samedi 29 décembre 2012

Recommandation n° 1 : Harry Gruyaert

Harry Gruyaert expose au Botanique, à Bruxelles, jusqu'au 3 février 2013. Les détails de cette exposition sont disponibles par le lien suivant : www.botanique.be/expo/harry-gruyaert-roots. Je recommande vivement la visite de cette exposition.
 
Les images exposées ont toutes été réalisées en Belgique de 1970 à 1980. De là le titre de l'exposition : roots, racines. La plupart d'entre elles sont en couleur, et représentent sans doute le travail le plus caractéristique du photographe. La qualité des tirages est remarquable — même si, en ce qui me concerne, je ne sacrifierai jamais tant la luminosité et la saturation. Mais cela reste du domaine des préférences personnelles.

Singulièrement, toutes les photos exposées, de format rectangulaire — probablement au rapport 3:2 lié au format initial de la diapositive —, sont horizontales. Toutes, sauf une, qui reste pour moi la photo mystère, car la lampe destinée à l'éclairer ne fonctionnait pas. Or, les tirages de Gruyaert demandent une certaine intensité lumineuse pour en apercevoir les détails. Cette image verticale reste pour moi mystérieuse, d'autant qu'elle n'est pas reprise dans le catalogue de l'exposition, probablement parce que que celui-ci a pris le parti d'un format rectangulaire en orientation paysage.

Peu importe; là où je veux en venir, c'est que les images couleur de Gruyaert réussissent à rendre l'atmosphère si particulière de la Belgique. Une atmosphère née à la fois d'une lumière des plus capricieuses qui soient (on comprend son amour pour le Maroc!) et d'un environnement où la couleur n'est pas absente absolument, mais participe à créer une ambiance ambiguë oscillant entre joyeuse luminosité et lueurs glauques. C'est cela, la lumière belge : un entre chien et loup permanent, même au plus fort de l'été, quand luit notre waterzonnetje, notre petit soleil mouillé. Seule la photographie couleur pouvait rendre cette lumière.

Crépuscule sur la Chaussée de Vilvorde à Bruxelles, 1980
Harry Gruyaert est considéré comme un des premiers à avoir introduit la photographie couleur en Europe en tant qu'expression spécifique. Dans les années 70 y prévalait encore le préjugé commun selon lequel la photographie d'art sérieuse devait être en noir et blanc; alors qu'aux États-Unis elle avait fait son entrée en force dans les musées, notamment par William Eggleston — dont Gruyaert se réclame —, avec, il est vrai, le coup de pouce enthousiaste et la bénédiction du pontifex maximus de l'époque pour la section photographie du MOMA, John Szarkowski.

Cela m'amène à m'interroger sur l'histoire de la photographie couleur.

Une telle histoire doit encore être écrite et, peut-être, n'est-il pas trop tôt. L'émergence de la photographie couleur comme forme d'expression spécifique précède sa reconnaissance de fait lorsqu'elle entre dans les musées — car nous sommes alors déjà en 1976 (l'exposition William Eggleston's Guide au MOMA). Or c'est bien plus tôt que certains photographes vont utiliser la pellicule couleur pour leurs travaux propres.

Dans une certaine mesure, on peut dire que la naissance de la photographie couleur moderne — je veux parler de son utilisation comme moyen d'expression propre, et non pas l'objet technique — est consécutive à l'apparition de la pellicule Kodachrome. Mais c'est mal dire que la photographie couleur est consécutive à l'apparition de ce film. En réalité, en photographie, le regard précède l'innovation technique et la suscite : la photo couleur n'est pas la conséquence de l'apparition du Kodachrome, c'est l'inverse qui est vrai (je tâcherai de développer cette thèse plus tard, car elle vaut pour de nombreuses étapes dans l'histoire de la photographie). Or, cette pellicule fut développée avant la Seconde guerre mondiale et mise sur le marché, pour la première fois, en 1935.

Dès cette époque, aussitôt proposée aux photographes (elle fut développée originellement pour le cinéma), elle se trouva être adoptée. Le projet FSA/OWI, dont les images noir et blanc sont archi-connues, a produit, entre 1939 et 1945 — on le sait moins —, plus de 1600 diapositives couleur : nombre d'entre elles sont sur Kodachrome. La version II de ce film, qui apparaît en 1961, portant sa sensibilité de 8 à 25 ASA (ISO pour les jeunes), puis, l'année suivante, avec le Kodachrome X à 64 ASA, va véritablement permettre une photographie couleur dynamique et novatrice : c'est le film des Ernst Haas (qui commence à photographier en couleur dès 1952), Fred Herzog (dès 1953), Jay Maisel (dès 1964), William Eggleston bien sûr (dès 1965) — pour ne citer que quelques des plus grands pionniers.

Il est à noter que, parmi ces pionniers justement — hormis Fred Herzog, qui fut un amateur de haut vol, ou Eggleston, l'inclassable —, on retrouve des photographes dits «commerciaux» : Haas et Maisel certes, mais aussi Pete Turner, qui traverse l'Afrique en 1959-1960 les poches pleines de rouleaux de Kodachrome, et dont on connaît les œuvres publicitaires qu'il allait en tirer. Pourquoi ce succès auprès des commerciaux? Parce que cette époque est l'âge d'or des grands magazines illustrés : Life, Time, et d'autres. Magazines pour le grand public, ce dernier réclame les images couleurs que le Kodachrome, qui s'est répandu comme le film préféré des amateurs du dimanche, lui a appris à goûter. La publicité ne fut pas en reste dans cette œuvre d'apprentissage. C'est par ces intermédiaires que la photographie couleur s'est popularisée. Pour d'aucuns, c'était un gage de superficialité et de médiocrité : Walker Evans la rejeta dédaigneusement en la qualifiant de «vulgaire». Or, c'est cette «vulgarité» que le Pop'Art des années soixante allait exploiter; c'est aussi cette «vulgarité» que les premiers photographes couleur allait rehausser au niveau d'un art spécifique.

Lampes. Bitburger, Allemagne 2010
La photographie couleur a pour elle deux atouts que le noir et blanc peine à égaler ou à imiter: elle est plus sensuelle et elle est plus descriptive. Plus sensuelle car elle interpelle le regard d'une manière plus impérieuse, aguichante quelquefois, mais aussi en lui suggérant des relations avec les autres sens comme l'odeur ou certains sons. Elle seule sait rendre la plénitude d'une lumière, la chaleur d'un après-midi d'été, l'odeur des fruits mûrs, la douceur de la peau d'une femme... Elle est plus descriptive aussi, parce qu'elle apporte plus d'information et, par là, confère à l'image couleur une profondeur à laquelle le noir-et-blanc ne peut prétendre. En s'en convaincra d'autant plus aisément que l'exposition de Harry Gruyaert juxtapose ses premières images en noir-et-blanc à celles réalisées ultérieurement en couleur.

Visage bleu et langue rose. Bruxelles, 2012
L'apparition de l'imagerie numérique est le dernier avatar technique qui libère sans doute définitivement la couleur des contraintes et limitations qui étaient encore les siennes il y a peu. La couleur se banalise d'autant plus, et c'est pour cela qu'il est urgent d'en écrire l'histoire. C'est pour cela qu'il faut aujourd'hui prêter attention aux œuvres de ces premiers maîtres de la photographie couleur, car elles sont les témoins d'une conquête du regard dont on ignore trop qu'elle fut difficile. C'est pour cela qu'il faut aller voir l'exposition Roots de Harry Gruyaert.

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