dimanche 16 décembre 2012

L'acte photographique

Après avoir déterminé la spécificité de l'image photographique, comme je le promettais alors,  je voudrais maintenant examiner ce qu'il en est quand on se place du point de vue du photographe. Car si l'image est bien le but poursuivi par le photographe, afin de partager sa vision, elle résulte cependant d'un processus complexe qui amène celui-là à la décision de saisir quelque chose en image. Cette décision et son accomplissement, est ce que j'appelle l'acte photographique.

Dans ce message, je me contenterai de décrire le mécanisme de la saisie de l'image, et les conséquences qui résultent de son extraction du monde réel et de sa temporalité. Je réserverai à plusieurs autres posts le soin de décrire le passage de la perception à l'accomplissement de l'acte photographique.

Pour illustrer ce que je veux décrire ici, je voudrais procéder par une première approche purement didactique. Elle aura le mérite, je l'espère, de bien faire comprendre ce qui se passe lorsque le photographe cadre son «sujet», puis appuie sur le déclencheur. Dans ce but, que l'on me permette de décrire ce processus au travers de trois images qui n'ont aucune autre prétention que de valoir comme outils didactiques.

Imaginons-nous donc, photographe de rue en quête d'images, l'appareil à la main, réalisant des photos à partir de ce que nous percevons dans notre environnement. J'avise une église de village dont je réalise une première image :

Église de village
C'est une photo quelconque d'une église de village quelconque. On y perçoit le clocher qui nous apprend avec certitude de quel bâtiment il s'agit. Une route y mène, flanquée d'un panneau indicateur assurant que la rue en question est à sens unique. Une photo dont la valeur est uniquement documentaire : photo-d'une-église-de-village.

Du même point de vue, utilisant la facilité de mon objectif zoom (je reviendrai dans un message ultérieur sur l'usage du zoom), je serre mon cadrage et obtiens ceci :


Panneau et route
L'image est non seulement différente parce qu'elle est cadrée différemment, mais surtout parce que son sens s'en trouve transformé. Il ne s'agit plus d'une photo-d'une-église-de-village, puisque l'église n'y apparaît plus entièrement. Son clocher est exclu du cadre de l'image, et le bâtiment en question pourrait avoir une tout autre fonction. L'image maintenant semble plutôt se rapporter au panneau indicateur, dont la fonction est comme illustrée par la rue toujours présente. Il s'agit d'une photo à valeur peut-être documentaire, qui pourrait illustrer un manuel d'instruction du code de la route. Il s'agit maintenant d'une photo-d'un-panneau-pour-une-rue-à-sens-unique.

Mais je m'approche maintenant de ce panneau bleu avec sa flèche verticale. J'ai pu m'étonner qu'une flèche verticale eût à indiquer le sens d'une route bien horizontale. Je vais profiter de cette ambiguïté et, par un cadrage encore plus serré, mettre l'accent sur le panneau en question mais aussi sur le nom de la rue par la plaque l'indiquant et que je révèle en ayant changé mon point de vue :

Quel est le chemin vers le paradis ?
Ici tout est bouleversé. À partir de la même matière que les images précédentes, j'ai maintenant complètement détourné le sens du panneau indicateur. La rue a disparu du cadrage, et ce panneau n'a plus d'autre référent maintenant que la verticalité de la flèche blanche et le nom de la rue : Rue du Paradis. L'aspect humoristique de l'image apparaît évident; la flèche indique où se trouve le paradis : en haut (l'ironie est complète quand on sait que les convois funéraires doivent emprunter cette rue).

Il est facile de comprendre cette transformation du sens par une analyse sémiologique de l'image. Le panneau indicateur a vu son référent se transformer en suggérant, par le cadrage, un nouveau référent qui n'était pas présent dans les premières images : la rue disparaît au profit de la plaque indicatrice du nom de la rue. Et l'on pourra en conclure, à bon droit d'ailleurs, que c'est en procédant par exclusion (ici, de la rue) et/ou par inclusion (ici, du panneau indiquant le nom de la rue), que l'image photographique attribue un nouveau sens au signe. Mais cette analyse demeure un peu courte, car elle ne permet pas de comprendre ce qui,  justement, nous intéresse ici, à savoir le fait que la fixation de l'image photographique est susceptible de donner un sens, ici un sens nouveau, à ce qui est photographié. C'est cette faculté de donner sens, cette aptitude à ce que les phénoménologues nomment la Sinngebung, que je voudrais approfondir avec vous.

Nul doute que photographier, dans sa pratique la plus ordinaire, consiste à se tourner vers le monde. C'est «dans» le monde que le photographe trouvera la matière à partir de laquelle il fixera ses images. Il faut donc commencer par comprendre ce qu'il faut entendre par monde.

Contrairement à ce que laisse entendre l'opinion courante, le monde n'est pas le simple ensemble des objets qui le constitue, pas plus qu'un tas de briques n'est une maison. Mieux encore, c'est la maison qui explique la raison d'être des briques, et non l'inverse. C'est du monde que procède le sens des objets qui le compose, et non l'inverse. Il sera donc vain de tenter d'expliquer le notion de monde à partir de ses objets. Je vais me régler ici sur l'analyse que propose le troisième chapitre de Sein und Zeit de Martin Heidegger (pp. 63 à 100 dans l'édition Niemeyer, Tübingen 1979).

Il faut donc partir du monde lui-même, puisque toute chose le présuppose. Cela vaut aussi pour nous-mêmes, qui existons, qui pensons et sentons. Quoi que nous fassions, nous le faisons dans le monde; ce dernier nous précède absolument toujours; et d'ailleurs, ne venons-nous pas au monde lorsque nous naissons? Nous sommes dans le monde de la même manière que les objets qui l'occupent.

Nous avons donc le monde «autour» de nous; nous dirons qu'il nous environne. Nous avons un monde environnant.. Mais il faut comprendre cet environnement comme ce qui nous préoccupe immédiatement. C'est le monde de nos préoccupations immédiates : ce qui me préoccupe, par exemple, c'est de lire ce texte à l'écran et non les lunettes qui sont sur mon nez, bien qu'elles soient plus proches de moi. Je me soucie de la misère d'un pays lointain, mais j'ignore dans quelles conditions vit mon voisin de palier. Ces choses immédiates, celles qui me préoccupent d'abord et avant tout, ont un caractère particulier qui font d'elles des choses pratiques, pragmatiques, ou encore, plus précisément, ce que les Grecs nommaient des πράγματα.


Une traduction possible de ce mot est celle d'«outil». Entendons cela dans un sens très large : non seulement l'objet que manie l'ouvrier ou l'artisan, mais aussi un journal, un train, une opinion ou un signe sont de tels outils. Un outil de cette nature implique une double référence : d'une part vers celui ou ceux qui le manipulent, mais, d'autre part, aussi vers d'autres outils. Un marteau réclame un clou, mais aussi le menuisier. Toute une trame de références multidirectionnelles et simultanées se tresse ainsi entre les choses, les outils plus précisément, et ceux qui les utilisent.

Tout outil inclut une référence à tout un système d'outils. Cette trame peut-être vaste, mais reste ordinairement inaperçu. Elle n'apparaît pourtant jamais aussi clairement lorsque l'outil nous fait défaut. J'ai un marteau mais son manche s'est brisé. Je ne peux donc achever ma tâche. La référence, implicite et inaperçue en temps normal devient ici évidente. Si le marteau me donnait le pouvoir d'enfoncer des clous, sa défaillance m'ôte soudain ce pouvoir. L'insertion de l'outil dans le monde surgit ainsi devant moi comme une nécessité que je ne peux surmonter. Et si j'ai à me rendre chez le quincailler pour me procurer un autre marteau, je rencontre un homme comme moi inséré dans la trame des objets du monde. Nous saisissons bien alors le monde comme ce référentiel total au sein duquel nous existons et que, par là, d'une certaine manière, nous comprenons.

Cette analyse, qui je l'espère, n'apparaît pas trop rébarbative, nous permet de mieux comprendre ce qui se passe quand l'on photographie, c'est-à-dire quand le photographe porte son appareil à l'oeil, vise, cadre, et appuie sur le déclencheur. Voyons cela avec le cadrage.

L'image est une fenêtre avons-nous vu précédemment. Le viseur délimite les limites du cadre : un dedans de l'image et un dehors qui doit nécessairement en exclure certains éléments. Si je photographie un signe — qui est un cas particulier d'outil — j'ai une compréhension du signe qui me renvoie vers quoi le signe... fait signe : son référent ou, pour parler le langage des sémiologues, son signifié (le signe lui-même étant le signifiant). Ce signifié peut être inclut dans l'image — c'est le cas de notre photo n° 2. Si j'exclus tout signifié, ce signe continue cependant à valoir comme ce pour quoi il est socialement définit. Mais si, comme dans la photo n°3 j'y fais apparaître un autre objet (la plaque portant le nom de la rue) je suggère un nouveau sens à ce signe, un nouveau référent (le paradis), un autre signifié.

L'acte photographique est un acte donateur de sens, ai-je dit. Pourquoi? Parce que la trame relationnelle des outils est entièrement déterminée par ce que nous, les hommes, les existants, en faisons. C'est notre insertion dans le monde qui fait que, ipso facto, les objets du monde prennent sens les uns par rapport aux autres et par rapport à nous. L'acte photographique est donateur de sens parce qu'ils s'adresse à des spectateurs qui ont une notion générale de la relation mondaine des objets qui composent le monde, parce qu'ils ont une compréhension du monde. C'est cette compréhension du monde que le photographe présuppose et manipule.

Que fait l'acte photographique pour arriver à ce résultat ? Il déchire la trame relationnelle ordinaire des objets mondains pour la recomposer ensuite selon une autre structure. Par le cadrage (déstructuration et restructuration spatiale) et l'instant du déclenchement de l'obturateur (cadrage temporel» qui fige l'action dans un présent définitif en abolissant la provenance passée et son devenir futur). Photographier, c'est recomposer le monde; c'est faire advenir un monde que la perception ordinaire ne saurait saisir. Photographier, en qu'acte donateur de sens, est un acte créateur. La question de savoir si la photographie est un art ou non est ici close.

Le photographe crée un monde. C'est évident par le bouleversement spatial qui recompose la relations des objets (des outils) au sein de l’image, c'est-à-dire du monde d'image. Cette recomposition est aussi temporelle. Quand la photo fige un mouvement, l'arrête dans une gestuelle incertaine et inattendue, c'est qu'il ôte à ce mouvement sa provenance et son devenir. Or provenance et devenir donnent sens au mouvement, car tout mouvement est un tout dans un certain laps de temps (il commence, s'accomplit puis s'achève). À le figer par l'image, le spectateur de l'image est forcé d'imaginer une provenance et un devenir à ce mouvement (puisqu'ils n'apparaissent pas dans la photo) et donc, à lui donner un sens selon des critères qu'il veut bien lui prêter.

On en reste là pour aujourd’hui. Je vais tâcher, dans de prochains messages, d'illustrer tout cela sur des cas concrets. Ou plutôt, on verra, à l'occasion de discussions sur divers thèmes, cette théorie trouver des cas qu'elle pourra éclairer judicieusement.

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