôme qui hante un ordre d'explications contingentes et superfétatoires; c'est un deus ex machina, inventé par le sociologue.

C'est par ce biais que l'on doit échapper à la définition sociale de la photographie. Car elle est bien réelle et exerce une autorité qui n'est ni anecdotique ni fantomatique. Et il s'agit bien d'y échapper : si photographier c'est porter un regard personnel sur le monde, si l'obsession du photographe est to make the shot that nobody has done, pour reprendre le leitmotiv des workshops américains, alors il faudra bien apprendre à se libérer de la définition sociale de la photographie.

Comment y parvenir? Je vois essentiellement deux moyens complémentaires. Le premier consiste à suivre son instinct le plus libre quand il s'agit de répondre aux sollicitations du monde. Telle était aussi un peu l'idée de la straight photography, de la pure photographie, de laquelle Marius de Zayas exigeait que le photographe ait une vue frontale des choses qui s'offrent à lui, sans préjugés. C'est un appel à une sorte d'ingénuité première de l'acte créateur qui est fait là, lequel n'est jamais, en son jaillissement immédiat, défini socialement puisqu'il n'existe qu'en rupture avec toutes les conventions et normes, notamment sociales. Telle est l'essence de l'acte créateur – et pas seulement artistique; cela vaut aussi pour l'invention technique. Elle se produit par l'exercice d'une rupture avec les conventions et les normes. On peut parler ici de «rupture esthétique» (j'en ai déjà fait mention ailleurs) comme il y a des ruptures épistémologiques – pour emprunter l'idée et son expression à Gaston Bachelard – qui permettent l'avancée de la connaissance scientifique.

Le deuxième moyen offert au photographe pour déjouer le pouvoir de la définition sociale de la photographie est de s'en jouer. Les études de Gisèle Freund ont bien montré l'ampleur de l'impact de la photographie sur la société : l'influence est réciproque, et l'équipe de Pierre Bourdieu a pris le parti de l'ignorer. Il reste au photographe de talent à forger lui-même les normes sociales qui affectent la praxis photographique, par une œuvre innovante et féconde. C'est une conséquence des ruptures esthétiques : elles créent un nouvel ordre, de nouvelles normes. La voie ouverte par Stieglitz au début du XXe siècle est devenue aujourd'hui une norme tacite et respectée par la plupart des photographes. La sublimation affective du banal est devenue aujourd'hui quelque chose de naturel, après que William Eggleston en ait montré la voie. Rompre avec la définition sociale de la photographie est un moment essentiel pour une avancée du regard, un pas supplémentaire dans la conquête du photographiable.


 

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