lundi 11 février 2013

La question de savoir si la photographie est un art ou non

La photographie est-elle un art? La question a été assez rabâchée pour ne plus éveiller encore de l'intérêt aujourd'hui. Susan Sontag, dans son essai On Photography, disait que cette question était a misleading one, une question trompeuse.

Moyen de création et de reproduction d'images, la photographie peut beaucoup de choses, notamment se proposer comme un mode d'expression artistique. Sans aucun doute, aujourd'hui, la question de savoir si la photographie participe du système des beaux-arts, apparaît comme une question oiseuse. La photographie a conquis les cimaises des musées d'art moderne avec un tel succès que cette question ne semble même plus opportune. De fait, loin de moi de vouloir ranimer cette vieille querelle. Je ne veux pas apporter ici une quelconque «réponse» à cette question, mais plutôt l'interroger en tant que question justement.

Est-on bien sûr d'avoir saisi le sens de cette question? Est-on sûr de l'avoir bien comprise en tant que question? Sait-on, au juste, ce qui se cachait sous ce débat qui avait enflammé les milieux artistiques du XIXe siècle? Est-elle vraiment obsolète aujourd'hui? Ne survivrait-elle pas sous d'autres formes, peut-être insoupçonnées? C'est à répondre à ces questions que je voudrais questionner la question de savoir si la photographie est un art ou non.

La question de savoir si la photographie est un art ou non a donc surgi vers le milieu du XIXe siècle, coïncidant avec un engouement général pour la nouvelle technique. La mise au point du procédé au collodion humide (1850), notamment, apporte à ce moment deux avantages techniques et un avantage économique, tous décisifs et essentiels par rapport au daguerréotype : 1° il proposait une émulsion nettement plus sensible à la lumière, limitant les temps de pose interminables du daguerréotype; 2° il autorisait — c'est ici un avantage fondamental — la reproduction des clichés en grand nombre en créant un négatif original; 3° le prix de revient du procédé devient nettement plus abordable que les plaques de cuivre argentées (sensibilisées à la vapeur d'iode et révélées à la vapeur de mercure!) du daguerréotype.

Les conséquences de ces avantages sont décisives : la photographie acquiert là une première maturité technique. Le procédé au collodion humide permet à la photographie de se «populariser». J'écris populariser entre guillemets, car on est encore loin de George Eastman et de son Kodak aux rouleaux de film enduits d'une émulsion sèche. Mais pour qui avait un peu d'argent, un peu de loisirs — une certaine bourgeoisie de l'époque, toujours plus nombreuse — et un peu d'habileté, le métier de photographe devenait accessible.

D'aucuns virent dans ce nouveau moyen de faire des images une source de revenus faciles. La grande bourgeoisie, singeant en cela un usage pratiqué traditionnellement par la noblesse, aimait encore perpétuer la mémoire des ascendants en faisant faire leur portrait par un peintre. Or, c'était précisément là le revenu principal de ces peintres, l'unique gagne-pain pour certains. Mais la petite bourgeoisie ne pouvait se permettre les services rémunérés d'un peintre, d'un artiste. Des photographes opportunistes virent là une occasion à saisir, une mine d'or à exploiter. Le succès de la photographie comme moyen de se faire tirer le portrait fut ample et fulgurant. L'exemple significatif — grandeur et déchéance — du photographe Disderi, en est la plus belle illustration.

Les premières victimes en furent, naturellement, ces peintres qui faisaient du portrait leur gagne-pain — la plupart d'entre eux au talent limité et contestable, il faut le dire. Dépouillés de leur principal moyen de subsistance, ils virent dans le photographe, et dans la photographie tout entière, l'ennemi à abattre. Ils réagirent en refusant à l’œuvre du photographe le statut d'une œuvre d'art. C'est alors, et alors seulement, que s'éleva la question de savoir si la photographie est un art ou non.

C'est Gisèle Freund qui, la première, proposa une interprétation de cette querelle. Formée à la sociologie, photographe elle-même, elle était particulièrement bien outillée pour en comprendre le sens. Dès 1936, dans un de ses premiers ouvrages — La photographie en France au XIXe siècle —, elle souligna très bien le lien qui nouait la question de savoir si la photographie est un art ou non à la situation socio-économique de l'époque. La querelle y est présentée comme l'arme par laquelle peintres comme photographes cherchèrent à protéger leurs revenus. Les peintres, en particulier, espérèrent ainsi endiguer la mode pour la photographie. On le sait aujourd'hui, rien n'y fit.

Pour pertinente que cette interprétation puisse paraître, elle ne touche cependant pas le fond de la question. Sans doute parce qu'elle met la dimension esthétique de la question hors jeu. À preuve sa propension à ressurgir à plusieurs occasions, alors que les conditions socio-économiques de la deuxième moitié du XIXe siècle et du XXe avaient changé. Chaque fois que, dans le petit monde de la photographie, émergeait une «crise de conscience», c'est-à-dire chaque fois que la photographie avait à se définir par rapport à l'art en général, et à la peinture en particulier, la question de savoir si la photographie est un art ou non refait surface — même si cette question n'est pas posée explicitement en ces termes.

Je distingue, dans l'histoire de la photographie au XXe siècle, par deux fois, l'émergence patente de cette question. La première coïncide avec la rupture d'avec le pictorialisme — esthétisme maniéré obnubilé par la peinture — qu'opère Alfred Stieglitz au tournant du siècle. La seconde apparaît avec l'introduction de la photographie couleur comme fine art par William Eggleston dans le courant des années 70.

Alfred Stieglitz provoque une crise en rompant avec le pictorialisme, référence fascinée et stérile à la peinture, et en promouvant corrélativement une photographie qui vaut pour et par elle-même. Rétrospectivement, cette situation ne manque pas d'ironie. On reconnaît à la photographie le mérite d'avoir libéré la peinture du figuratif et de la tâche de la reproduction du réel, lui ouvrant ainsi la voie à l'abstraction, alors que la photographie, à cette époque, était incapable de se libérer de la peinture pour chercher les moyens propres d'une expression picturale originale.

Étrangs d'Ixelles. Infrarouge. 1977

William Eggleston provoque une crise en promouvant au rang d'art une photographie qui nie les canons esthétiques qui prévalaient, charriés par une tradition qui voulait surtout se distinguer du «populaire» (on est à l'heure de la diffusion complète de la photographie comme hobby). C'était une esthétique qui affirmait les prérogatives de l'image noir-et-blanc, et dénigrait par conséquent la photographie couleur comme «vulgaire» précisément parce que populaire. Eggleston prend le contre-pied de ce nouvel esthétisme en élevant le populaire au rang d'une démarche artistique dans laquelle la couleur donne son centre de gravité. Il provoque ainsi une nouvelle rupture esthétique (n'y aurait-il pas des «obstacles esthétiques» et des «ruptures esthétiques» comme il y a des obstacles et des ruptures épistémologiques tels que les a décrits Gaston Bachelard? — idée à creuser).

Rue de la Convention. Sète, 1981

Certes, à ces deux occasions, ce n'est pas en mettant explicitement en question l'appartenance ou non de la photographie à l'art que la question surgit — encore que ce fut quasiment le cas avec Eggleston. Néanmoins, il y a là chaque fois éviction d'une certaine forme de la photographie au nom d'un canon esthétique dominant. Cela veut dire que le sens de la question de savoir si la photographie est un art ou non est à chaque fois réinvestit dans la défense d'une esthétique établie et la promotion d'une nouvelle. Le sens de la question est celui de la remise en question de canons esthétiques que l'on juge comme devant être dépassés; c'est celui aussi de l'émergence d'un nouveau regard photographique, d'une nouvelle manière de voir le monde.

La photographie a opéré une révolution copernicienne dans l'ordre des beaux-arts et de la manière de les penser. Le centrage subjectif de l'expérience esthétique fait place à une esthétique dans laquelle la notion de monde est désormais première. Tel est le nouveau centre de gravité autour duquel orbitent désormais la création artistique et la réflexion esthétique. Car si l'expérience esthétique est relation du sujet au monde, le monde est cependant toujours premier. Il n'y a de sujet possible que dans le monde. Ce dernier est ce à quoi se réfère le sujet et cela même qui le rend possible en tant que sujet. Les présupposés fondamentaux de l'esthétique kantienne sont ici détruits. Ceci est l’œuvre de la photographie, à chaque fois que s'élève la question de savoir si elle est un art ou non.

La photographie, et l'appareil photographique sur lequel elle repose, est un produit de la technique. La révolution copernicienne de la photographie est l'introduction d'une esthétique à l'ère de la technique. Par l'appareil photographique, je fixe ce que mon regard saisit de significatif dans le monde, pour le restituer dans le monde de l'image photographique. Mais mon regard est lui-même rendu possible par mes yeux, organes de ma vision. En tant qu'organes, ce sont des objets de la biologie, de la vie, de la Nature. Quand je vois, quand je photographie, c'est la Nature elle-même qui, par mon intermédiaire et celui de mon appareil, se photographie, se voit et se comprend

Reflets colorés. Corse, 2011

mercredi 6 février 2013

Recommandation n° 2 : Caroline Benichou

Il n'est pas facile de parler de photographies; il est encore plus difficile d'écrire à leur sujet. Les messages maladroits qui peuplent ce blog en sont la preuve.

Cela tient à la nature de l'image photographique. À la contempler, on se perd très vite dans la fascination muette qu'impose la présence massive et obstinée de l'objet représenté. Sans plus. L'image photographique laisse le spectateur sans voix.

Il y a pourtant un au-delà à cette pure présence. Roland Barthes nous a enseigné les deux dimensions fondamentales par lesquelles un commentaire ou un discours sur l'image photographique peut s'engager : le studium et le punctum.

 Le studium couvre ce que l'on pourrait appeler, en simplifiant fortement, la dimension documentaire de l'image photographique. Cette dernière reproduit mille détails que l'examen attentif permet de décrire par le menu. Par ces détails, on peut dater une image, illustrer des particularités vestimentaires, comprendre une gestuelle signifiante, découvrir un environnement singulier, révéler l'aspect d'un lieu aujourd'hui disparu... Ou critiquer la qualité de l'image et la compétence du photographe...

Le punctum, de son côté, ouvre à la dimension affective par laquelle nous percevons, ressentons et interprétons une image photographique. Le punctum, c'est ce qui point, ravive la mémoire et noue l'estomac. Ici, c'est l’émotion qui parle, laquelle est sans doute notre plus puissant outil par lequel nous comprenons le monde. C'est dans cette dimension que les textes que Caroline Benichou nous propose à propos d'images photographiques se déploient. On les trouve dans son blog lesyeuxavides.blogspot.com/

Caroline Benichou a le don du regard et de l'écriture. C'est une combinaison rare et précieuse qu'il faut goûter dans le silence recueilli qui encourage à l'écoute des poètes. En effet, Caroline Benichou nous convie, de sa voix murmurante mais persuasive, à une poétique de l'image photographique.

Ah! comme j'aimerais qu'elle s'attarde sur quelques de mes images! Que n'aurait-elle à me révéler qui demeure soustrait à mon propre regard! Mais hélas, la photographie couleur qui me passionne ne semble pas faire partie de ces photographies qui l'inspirent. Et je me dis alors que, nous autres photographes, coloristes passionnés, n'avons pas encore réussi à faire de la couleur de nos images, un punctum qui parle aux poètes.

Escalier de fer rouge. Seneffe, Belgique. 2010
 

samedi 2 février 2013

Brussels is love

Je suis né à Bruxelles et y ai vécu 35 années. C'est ma ville natale; celle vers laquelle, irrésistiblement, mes pas me guident quand je veux faire du street shooting.

J'ai photographié cette ville — ou plutôt, les menus événements ou scènes de ses rues — de 1977 à 1983, quand ma «conscience photographique» s'est comme cristallisée. Puis de 2009 à 2012, lorsque je passai à l'image numérique.

J'ai finalement rassemblé ces images dans un recueil que je rêvai de pouvoir un jour publier, et que la magie du numérique a rendu soudain possible. Le résultat de ce recueil est proposé au bas de ce message. Je me contente de reproduire ici in extenso son introduction qui en explique la démarche et les intentions :


BRUSSELS IS LOVE

Dans un sens, oui, Bruxelles est amour. En ce sens que cette ville qui m'a vu naître et où j'ai grandi, est aussi celle où je forgeai mes premières expériences photographiques. Elle demeure encore le terrain privilégié de mes chasses d'images; un lien affectif nous lie à jamais. Celles présentées dans ce livre sont la manifestation de ces expériences, et l'expression de mon amour — quelquefois déçu, il est vrai — pour cette ville. Elles lui sont aussi comme un hommage.

J'ai fait des études de photographie à Bruxelles de 1976 à 1978. C'est en 1977 que je découvris, dans un magazine spécialisé, les images du photographe américain Jay Maisel. Ce fut comme une révélation :«voilà les photos que je veux faire !». Ces images m'apparaissaient avec une charge d'évidence telle qu'elles semblaient avoir dû s'imposer à l’œil du photographe comme devant être saisies. Un moment, il m'a presque semblé que ces images étaient miennes.

Á partir de ce jour, je me mis à photographier «comme Jay Maisel». Je chargeai mes appareils de Kodachrome; j'acquis presque le même jeu d'optiques. Et je cherchai dans les rues de Bruxelles, comme Jay Maisel dans celles de New York, sa ville natale et de résidence, ces scènes qui s'imposent d'évidence comme devant être photographiées. Photographies chargées de l'émotion d'une lumière, de couleurs, de gestes et de visages qui font d'elles les ambassadrices de cette émotion ressentie à leur perception et prolongée par le plaisir de les contempler ensuite.

Certes Bruxelles n'est pas New York, mais les opportunités d'y saisir des images uniques ne manquent cependant pas. Je maraudai alors six années durant dans ses rues, l'appareil à la main, à la recherche de ces émotions visuelles que les images du photographe de New York avait éveillées en moi.

Il ne faudrait cependant pas se méprendre sur le sens du recueil présenté ici. Il s'agit d'une vision purement idiosyncrasique de Bruxelles, et loin de moi l'ambition de faire «un livre sur Bruxelles». Il s'agit d'un recueil d'images faites à Bruxelles. C'est fort différent : Bruxelles m'a été comme un gisement secret d'images à saisir, et non l'objet d'un essai photographique conscient et construit. Il n'y a pas de fil conducteur qui lie ses images, si ce n'est d'avoir été faites à Bruxelles. Elles n'ont qu'une valeur documentaire accessoire, et si j'ai juxtaposé dans ce livre celles réalisées ces dernières années avec celles d'il y a trente ans, ce n'est pas pour manifester quelque «évolution» de la ville, de son tissu urbain ou de sa réalité sociologique. Toutes ces préoccupations sont loin de moi.

Ce qui me préoccupe, c'est le plaisir de réaliser des photographies et de les contempler ensuite, c'est-à-dire aussi de les partager. C'est une sorte d'«émotion esthétique» qui aura mené à la réalisation de ce recueil. Et tout mon espoir mis à la publication de ces photographies est de susciter chez ceux qui les regarderont, ce même plaisir et — qui sait ? — éveiller peut-être une même passion pour la photographie telle qu'elle fut pour moi comme l'une des plus positives qu'il m'ait été donné de vivre.

La démarche suivie, qui fait la part belle au hasard, ne saurait avoir de terme. Répertorier ainsi par l'image un environnement qui, par nature, est évolutif, ne saurait être achevé un jour. Il faut pourtant conclure. Ou, plus justement, il faut un jour marquer le pas et jeter un coup d’œil rétrospectif sur le chemin parcouru. Ce livre en est un premier témoignage.