vendredi 21 décembre 2012

Garry Winogrand et la césure temporelle

Dans mes deux messages précédents, j'ai tenté d'exposer et d'éclaircir en quoi la photographie était un mode particulier de création d'images. Elle devait trouver par ces analyses ce qui détermine sa spécificité et donc, partant, sa légitimité en tant que mode d'expression, dans un sens le plus large possible.

L'analyse de l'acte photographique, en particulier, montrait par quel «mécanisme» l'image photographique qui en résultait était construite. Mais si les effets du cadrage en tant que détermination spatiale du monde d'image semblaient peut-être aisés à comprendre, les mêmes effets résultant du «cadrage» temporel pouvaient paraître moins évidents.

Je n'avais pas sous la main d'image personnelle qui eût pu illustrer cela de manière convaincante. Mais j'ai mieux que cela; je propose que nous examinions une image d'un maître en la matière : Garry Winogrand.

La photo reproduite ci-après est extraite du recueil Public Relations publié par le MOMA. La photo en question se trouve p. 23 de l'édition 2008.

© Garry Winogrand
J'ai choisi cette image car elle est relativement simple dans les relations d'entretiennent ses éléments entre eux. Nombre d'images de Winogrand sont d'une extraordinaire complexité, et si elles illustrent, elles aussi, ce que je nomme ici la «césure temporelle», leur complexité même aurait rendu l'analyse plus difficile.

Que nous montre cette photo? Quatre personnes sont ici mises en relation. Le personnage de droite tend la main pour solliciter une poignée, mais son geste reste suspendu. Il attend la main de son interlocuteur en face de lui. Un photographe bien élevé eût attendu une fraction de seconde jusqu'à ce que les deux mains se rejoignent. Il s'agit ordinairement de montrer la gestuelle de la poignée de main dans son accomplissement même. Mais Winogrand choisit de déclencher un court instant plus tôt. Et toute l'ambiguïté de la scène représentée dans cette image se trouve créée par cette fraction de seconde d'un déclenchement de l'obturateur «prématuré».

Notre personnage de droite tend la main; son bras est tendu dans le vide. Son visage esquisse un sourire, mais ce sourire paraît crispé; on a le sentiment qu'il rit jaune : «va-t-il me serrer la main, oui ou non? Qu'est-ce qu'il attend?». Son interlocuteur regarde gravement cette main présente devant lui, mais son bras droit, duquel le premier attend la rencontre des mains, esquisse lui aussi un geste suspendu dont on ne sait s'il est en train de s'étendre pour rejoindre la main tendue ou, au contraire, s'il le rétracte comme pour refuser la poignée. Sans doute le geste a-t-il été arrêté dans son mouvement d'extension. Mais nous n'en avons pas la preuve. Détaillons en effet l'attitude des deux femmes; elle ajoute encore à l’ambiguïté de la scène :

la première, celle de gauche en avant-plan, semble sourire sarcastiquement à l'homme au bras tendu. Elle semble penser «il t'a bien eu hein? De quoi as-tu l'air maintenant, avec ton bras bêtement tendu dans le vide?». Elle semble complice de la mauvaise blague que lui joue le personnage de gauche. Et la femme en blanc, au centre de l'image, ne semble-t-elle pas supplier le personnage de gauche au geste hésitant? «Tu ne vas quand même lui faire ça? Non, ne lui fais pas ça!».

Si l'image photographique a cette extraordinaire faculté d'arrêter le temps sur une infime fraction de seconde, abolissant le sens temporel des objets dans leur relation avec un avant et un après, son effet sur la signification de ces objets mis en relation temporelle (par exemple, un geste en train de s'accomplir, comme ici) est proprement dévastateur. Toute la trame relationelle des objets et des signes s'en trouve dramatiquement bouleversée. Mais non pas jusqu'au point de rendre la scène inintelligible. Non, ce qui se passe, c'est qu'elle se voit maintenant pourvue d'une intelligibilité nouvelle que les protagonistes de la scène photographiée n'ont certainement jamais soupçonné.

Garry Winogrand disait qu'il photographiait «afin de voir comment paraissent les choses quand elles sont photographiées». Sans s'encombrer d'analyses comme nous le faisons ici, il avait assez de feeling pour saisir ce qui se passait, et l'exploiter d'une manière virtuose. Garry Winogrand est un virtuose de la césure temporelle.

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